vendredi 21 décembre 2012

Revoyure (à la)

Pour cause de retraite littéraire au vert
(méritée ou pas, on s'en fiche)
Le Clavier Cannibale
passe en mode furtif jusqu'au
7 janvier 2013

Dans l'intervalle, nous vous invitons à vous y balader en toute quiétude pour y faire moisson d'idées de lecture. Quant à nous, nous emportons les ouvrages suivants: Edwin Abott, Flatland (Zone Sensible), Joseph Czapski, Proust contre la déchéance (Libretto), Emmanuelle Pireyre, Foire internationale (Les Petits Matins), Maurice Roche, Opéra Bouffe (Seuil), Mary-Laure Zoss, Entre chiens et loup jetés (Cheyne éditeur), Shane Jones, Light Boxes (Penguin), Ray Ocar, Techno (Writers Club Press), William H. Gass, Middle C. (sur iPad…) et Claude Simon, Les Géorgiques (Minuit).

Et comme la maison ne recule devant aucun sacrifice, nous vous laissons en compagnie de ce magnifique poème, idéal en ces fêtes de fin d'année…:

A quoi servirait-il de fuir ?
Partout on tue, on incarcère.
Le monde est lassé à mourir
De tant de haines et de guerres.

Et l’on a beau scruter le ciel,
Chercher derrière les nuages
Une lueur providentielle,
Rien que la nuit, que les orages.

Et l’on a beau vouloir parler
A cœur franc de ce qui nous hante.
La crainte nous serre le ventre,
Et personne n’ose parler.

Et l’on a beau vouloir crier
Qu’on a les pieds, les mains liés.
Comme personne ici ne crie,
On se tait par humilité. 


jeudi 20 décembre 2012

Fin du monde: ouvert même le dimanche

On n'a suivi que très vaguement cette histoire de fin du monde, prévue de longue date par d'improbables abeilles, occupé qu'on était par d'autres fins liés à d'autres mondes, qu'on appelle livres, et qui, à la différence de ce marigot où nous vivons et qui n'existe pas, ou alors sous forme d'hallucination collective, n'en finissent pas de recommencer, telles des phrases devenues fugitives et affranchies de leur séculaire syntaxe pour étendre leurs rhizomes un peu partout dans la conscience, la chair, le temps. Que les mondes soient mortels, nul n'en doute, il suffit pour cela de se pencher au-dessus d'un puits, d'un verre, d'un œil, et de laisser fondre et pleurer le peu d'encouragement à vivre que nous a légué la postérité d'avant. Mais l'on respecte néanmoins cet immense besoin qu'ont certains à guetter, dans le jour gris et banal, les signes d'une soudaine sanction, comme si, à l'approche de ces fêtes ineptes où le dernier bûcher n'est plus qu'un âtre dans lequel se roule, roussi, hagard, un gros benêt tout de rouge vêtu, il n'y avait plus de place que pour l'élan superstitiel, le goût déjà suranné pour les joujoux létaux. Comme si, à l'heure de claquer ses économies dans de superfétatoires offrandes, à l'orée du sacro-saint potltatch, d'aucuns sentaient qu'une huitième et définitive plaie pourrait parapher non sans panache tout ce cirque calendriesque. Face à ce clownesque effroi, on se contentera de rappeler aux populations paniquées que les librairies seront ouvertes dimanche prochain et que les rares survivants de l'apocalypse sont invités à s'y rendre pour faire pénitence.

mercredi 19 décembre 2012

CosmoZ Clichy

En février prochain, mon roman CosmoZ paraîtra en italien aux éditions Clichy. 
 Traduit par Antonella Conti (qui n'a pas dû rigoler tous les jours), et initialement prévu aux éditions Barbès, le livre sortira finalement aux éditions Clichy, la nouvelle structure éditoriale créée par Tommaso Gurrieri, un éditeur qui a visiblement un lien secret Paris…

Ça tombe bien, on cherchait justement une bonne raison de se mettre à l'italien… Musique !  

“Gli orologi sono conchiglie di molluschi recalcitranti: per sentire i rumori del mare, bisogna torturare di continuo il nautilo che esse ospitano. E come una popolazione di molluschi, quella composta da svariate migliaia di orologi esige cure intense, materne.”

jeudi 13 décembre 2012

Ptyx & Enig: mort au dodo!

On vous a déjà parlé ici de Ptyx, cette excellente librairie belge sise à Bruxelles, dans la commune d'Ixelles. A-t-on assez insisté, en revanche, sur la haute tenue de son site, qui n'est pas une simple vitrine truffée de couvertures aux alléchants bandeaux, mais bel et bien l'équivalent d'un blog de lecteur où Emmanuel Requette, le patron des lieux, taille dans la masse des livres pour extraire de vraies lectures nécessaires, en dehors des sentiers battus et rebattus. Au menu des livres qu'il nous détaille, et nous donne furieuse envie de lire, on trouvera au cours des mois derniers: Farcissures, de François Tison (Allia), Jérôme, de Jean-Pierre Martinet (Finitude), Elégies, d'Anna Akhmatova (Harpo &), Un château en enfer, de Donald Eastlake (Passage du Nord-Oust), La voie du régrès, de Georg Petz (Absalon), Fantôme, de Sigismund Krzyzanowski (Verdier), etc.
Des livres dont vous entendrez peu parler, sauf si vous lisez régulièrement, par exemple, Le Matricule des Anges. Des livres que seul un libraire pour qui l'expression "fond" sert de remise en forme permanente, peut vous donner envie d'aller visiter. Des livres que semble arracher à la nuit la devise de la librairie: "Hommes, regardez-vous dans le papier" (Henri Michaux). Si vous êtes dans les parages de cette exceptionnelle caverne, ce soir, on vous conseille vivement d'y faire escale, car ce soir il y a :

Rencontre avec Nicolas Richard, traducteur, et Dominique Bordes, éditeur, à l’occasion de la sortie de Enig Marcheur de Russell Hoban chez Monsieur Toussaint Louverture. A partir de 18.30.

On n'y sera pas, hélas, mais on boira une Rochefort 10° en l'honneur de cette réjouissante clique. Santé, Emmanuel! Cheers, Nicolas! Sokapiip la-hoa, Dominique!

Gass frappe le bon do

En anglais, l'expression "middle C" désigne "le do du milieu", ou "do médian", "do central" ou encore "do de la serrure"…, bref la touche blanche précédant deux noires qui se trouve au centre du clavier, autrement dit le quatrième do en partant de la gauche, bonjour octave, tink! et par ici la musique! C'est le pivot sonore à partir duquel peut débuter tout apprentissage du piano – sur un clavier d'ordinateur, ça serait cette ligne brisée imaginaire qui va, tel un éclair, de haut en bas et de gauche à droite entre les lettres t, g, b et y, h, n. Mais nous n'en sommes pas encore à établir des correspondances aussi osées. Retenons surtout une chose: ce "middle C" est également le titre d'un roman à paraître en mars 2013 aux Etats-Unis – Middle C – , et là notre cœur fait boum! puisqu'il s'agit ni plus ni moins du nouveau roman très attendu de l'immense William H. Gass, l'auteur du Tunnel, paru en traduction en 2007 chez Lot49 (et pour lequel avait été créée à l'origine la collection Lot49). On ne peut pas dire que Gass soit un auteur  prolixe pour ce qui est de la fiction: deux recueils de nouvelles, deux romans et une novella depuis 1966 – en revanche, une dizaine de recueils d'essais brillantissimes qu'il faudra bien un jour présenter, même partiellement, au lecteur français.
Mais revenons à Middle C, son dernier roman à paraître. Gass avait mis trente ans à accoucher du monstrueux Tunnel; cette fois-ci, il a pressé sa monture et passé seulement vingt ans à élaborer ce dense roman, qui raconte l'histoire d'une famille originaire de Graz – les Skizzen – qui ont fui l'Autriche avant la guerre pour se réfugier en Angleterre, le père se faisant passer pour Juif afin de justifier son départ. Lequel père va vite disparaître et l'on suivra alors le fils qui, devenu pianiste honorable, a décidé de fonder un Musée de l'Inhumanité…
Une fois de plus, on retrouve la prose incroyablement rythmique de Gass, ce sens de l'équilibre dans la syntaxe qu'il aime perturber tantôt avec hargne, tantôt avec subtilité. Infusée de pensée, tranchante mais jamais tranchée, la prose de Gass, sous couvert d'un classicisme musclé, emporte le lecteur dans le maelstrom d'une écriture parvenue à sa maturité jubilatoire. On lit en battant la mesure avec le pied:
"Professor Joseph Skizzen remembered how his mother smelled when she returned to their shattered flat, how her odor glowed as though she were a fumigation candle as she made her way amidst the dark stench of wet burned paper, wet charred wood, the peppery bite of powdered glass, the reek of oil and rubber, of smoke-stuffed sofas. And his father was insisting that things looked grim for them again.  In the world, affairs and facts smelled rank."
Il faudra attendre un peu pour lire en français cette symphonie prodigieuse, mais en septembre 2015, si tout se passe bien, Middle C aura achevé sa longue transmigration langagière. On envisagerait presque pour le coup de rebaptiser la collection Do49…
Il faudra également lui trouver un titre français à la hauteur, parce que, hum, bon, le "do du milieu" pose un problème certain, dans la mesure où l'on entend "le dodu milieu"… Il existe heureusement, entre les différents claviers, des accords secrets que la traduction a pour mission de faire résonner.

mercredi 12 décembre 2012

Leviathan: le monde vu Blegvad

Nous sommes heureux de vous annoncer la prochaine parution à l'automne 2013, aux éditions Apocalypse – grâce au flair de Jean-Christophe Menu– du chef d'œuvre de Peter Blegvad, The Book of Leviathan. Œuvre unique, inventive et gracieuse, mystérieuse, où un être sans visage, bébé Levi, découvre le monde et ses lois autant qu'il les rêve et les invente, les modifie, les plie à sa volonté sans cesse contrariée, allant jusqu'à comploter contre les limites arbitraires de la page, cet espace tyrannique. Héritier de Little Nemo, précurseur de Calvin, cousin humain de Krazy, l'énigmatique et touchant Leviathan de Blegvad est une particule indomptable dans la grandiose physique des intuitions. On se réjouit de le traduire et de vous le donner à lire dans quelques mois…

mardi 11 décembre 2012

Laisser quelques chevaux entrer dans Troie…

Pour ceux que la problématique de la traduction intéresse (et pour ceux qui se demandent en quoi la problématique de la traduction peut bien être intéressante, ainsi que pour ceux qui a priori s'en tamponnent le coquillard mais ne sont pas pour autant dépourvus de curiosité), je me permets de signaler un entretien que j'ai donné récemment à Johan Härnsten, un type formidable qui a été l'indispensable relecteur de ma traduction de Contre-Jour de Pynchon lors de sa parution aux éditions du Seuil. Cet entretien est disponible dans son intégralité sur le site de l'Institut Français, IF Verso, la plate-forme du livre traduit, site passionnant où l'internaute pourra également lire des entretiens avec Martin de Haan, Yael Lerer, André Gabastou, Aline Schulman, etc.


Tu as souvent insisté sur le fait que la traduction est une sorte d’écriture. Traduire, est-ce apprendre, et par conséquent à chaque fois désapprendre, à écrire ?

Une des grandes forces de la traduction, c’est de nous faire bégayer dans notre propre langue, d’introduire dans le processus d’écriture quelque chose de l’ordre du bancal, bref, traduire nous déséquilibre, nous rend en partie étrangers à notre propre langue. Le passage d’une langue à une autre, et plus précisément d’un travail de lecture à un travail d’écriture, fait que nous nous retrouvons comme en suspens entre deux langues, deux énergies, deux ondes. Dans un premier temps, le traducteur éprouve une sorte de presbytie mentale. Il lui faut retrouver l’impulsion et la nécessité du texte qu’il aime et se doit d’effacer. Il doit l’aider à « recommencer » dans une autre langue, c’est-à-dire à trouver le bon régime de métamorphose.

Le traducteur est d’abord lecteur du livre qu’il traduit. Quelle stratégie de lecture adoptes-tu en traduisant ? Essaies-tu d’abord de maîtriser l’ensemble du livre, ou bien préfères-tu traduire au fil de la lecture, pour ainsi dire ? Prenons le gargantuesque Contre-jour de Thomas Pynchon : l’avais-tu lu en entier avant de te mettre à traduire ?

J’ai un rapport très particulier aux livres. Je ne les lis pas forcément en entier, et pas nécessairement de façon linéaire. Disons que je les « essaie », comme un garagiste qui fait un tour en voiture avant d’en démonter le moteur. Je lis donc en testant les résistances, en cherchant dans les parties le rêve du tout qui s’y cache. […]

[A signaler également, toujours sur le sujet de la traduction, un très beau texte de Jean-Luc Allouche (le traducteur, entre autres, d'Avraham « Bulli » Yehoshua) mis en ligne sur le site de Pierre Assouline.]

lundi 10 décembre 2012

Quand Mo Yan décolle

Une fois vos romans enregistrés, pour accéder aux salles de lecture, il faut passer le poste d'inspection filtrage. Lors de ce passage, vous devez présenter à l'agent de sûreté votre carte d'écrivain officiel, imprimée ou sur votre téléphone portable avec une pièce d'identité. Avant le passage sous le portique, déposez les livres dans des paniers séparés mis à votre disposition. En cas de déclenchement de l'alarme lors de votre passage sous le portique, une palpation sera systèmatiquement effectuée. Des contrôles aléatoires peuvent être effectués par les agents de sûreté, conformément à la réglementation chinoise, aussi une fouille approfondie de vos bagages et une palpation pourront être effectuées même en l'absence du déclenchement de l'alarme.

Une phrase qui peut servir

Il arrive parfois qu'on ait du mal à qualifier le nouveau livre d'un auteur qu'on apprécie fort peu et je me suis longtemps demandé comment exprimer une certaine réticence, accompagnée d'un évidente déception liée elle-même à la totale absence d'espoir. Et voilà que c'est l'écrivain Christopher Miller qui, dans son formidable roman The Cardboard Universe [que je traduis actuellement pour Lot49] me fournit très à propos cette phrase magnifique, imparable, et déjà cultissime, que je pourrai dorénavant utiliser dès lors qu'on me demandera mon avis sur le nouvel opus de tel ou tel écrivaillon (elle apparaît à la page 89 du roman de Miller, au sujet d'un médiocrissime auteur imaginaire, Phoebe K. Dank…). Il me suffira en effet de dire, très calmement, et avec un air de feinte réflexion: "Chacun de ses livres est encore meilleur que le suivant."[J'avais déjà en stock cette non moins imparable réponse à la question de savoir si j'avais lu tel ou tel livre que je ne comptais pas lire : "Pas personnellement"…] Voilà, c'était l'astuce du jour. (On peut l'essayer sur Dantec, par exemple, ça marche à tous les coups.)

samedi 8 décembre 2012

La survie Kertèsz: être sans destin

La lecture d'Etre sans destin d'Imre Kertèsz n'est pas une lecture comme une autre, car elle s'accompagne, dans sa continuité, d'une étrange sensation, et cette sensation est tout entière prisonnière d'une impression à laquelle on se voit contraint de donner un nom : silence. Une fois le livre refermé, on sent bien que le commentaire a quelque chose de superfétatoire, et risque de rayer la vitre qui nous sépare des mots lus. On serait plutôt enclin à relire le texte, et l'on reconnaît alors cette impulsion, cette dérangeante nécessité, qu'on a déjà ressentie, quand on lit, par exemple, les Récits de la Kolyma, de Chalamov, ou Le vertige, de Guinzbourg: relire, pour ne pas abandonner celui ou celle qui a réussi, contre le silence, a nous léguer non pas seulement le témoignage, mais la force du legs. Ces lectures nous font "partager" l'expérience concentrationnaire d'une étonnante façon, puisque l'idée même de les interrompre nous semble cruelle, puisqu'elles résonnent elles-mêmes d'un tel sentiment d'abandon au monde que ne serait-ce que simplement reposer le livre nous semble répéter ce geste d'abandon. 
Mais Être sans destin nous laisse encore plus seul et plus troublé, car il nous donne, de l'expérience concentrationnaire, une perspective autre, celle d'un immédiat, d'un pas à pas de la survie, dans l'absence d'horizon vécue et survécue au présent. L'homme devenu numéro, de plus en plus réduit à un corps qu'il se sait de moins en moins habiter, et découvrant, dans l'à peu près des heures divisées en minutes, l'horreur fragmentée, fragmentaire, si distillée en vérité qu'il se refuse à parler d'enfer ou même à l'évoquer, à jamais engloutie dans la vérité du mal, d'un mal qu'il sait désormais habitude, évidence, doublure d'une vie qui n'en est presque plus une, puisque seul survivre a un sens, un sens qui n'est pas signification, ni même direction, mais autre chose, avec lequel il faudra faire.
Le travail d'écriture auquel s'astreint Etre sans destin est une épreuve à laquelle l'écriture rarement s'oblige: celui du recommencement, d'un tâtonnement, la traversée d'une obscurité, dans son incompréhension globale, sans tenir compte des choses qu'on a apprises et cousues ensemble, après, quand l'après s'est manifesté. Kertèsz le survivant se réinvente dans un re-vivre, et ce temps qu'il revit se présente dans sa consistance inconnaissable et cependant concrète. La perte irrémédiable du destin c'est-à-dire la découverte d'un destin subi et privé d'ascendance, de descendance, de transcendance, cette perte, à la fois subite et continue, parce qu'avalée par le trou noir concentrationnaire, il paraissait impossible de lui donner une voix, ou du moins un écho, et c'est pourtant ce qu'est parvenu à faire Imre Kertèsz, dans ce texte d'une brûlante texture, d'une fiévreuse obstination, dont l'écriture semble dire au silence: non, pas cette fois.
__________________
Imre Kertèsz, Être sans destin, traduit du hongrois par Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huzsvai, éd. Actes Sud, Babel n°973
Photo: Lee Miller, Buchenwald, April 1945

vendredi 7 décembre 2012

Jonas et les diamants

Je serai ce soir vendredi 7 décembre à la librairie Jonas pour une rencontre autour de Tous les diamants du ciel (Actes Sud).

Je vous donne l'adresse: 14-16 rue de la Maison-Blanche.
Je vous précise la ville: Paris. J'ajoute l'arrondissement: 13ème.
Je vais jusqu'à vous donner l'heure (de la rencontre, pas l'heure de maintenant, qui elle est bien trop changeante): 18h30.
Et j'en profite pour vous rappeler, ou vous apprendre (mais parfois les deux se mélangent) que la librairie Jonas 
"est née en 1957 dans un treizième assez  différent d'aujourd'hui. Quartier ouvrier (usine Beghin-Say et Panhar Levassor), l'arrondissement est à la recherche de lieux dédiés à la culture. Sabine Landré et Henri Broskievic ont l'ambition folle de créer Jonas. Les éditeurs ont beau les traiter de « graine de prophètes », ils s'accrochent à leur projet avec l'aide des amis. Les années 1960 sont les années chansons : livres, disques et chanteurs se succèdent dans le ventre de la baleine ; Les années 1970 et 1980 s'articulent autour des résistances variées : soutien aux peuples en luttes, constitution de forts liens avec le réseau associatif du quartier. Puis les années 1980, les années noires. Trois attentats ravagent la librairie, les réseaux se mobilisent et tel le phénix, Jonas renaît de ses cendres. Depuis 1995 une nouvelle équipe entretient la flamme. C'est donc forte de cette histoire riche de solidarité, d'amitié et de rencontres que la librairie Jonas continue son chemin, bien ancrée dans son quartier et dans son temps avec la volonté d'être un lieu de réflexions et d'échanges" (dixit le site de la librairie).
Voilà. Jonas a donc peu ou prou l'âge du LSD et du contrôle des esprits par la CIA, mais en beuacoup plus sympathique, bien sûr. Le lecteur qui y entre est hypnotisé, certes, mais c'est pour la bonne cause. En outre, Jonas, qui en hébreu se dit יוֹנָה (yôna(h)), signifie la colombe, ce qui fait notre affaire, rapport au saint Esprit, pas la peine de vous faire un dessin, d'ailleurs mon livre n'est pas illustré. Et si on ajoute à toutes ces incroyables coïncidences la légende qui veut que Jonas ait été jeté à la mer par de facétieux marins, un peu comme la poupée mécanique de Descartes dont je conte la navrante noyade dans mon roman, eh bien je pense que le compte est bon.

jeudi 6 décembre 2012

Saga vollmannia: La Tunique de Glace

A paraître en janvier 2013 en LOT49, au cherche-midi éditeur: La Tunique de glace, de William T. Vollmann, premier volume dans le cycle des "Sept Rêves", cette histoire symbolique du continent nord-américain dont est déjà paru il y a quelques années un volume, Les Fusils (Lot49/Babel). Traduit par l'incontournable Pierre Demarty – l'homme qui traduit Didion, Paul Harding… et J.K. Rowling ! –, La Tunique de Glace (en anglais: The Ice-Shirt) est une entreprise romanesque assez particulière, puisque l'auteur se permet de revisiter les célèbres sagas islandaise. Imaginez: Nous sommes au dixième siècle de notre ère. Venus de Suède, de Norvège ou d’Islande, une longue lignée de rois vikings s’apprête à franchir les océans de glace qui les séparent d’une terre mythique : le Vinland, sésame de la gloire et de tous les fantasmes dont l’Amérique sera le nom. Cinq cents ans avant Colomb, Erik le Rouge, Leif le Chanceux, Freydis Eiriksdottir et quelques autres seront ainsi les véritables premiers « inventeurs » du Nouveau Monde. Quittant l’Europe nordique aux vieux parapets peuplés de monstres et de dieux du froid, ils toucheront à ce pays de cocagne, terre de lait, de miel et de légendes, avant d’en être chassés par ses habitants natifs, les redoutables indiens Skrælings…
De cette odyssée grandiose, la mémoire et les mythes ont été conservés dans l’un des documents les plus prodigieux de notre littérature : les Sagas islandaises. C’est à ce monument que s’attaque William T. Vollmann dans ce roman non moins monumental. L’auteur de La Famille Royale, des Fusils et du Livre des Violences, depuis longtemps hanté par les origines héroïques et sanglantes de l’Amérique, ne pouvait pas ne pas se lancer à la conquête de cette mythologie – mais en la transfigurant au gré ses propres obsessions, avec la facétie, la folie des grandeurs et le génie littéraire qu’on lui connaît.
La Tunique de Glace est un opéra de bruit et de fureur, une ode somptueuse et barbare à la splendeur des paysages arctiques et à la geste de nos ancêtres vikings, où dans un joyeux tohu-bohu se mélangent mythologie nordique, fantasmagorie historique, récit de voyage et d’aventures, contes inuits et pastorale américaine…

Extrait:
"Quand un orage s’annonçait dans le ciel, l’herbe et la mousse semblaient jaunir sous cette lumière. Les glaciers devenaient d’un gris vitreux, striés d’escarpements en cascade. Le vent soufflait par timides à-coups, en rafales de plus en plus fortes. Le bruit qu’il produisait semblait émaner du lit du fleuve, d’où il traversait ces longs corridors de pierre en grinçant, et de quelque part sous les ailes de la Montagne Sans Visage, et l’herbe frémissait (à l’exception des petites plantes de la toundra qui demeuraient parfaitement immobiles), et le ciel s’assom- brissait, le soleil blanc faisant pâle et pauvre figure à présent comparé aux nombreux visages de neige dont le sourire était ô combien plus étincelant que le jour lui-même."

mercredi 5 décembre 2012

L'année de l'impensé tragique

Après avoir perdu son mari, Joan Didion lui consacrait un livre poignant, L'année de la pensée magique.
Peu avant la parution de ce livre aux Etats-Unis, un autre drame la frappait de plein fouet : la disparition de leur fille. Peut-on encore parler aux fantômes? Le deuil sied-il aux mots?

Dans son nouveau livre,  Le bleu de la nuit, qui paraît ces jours-ci aux éditions Grasset dans une traduction de Pierre Demarty, Joan Didion retourne en terre de douleur, au sein des souvenirs – et s'interroge:
"A mesure que ces pages avançaient, il m'est apparu que leur véritable sujet n'était pas les enfants, en réalité, en tout cas pas les enfants en tant que tels, en tout cas pas les enfants en tant qu'enfants; leur véritable sujet, c'était ce refus ne serait-ce que d'envisager cette idée, cette incapacité à regarder en face ces certitudes que sont la vieillesse, la maladie, la mort.
Cette peur."

mardi 4 décembre 2012

Bandeau néant (sur les prix littéraires)

Difficile de passer à côté de ces prix littéraires qui récompensent le tout à proportion de la partie et se focalisent sur la page 111, puis la page 112 – et qui se sont par ailleurs expliqués sur cette fixation en apparence arbitraire. Leur démarche a été commentée, et force est de signaler que David Caviglioli a écrit là-dessus un article définitif et magistral, auquel on peut adjoindre le coup de gueule de l'excellent Pierre Maury. Devant l'arbitraire, l'homme s'insurge, c'est ainsi. Et j'avoue que j'ai été tenté d'aller jeter un coup d'œil aux innombrables pages 111 et 112 qui peuplent ma bibliothèque, à commencer par mes propres livres, mais je me suis alors rappelé que j'avais toujours eu un problème avec ces pages et que, bien souvent, plutôt que de les bâcler, j'avais pris soin de ne pas les écrire, ce dont d'ailleurs personne ne s'est jamais aperçu. Mais passons. Ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est la véritable motivation de ces prix, les raisons secrètes de leur émergence, et non le fait qu'ils considèrent l'angle du mérite sous le rapport de la lotocratie.
A quoi sert un Prix littéraire? La réponse est simple: à distinguer un livre de ses pairs et, ce faisant, à lui donner un petit coup de pouce, à booster ses ventes, et donc à aider financièrement l'auteur (parfois en lui donnant tellement de fric qu'il n'a plus besoin d'écrire pour gagner sa croûte, ouf). Bien sûr, ça ne marche pas comme ça, pas vraiment, puisque bien souvent ne sont distingués que les livres qui ont déjà été distingués, extirpés du troupeau par quelques experts, dont les choix, moutonnerie oblige, ont été systématiquement suivis, ce qui explique que sur plus de six cents livres parus en rentrée on vous cause inlassablement des douze même grigous. Mais tout ça est archi-connu. Le prix fait le livre, mais le livre fait aussi le prix. Ils s'entre-tripotent en bonne intelligence, ne les dérangeons pas pour si peu.
Mais pourquoi créer des Prix qui, sous couvert d'éthique ou de clairvoyance, non seulement, n'aideront aucun auteur, mais en outre jetteront sur leur production une lumière douteuse? On peut apprécier les honneurs, pourquoi pas, mais est-il  humainement possible (et souhaitable) de s'enorgueillir d'un prix qui vous félicite en fonction de critères stupides, niais, illusoires, vains et/ou pathétiques? Qui a vraiment envie de recevoir le Prix du Style, lequel loue un ouvrage "pour ses qualités stylistiques" (et vous offre une plume véritable et un plomb authentique, sorte de mixed métaphore qui fait de vous instantanément un coq de bruyère tiré sans sommation )? Qui a vraiment envie de tirer fierté d'une seule page de son livre, fût-elle la cent douzième ? Qui peut raisonnablement prendre plaisir à s'entendre dire que son roman a "touché le jury par son audace littéraire, sa justesse, ou toute autre qualité faisant sens" ? Loin de nous l'envie ou la nécessité de critiquer ces prix, leur jury et leurs nobles motivations, mais reconnaissons qu'ils font la part belle à la naïveté ou à la moquerie inconsciente. Comme si l'auteur espérant être primé un jour n'avait le choix qu'entre la grosse machine à magouilles et le petit laurier insipide. Comme si, en marge des gros prix où l'incohérence sénile et le bagout fumeux se débattent avec des enjeux financiers mâtinés d'inimitiés et de jalousies, se sentait obligée d'exister toute une pléthore de prix de rattrapage, dans la pure tradition scolaire d'antan. Ah, être repêché ! Ah, sentir souffler le vent de la consolation sur la page aride ! Ah, décrocher la queue du Mickey à défaut des couilles du forain ! Le pire, c'est que tous ces Prix pensent bien faire, espèrent sincèrement réparer des injustices. Le Prix de l'Inaperçu !?! Pourquoi pas le Prix du Livre pris au hasard? Oh, ils vont bien finir par l'inventer, si ce n'est déjà fait.
On a parfois l'impression que tous ces prix n'ont qu'un seul but: mettre au défi leurs candidats de leur opposer un refus courtois. Vérifier que tous ploient devant l'attrait du galon, fût-il en nougat. Placer chaque élu dans l'impossibilité d'y aller d'un "non merci" – car refuser un prix, ou refuser de figurer sur sa liste, c'est faire preuve d'une vanité cent fois supérieure à celle qui préside à son acceptation, ben voyons. On ne refuse pas le Goncourt, mais on ne refuse pas non plus le Prix Prout-Prout-Cadet. Plutôt primé que déprimé: tel semble être l'adage de saison.
Derrière tout ce cirque vivote une faible espérance: élargir son audience. Atteindre davantage de lecteurs. Mais ce louable projet n'est-il pas l'apanage – le boulot – des éditeurs et des libraires, lesquels ne pensent pas systématiquement, et heureusement, qu'il suffit de passer un bandeau à un livre pour que, par un effet de cécité paradoxale, on le voie mieux. Avant d'"élargir son lectorat" – expression qui semble faire de ce dernier un élastique à culotte ou un orifice constipé –, il s'agirait peut-être de veiller à ses conditions d'existence. Autrement dit, non pas d'écrire pour lui, mais d'écrire de sorte qu'il s'invente et se réinvente à travers l'acte de lire (et non par le simple truchement de l'achat). La littérature n'est nullement sacrée, mais elle a peut-être à voir avec l'inestimable, au sens littéral, ce qui ne serait pas la moindre de ses qualités dans l'humiliant enfer consumériste où elle s'ébat et se débat. Il n'est pas sûr que la prolifération des primes à la qualité aille dans ce sens, ni que flatter les ego soit la meilleure manière de rappeler qu'écrire c'est entrer dans un processus de dépersonnalisation : écrire non pour peaufiner les tubercules de son petit ego, mais pour permettre à ses rhizomes d'aller se faire voir ailleurs. On ne ressortira pas ici notre sempiternelle antienne – échouer mieux –, mais il serait peut-être temps de redonner à l'échec ses lettres de noblesse, histoire de rappeler que tous les écrivains n'aspirent pas nécessairement à devenir d'humbles petits winners.


lundi 3 décembre 2012

Le microbe, ou l'arme ultime de la femme nue

Imaginez une femme. Bien. Vous y arrivez assez facilement, à ce que je vois. Maintenant, imaginez une femme nue. Parfait, je vois que vous êtes en fait archi doué. Je remarque au passage que votre représentation mentale d'une femme nue obéit à des données assez précises, puisque vous n'avez pas imaginé un gros boudin ou une vieille mémé, encore moins une centenaire obèse. Je ne vous juge pas, cela dit. La naïade que vous venez d'imaginer a les cheveux ondulés et des formes qu'en littérature on appelle opulentes, c'est votre droit. Nous sommes tous conditionnés, n'en faisons pas un fromage. (A quel fromage pensez-vous?) Bien. Pensez à présent à un microbe. Bon, là, je vous l'accorde, c'est moins immédiat. Mais vous y arrivez, vous êtes doué et vous avez de la ressource. Donc, vous vous êtes fait assez vite une image mentale du microbe, et même si, ne nous leurrons pas, votre microbe mental ressemble passablement à un poux vu au microscope, disons que c'est un microbe assez crédible, en tout cas au niveau visuel. Bon, il est temps de monter d'un cran. Imaginez que ce microbe soit une arme, et que la femme nue ait décidé d'utiliser cette arme-poux. Le poux va-t-il se doter d'un long canon ou d'un chargeur de mitraillette? Pas évident. On est même dans le n'importawak total. J'aurais dû dire: imaginez un poux femelle qui tient entre ses pattes un gros gun. On aurait obtenu un résultat plus probant.
Pourquoi je vous dis tout ça? Oh, c'est très simple. J'ai effectué une petite recherche statistique sur mon blog et j'ai découvert comment des internautes étaient arrivés à s'échouer sur ses arides rivages en général dédié aux livres qui ne se vendent pas ou à ceux qui se vendent trop. Parce que, quand je consulte le nombre de pages vues, je m'aperçois que les posts les plus regardés (je ne dis pas: lus – je suis naïf, mais pas à ce point), outre ceux consacrés à Zeller et Houellebecq, n'auraient pas dû l'être à ce point.
Pour exemple, sachez que mon post sur une soirée en librairie consacrée à un recueil de textes publiés par Inculte (recueil qui portait sur les mass murderers) remporte le pompon : la page en question a été "vue" 10 212 fois. Mazette. Si je peaufine ma recherche et que j'essaie de savoir par quels mots clés saisis sur un vroum-vroum de recherche nos fameux internautes se sont cassé les dents sur mon Clavier cannibale, alors là je comprends mieux.
Le post sur les mass murderers s'appelle "des armes des armes des armes" et comporte pas mal de noms d'assassins célèbres. Ne cherchez pas plus loin. Ze gun. Pan pan pan. T'es mort! 
Bon, ensuite, c'est moins évident. Il s'agit d'un post sur le livre de Diego Vecchio, Microbes, paru aux éditions de l'Arbre Vengeur. Il arrive en troisième position! Il a été vu 4478 fois ! Wow. C'est David Vincent (l'éditeur) et Diego Vecchio qui vont être contents! Eh bien "microbes" est précisément un des mots clés saisis qui m'a valu une telle fréquentation. Ah. Docteur, c'est grave? Je vais mourir?
Enfin, il y a un post sur l'obscure quatrième de couverture d'un obscur polar. Mais attention, dans le post, on tombe sur deux mots clés associés qui l'ont arraché tout net à l'ombre anonyme du web: "femme en body". Pas besoin de vous faire un dessin, là. Femme + body = succès garanti.
Aurais-je trouvé par mégarde le secret de la fréquentation maximale d'un blog par ailleurs confidentiel? Allez savoir. En tout cas, c'est la raison du post que vous venez de lire. Un post qui parle de femme nue, de microbes et d'armes ne devrait laisser personne indifférent, et pourrait même finir par amener à la littérature des internautes qu'on devine, en filigrane, à la fois doucement obsédés sexuels, un tantinet animés de pulsions meurtrières et carrément hypocondriaque. Mais c'est sans doute là une vision un peu schématique du type de lectorat qui flâne sur mon blog.
Je préfère croire que la personne qui lit mon blog est féministe, en bonne santé et pacifiste. Mais si c'est le cas, ne risque-t-elle pas à côté de l'œuvre de Diego Vecchio, de n'acheter aucun livre publié par Inculte et de ne jamais s'intéresser à certaines problématiques rédactionnelles éditoriales?
Moralité: échouer mieux c'est du boulot.


Ni corps ni couronnes: les faibles d'Alborghetti

Grâce aux éditions d'en bas, cette maison vaudoise à l'insatiable curiosité et aux choix aussi éclectiques qu'exigeants, il nous est régulièrement possible de découvrir des livres brûlants. C'est le cas du Registre des faibles, 43 chants, de l'écrivain italien Fabiano Alborghetti, qui vit par ailleurs dans le Tessin, le seul canton exclusivement italophone de Suisse. Son "registre" est non pas un roman en vers mais plutôt une approche concentrique d'un fragment de réalité, avec pour module de base un octosyllabe qui ne cesse de se prolonger et de se métamorphoser, une suite de chants précis et cinglants où; comme le dit l'écrivain Fabio Pusterla dans sa préface, "la blessure n'est pas celle, injurieuse, de la simple condamnation indignée; la caresse n'est pas celle, mielleuse, d'une absolution facile et indolore". En effet, Alborghetti radiographie un couple, sa déliquescence, la rouerie du mari qui s'enivre de sa lâcheté comme d'une force, la frustration de l'épouse qui ne voit plus son fils dans la vitrine du monde.
Un peu comme chez Gonçalo Tavares, le vers cherche ici à casser le récit, rendre plus crissante la description, donner plus de résonance aux sentiments, qu'ils soient dits, maquillés ou tus. La vie du couple est auscultée de plusieurs points de vue, tantôt jugée sans concession, dans l'affre de sa banalité, tantôt chantée de l'intérieur, au creux même de ses illusions. Rien n'est épargné, ni la veulerie du mâle ni la désolation féminine qui forment couple. Il y aura, aussi, un drame, car il y a un enfant, et cet enfant est comme une épine dans la plaie de la désillusion que nous donne à sentir et palper l'auteur. La deuxième partie, brève, introduit les médias, leur façon de recouvrir de bave le drame.
Dans ces 43 chants, l'homme ne jure que par lui, sa réussite clinquante et vaine, ses prérogatives de prédateur en costume, son mépris de tout ce qui frémit —
Je suis mieux si on y regarde bien, et même plus vrai:
il examinait ces yeux dans le reflet, l'adhérence

de l'image de la manière qu'il voulait…
Elle, talonnée par l'âge, habite le ressentiment, l'aigreur, à jamais revenue de l'amour:
tandis que jambes écartées son marri la fourrait
lui disait les mots
et la comblait virilement et elle y croyait à ce moment-là

et elle croyait que d'amour chaque instant était plein
et elle croyait que d'amour chaque geste était plein
et que l'amour lui suffirait par la suite
[…]
et que reste-t-il de la vie au final?
C'est un livre dur et âpre, habité d'un feu constant, car la métrique d'Alborghetti, tantôt cascadante, tantôt hypnotique, et que rend magnifiquement son traducteur Thierry Gillybœuf, ne lâche rien, ni le lecteur ni l'expérience qu'elle lui impose.
era bella e si piaceva, si pacieva
ma lontano non presente in questo tempo
dove tutto ti rapina, dove il tempo è sottomesso
(elle était belle et elle se plaisait, elle se plaisait
mais lointaine absente de l'instant présent
où tout se dévalise, où le temps est soumis)
L'auteur nous dit être parti d'un fait divers qui s'est produit en 2006, et on le croit. Mais sa démarche est, à l'instar de celle de Flaubert ingérant le couple Bovary, une démarche poétique, c'est-à-dire dans le cas présent une tentative pour arracher au factuel et au simple dire un drame inconnaissable. Alborghetti, par la grâce et la force de son scalpel, réinvente la rage contenue des grands poètes italiens.

jeudi 29 novembre 2012

Tous les diamants dans le vent (d'Ouest)

Je serai demain vendredi 30 novembre au soir à Nantes, pour une rencontre à librairie Vent d'Ouest, à 19h30 précise, rencontre animée par Guénaël Boutouillet, "auteur, formateur, rédacteur en chef de livreaucentre.fr, membre du comité de rédaction de remue.net, de la revue ce qui secret et des légions instinienne". Je lirai aussi des extraits parce que si je lisais l'intégralité du texte, ce ne serait plus une rencontre mais une punition. Monsieur Boutouillet me posera des questions pertinentes sur mon dernier roman, Tous les diamants du ciel, et je m'efforcerai de lui répondre par d'autres questions, moins pertinentes mais tout aussi facétieuses, et ce afin d'éviter que le débat ne tourne au pugilat ou à l'échange de compliments. Il est également prévu de déguster des liquides colorés. C'est ma dernière rencontre en librairie en province pour cette année 2012 – la prochaine rencontre aura lieu à Paris à la librairie Jonas le 7 décembre – et je vais donc pouvoir dresser un bilan non seulement de ces rencontres, toutes différentes, mais aussi de l'état des chemins de fer français et des aléas de l'hôtellerie française. Si le bilan est positif, il va de soi que j'écrirai un nouveau livre. Sinon, je serai obligé d'écrire un nouveau livre. Voyez comme on naît.

Si ? Non? Sinon Bessette


On ne s’habitue pas à Bessette. On ne l’apprivoise pas. Elle est dévoration, esquive, feu follet, ni Duras ni Stein, mais seule comme Artaud, mais autre, otage d’une langue qui réinvente la liberté en shuntant, au sens électrique, le courant syntaxique imposé par la frivole aventure romanesque. Chacun de ses livres met à mal l’histoire littéraire, anticipant des ruptures qu’on croyait acquises, innovant en marge et à la barbe des bateleurs et bricoleurs à peine naissants. Elle est, dès les années cinquante, la folle dans le grenier narratif, la souris dans le moulin à parlotte, celle qui pense en actes les noces un peu chiennes du récit et du poétique. Peu lue, peu commentée, à peine soutenue, elle fait de sa singularité un avant-poste à occuper par ceux qui viendront, qu’ils l’aient ou non découverte, et là n’est pas la moindre ironie de sa fortune contrariée.
Non que Bessette ait fait le deuil définitif des galons narratifs et cherche à s’avancer en haillons, hors tout uniforme, toute convention. Elle attache une extrême importance à confectionner des héroïnes, quand bien leur étoffe a déjà les reflets du linceul. Femmes en procédure d’isolement, tentées déçues par la copule, le conjugal, femmes au travail, ni fille ni mère ni épouse, ou les trois mais si peu, si mal, femmes prise dans les concupiscences des hommes, et sans cesse éblouies par l’idée de la sortie, de la fuite. Des héroïnes, donc, à jamais teintées de folie nervalienne et de fatalisme flaubertien, dont le cœur ne consent à battre qu’au prix d’un dérèglement de la grammaire – la grammaire : la grande affaire de Bessette, son paradis et son charnier.
Puisqu’en elle tout est décalée, froissée, et que coïncider avec le monde n’est plus de mise, il faut que la langue suive, et à son tour décale, froisse, non par un dépliement insensé, comme l’a fait Proust, non par un feuilletage savant, comme s’y ingénia Joyce, mais par une musique autre, plus proche véritablement de ce que devient, de ce qu’est devenue la nouvelle communication, celle qui feint de relier les êtres par des conversations téléphoniques où se réinvente l’interruption du message, des télégrammes rétifs à la conjugaison, des slogans avares de verbes, des petites annonces renonçant aux articles et pronoms. Toutes choses déjà pressenties et expérimentées par Apollinaire, Breton et consorts, mais dans la sphère du poétique, hors le champ méprisé du roman. Bessette la folle en reprend la leçon, sa raison, dans Si, insensée variation autour du désistement de soi :
Dire que la langue de Bessette est d’essence électrique n’est pas verser dans la métaphore, figure de style que par ailleurs elle évite comme l’eau de rose ou le bon mot. Electrique est ici à prendre au sens d’alternatif. La phrase est une cadence réduite bien souvent à ses pôles, à une danse entre négatif et positif – courts-circuits bienvenus, of course. On se croit encore dans le théâtre, le vaudeville, avec ses portes claquées et ses apartés audibles de tous, on est déjà dans le cinématographique, la succession des photogrammes, le dialogue noir et blanc. Le verbe, Bessette le by-pass, littéralement – mais pas systématiquement –, non parce qu’il serait le toton bourgeois par excellence, que n’importe quelle ficelle habilement tirée fait tourner en guise de turbine, mais parce qu’elle préfère l’injecter ailleurs, sous une autre forme, à une autre intensité, en concorde mystérieuse avec un souffle qu’elle sait moduler, qui est le souffle Bessette, à la fois élan et affre, suffocation et variation.
En revanche, quand Bessette veut parler le verbe, le faire parler, elle n’y va pas par quatre chemins, elle décline, étiquette, liste, et ce afin d’extraire au plus vite le verbe écharde qui est, dans Si, la trappe par où peut-être passer, le sujet objectivé du livre :
Naître. Vivre. Mourir.
Quel assemblage. Langage des verbes.
Vivre. Dormir. Mourir.
C’est déjà mieux.
Vivre s’éveiller manger aimer dormir mourir.
La liste s’allonge des conjugaisons vitales.
Se lever travailler se coucher.
Pour dormir.
Pour vivre.
Pour mourir.
C’est monotone. Ça manque de diversion.
Venir partir retourner paraître disparaître être exister s’anéantir s’évanouir.
Liste noire. Au panier. A la corbeille. Effacer. Gommer.
C’est déjà plus accessible.
L’exercice de conjugaison est terminé.
Mais pourquoi avait-il commencé ?
Sans pourquoi.

Tout. Tous les verbes.
Mais pas : mourir.

Nous voilà de plain-pied dans ce Si, qui est à la fois condition, chiffre amputé (un six réduit à un son, bientôt motif comptable), instrument servant à l’amputation (scie appliquée aux mots, aux êtres), simple syllabe suspendue, arrachée au cœur du nom de l’héroïne : Désira.  Prénom étrange, mais guère plus obscur dans sa tenue et sa vérité que l’Emma de Flaubert, prénom piégé par le passé du verbe qu’il incarne, récit à lui tout seul qu’un a féminise in extremis. Que veut Désira ? Certainement pas revenir à la vie pour parler aux épiciers, ces nouveaux Homais. Juste s’en aller « hors et loin de l’imbroglio infâme du réel ». Commettre le « crime parfait » : se suicider – et non-vivre enfin parmi les « squelettes au rire solide ».
La question du suicide, posée par l’héroïne à elle-même, est la matrice malmenée de Si. Désira veut mener à bien cette « conversation sur le point final », preuve s’il en était besoin que le meurtre qu’elle envisage a autant à avoir avec la chair qu’avec le verbe. Lasse d’être réduite à l’attribut d’un sexe qui serait substance et identité, rétive aux compagnies les mieux attentionnées, prise dans l’étau des « joies froides » et des « joies chaudes », Désira va de colère en colère, comme autant de cases sur un jeu de l’oie qui finira cou coupé, se laisse courtiser par toute une théorie de « Marchands », résistant succombant, prêt à quelques derniers tours sur un manège de moins en moins forain, de plus en plus détraqué, cruel.
Elle essaie des remèdes – l’autre, la littérature de poche, le ciné… –, mais tout conspire à l’infantiliser, à l’objectiver, à la reconduire dans la petite boutique de la vie. « Dois-je me suicider ? » se demande-t-elle. Nous demande-t-elle ? Oscillant entre entêtement à dire et aspiration à ne plus être, sentant se rapprocher « l’heure du gardénal et du champagne », Désira, héroïne irascible et rebelle, jugée femelle et supposée putain (« Je ne suis qu’une femme. Ne que. »), entame une longue et curieuse excursion aux confins de la pulsion de mort. Mais peut-on mourir entre les pages d’un livre ? C’est finalement à cette question qu’Hélène Bessette s’efforce de répondre, et pour ce faire elle finit par déclencher des tourbillons, brouiller des pistes et concevoir des plans d’évasion qui sont les ressorts mêmes de la langue, de sa langue.
Si : non plus l’énoncé d’une condition mais la force d’une affirmation. Non. Si. Si. Non. Il n’est pas dit qu’il faille choisir puisque « toutes les histoires sont à dormir debout ». Madame rêve.
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Postface à Si, d'Hélène Bessette, éd. Laureli

mercredi 28 novembre 2012

Le cas Chevillard: Beigbeder tire son coût

Ça commence à se savoir: Beigbeder, l'immortel auteur de L'égoïste romantique, désespère de Chevillard. Il l'avait dit précédemment dans un article intitulé "Démolir Nisard" (avec un "l" ou "ll" selon l'humeur des protes…), il a remis ça hier, dans le même journal, avec un élégant "Halte au chou-fleur", article censé être une critique du dernier livre paru d'Eric Chevillard, L'auteur et moi. Hélas, de critique, le lecteur n'en trouvera point dans les 2431 signes écrits par l'immortel auteur de 14,99 euros, euh, pardon, de 99 francs. Il trouvera en revanche 1 112 signes où Beigbeder, l'immortel auteur de Au secours pardon (atchoum!) évoque son précédent article (il faut dire que Chevillard y fait allusion dans son nouveau livre), 808 signes dans lesquels est résumée l'intrigue du livre, accompagnée d'un ersatz étique de littérature comparée (histoire de citer Sagan et Coetzee…) et d'une proposition de titres alternatifs. Restent 511 signes pour conclure, ce dont ne se prive pas l'immortel auteur de L'amour dure trois ans (autrement dit 1 095 jours – décidément, Frédéric aime mettre des chiffres dans ses titres, à moins que ça ne soit le contraire). Voici donc ces 511 signes (oui, nous aussi nous savons parler chiffres, non mais!):
Chevillard épuise son grand talent à relever les défis qu'il se lance à lui-même. C'est dommage car il est bien meilleur quand il se dévoile, par exemple quand il évoque la mort de son père avec une émotion contenue, ou quand il déplore l'état de ses ventes dans son blog "L'Autofictif". L'explication de son insuccès est pourtant simple: le public n'a plus goût pour les expériences. Il rit en lisant ses articles, mais ne finit pas ses romans. Et c'est ainsi qu'Eric Chevillard est un grand écrivain gâché.
Bon, Chevillard a déjà répondu dans son blog à cette histoire édifiante de gâchis en qualifiant Beigbeder de "médiocre écrivain triomphant", et l'on s'en voudrait de revenir à la charge, de rajouter une louchée de chou-fleur sur la frémissante et fragile truite, mais enfin, le propos de l'immortel auteur de Vacances dans le coma (mais pourquoi les a-t-il abrégées, grands dieux!) est assez époustouflant. Pas seulement parce qu'il pense que le "dévoilement" et "l'émotion contenue" l'emporteront toujours en qualité sur les "défis" littéraires – on avait bien compris, à lire Beigbeder, qu'une giclée de biographoutre pèserait toujours plus lourd qu'un kilo d'expérimentade. Non, s'il est époustouflant (d'arrogance ou de cuistrerie, on ne sait) c'est surtout en raison de cette déclaration, qui sans doute provient d'une longue étude du lectorat français assaisonné d'une fière conviction personnelle: "Le public n'a plus goût pour les expériences." A première vue, ça ressemble à un sophisme. Les expériences intéressent forcément moins de monde, or le public c'est tout le monde, ergo le public se fout pas mal des expériences. Là, on a envie de dire: Frédéric, tu sais quoi? Chevillard n'écrit pas pour "le public". D'abord parce que je suppose qu'il considère ceux qui le lisent comme des "lecteurs", et non comme ces spectateurs de show télévisé auxquels semble faire allusion cet étrange mot de "public", s'agissant de littérature. Ensuite parce que ce sont ses livres qui créent des lecteurs. Mais bon, n'embêtons pas l'immortel auteur d'Un roman français (en anglais, c'est encore plus beau: A french novel) avec ces vaines arguties.
Non, laissons-le à ses activités journalistiques – au moins, pendant qu'il pond des articles, il n'écrit pas de livres (quoique…). Ce qui est en fait intéressant, dans sa phrase stupidissime, c'est ce "plus". "Le public n'a plus goût pour les expériences". Intéressant. Donc, à une époque antérieure, le public avait encore "goût" à ces billevesées? Que s'est-il passé? S'en est-il dégoûté tout seul? L'en a-t-on dégoûté? Qui l'en a dégoûté? Y reprendra-t-il goût? On ne sait pas. On sait seulement que, par exemple, La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski (qu'a apprécié Beigbeder, par ailleurs, mais Beigbeder n'est pas le public, on l'espère), un livre qui côté "expérience" se pose un peu là, s'est vendu à plus de vingt mille exemplaires en France. Ce désintérêt doit donc être assez récent. Le perte du goût est quand même un phénomène assez grave pour qu'on s'en préoccupe. On attend toujours la parution de la thèse de Beigbdeder, Considérations littéraires et philosophiques sur la désaffectation de l'expérience par le public, assortis d'exemples tirés de Bécassine se regarde dans un miroir.
Mais il y a mieux (ou pire). Car l'immortel auteur de Windows on the World (en anglais c'est encore plus beau: Windows on the World) utilise le mot "expériences", et non celui d'"expérimentation" ou même de"fiction expérimentale". Comme si le seuil de tolérance à l'égard de ce qui, qu'on le veuille ou non, définit l'essence même de la fiction, de l'écriture – renouveler ou inventer des formes, donc expérimenter – avait baissé d'un cran, et que le mot "expérimental" n'était même plus prononçable, à tel point que celui d'"expériences" suffit à lui seul à désigner ce truc dégoûtant qu'il n'est pas besoin d'expliquer pour savoir de quoi on parle.
Bref, on en serait presque à s'offusquer des propos de Beigbeder, quand soudain, bon sang mais c'est bien sûr, on se rappelle !  Oui, on se rappelle qu'il a fondé le Prix de Flore en 1994, en préside le jury, a également créé le Prix Sade, a siégé dans le jury du Prix Décembre, est membre du jury du Prix Renaudot, ainsi que du jury du prix Françoise-Sagan et du jury du prix Saint-Germain ! Pourquoi n'y a-t-on pas pensé plus tôt! Le prix, pas l'expérience! Le coût contre le goût! Mais ça saute aux yeux! C'est clair comme de l'eau de roche! Un bon coût vaut mieux qu'un goût rare ! Décidément, nous montons trop vite sur nos grands chevaux. Nous nous emballons trop vite, ça doit être la proximité de Noël. Il nous suffisait de lire la notice biographique de Beigbder sur Wikipedia… Mais non. Nous gambergeons, nous nous inquiétons, nous nous formalisons – au lieu d'additionner deux et deux font au moins cinq avec l'inflation je te rendrai la monnaie plus tard. Ah, si au moins nous savions lire autre chose que des livres…


Un rien de Jardin

Que penser du fait qu'Alexandre Jardin, à la fin de son dernier livre paru chez Grasset, Joyeux Noël (et qui pourtant porte la mention "roman" en couverture…), fasse figurer non seulement sa déclaration d'impôts mais également une photo de lui, et ce dans le plus simple appareil ? Qu'en penser? La réponse est assez simple, puisque ledit fait ne requiert nullement qu'on recourt au mécanisme de la pensée: rien. D'autant plus que l'auteur, dans un entretien à Paris-Match, s'est expliqué sur la chose:
Paris Match: A la fin de votre roman, vous publiez votre feuille d’impôts et vous posez entièrement nu !
Alexandre Jardin: J’en ai ras le bol du off. Je ne voulais pas que les gens pensent que j’avais écrit une fable ou un conte farfelu. Pour qu’on croie à mon histoire, il fallait que j’y aille, j’y suis allé.
La méthode, simplissime, devrait créer un précédent. Je propose donc que les auteurs qui souhaiteraient désormais être loués pour leur imaginaire posent, en fin d'ouvrage, tout habillés, avec à la main une facture rédigée dans une langue inventée. Ça me paraît la moindre des choses, maintenant qu'on sait que la mention "roman" peut être démentie à tout moment par des preuves indubitables.
Il existe bien sûr une autre explication, farfelue certes, mais nettement plus rassurante, à cette  surprenante innovation dans le domaine fictionnel : Alexandre Jardin a fait don de son cerveau, ante mortem, à la zoopathologie.

Paris perdu: leurres divers

"La réalité, c''est ce qui continue d'exister lorsqu'on a cessé d'y croire." Difficile de trouver meilleur exergue au livre de Xavier Boissel, Paris est un leurre, que cette phrase de Philip K. Dick. En l'occurrence, cette réalité qui continue d'exister malgré tout, c'est "Paris", mais pas le Paris aseptisé d'aujourd'hui, pas ce gros escargot vieillot en passe de devenir l'épicerie de luxe des über-bobos de demain, non, mais plutôt cet ersatz invisible d'une ville fantôme que l'Etat-Major français tenta d'inventer et failli réaliser, lumières et camouflages aidant, au nord-est de la Capitale, en 1917, afin d'éviter à la ville-lumière des pluies de bombes.
Pas d'art de la guerre sans falsification. Les Zeppelins, puis les Gothas allemands menacent monuments et boulevards. Il faut donc "divertir" l'ennemi, lui faire croire, à grand renfort de pyrotechnie et de faux-semblant, que Paris est ailleurs, afin qu'il pilonne un rêve et non une réalité. Xavier Boissel, dans la lignée de Virilio, Boorstin, Bégout, Mike Davis, aidé en cela par les mânes de Benjamin et Debord, enquête donc sur ce projet d'un faux Paris destiné à leurrer l'ennemi. S'appuyant sur de rares mais fascinants documents, l'auteur ne se contente pas de partir en repérage sur les lieux où faillit s'échafauder ce gigantesque trompe-l'œil, et se livre à une analyse transversale passionnante de l'art du camouflage et la duperie architecturale. Certes, il se rend sur les lieux, et parvient même à insuffler à son récit un étrange suspense, alors même qu'il a prévenu le lecteur que, de vestiges, on n'en trouverait point. Car ce qu'il cherche, ce n'est pas une relique oubliée qui témoignerait de ce faramineux projet, mais bien la trace absente, l'écho du leurre dans la zone en friche, où d'autres couches mnésiques se sont entre-temps déposées, étouffées les unes les autres.
Après un chapitre saisissant sur la "guerre du faux", qui opère une synthèse claire et éloquente des effets mis en œuvre, à tous les niveaux, pour créer de "nouveaux objectifs" censés leurrer la frappe ennemie, l'auteur élabore une théorie, qui fonctionne autant comme une métaphore que comme un conte, et fait remonter ce fantasme de diversion à l''éclairage de la tour Eiffel par un personnage incroyable: Fernand Jacopozzi. En habillant la structure nue du derrick honni, Jacopozzi, ingénieur d'ombres et de lumières, devient non seulement le grand illuminateur de la Capitale mais également son magicien occulte, son promoteur nocturne. C'est à lui qu'on s'adressera donc pour imaginer le faux Paris réservé aux bombardiers allemands. Un parcours étonnant, et ô combien révélateur. Des guirlandes célébrant Citroën à la fausse gare de l'Est… Et Boissel de rappeler les liens entre magie et camouflage (comme par exemple avec l'extraordinaire équipe mise au point pendant la Seconde guerre par l'illusionniste anglais Maskelyne, qui dupliqua Alexandrie et le Canal à coups de projos et de bâches peintes…).
La démarche de Xavier Boissel est un petit miracle de perspicacité et d'analyse, sous-tendu par une sincère et sensible appréhension des "lieux", de leur mémoire. Sa réflexion sur le vrai et le faux ne s'abîme jamais dans une rhétorique vaine, identifiée qu'elle est par une écriture de la mise en perspective qui tient compte des affects et de la perception:
Quand bien même il n'y aurait plus que du réel qui aurait intégralement absorbé du faux, l'attention à des phénomènes microscopiques, certes d'une banalité contristante, peut ouvrir la voie non seulement à une compréhension d'autres phénomènes, plus amples, mais encore à une forme de "sauvetage" de ce monde falsifié. Faire pièce à cette falsification, recueillir ses éléments avant même qu'ils ne s'agrègent, ne se figent, c'est retourner notre regard sur l'unité secrète qui la gouverne. Toute collection est une récollection. Notre divagation ne dit rien de la totalité de la vie, mais les fragments ternis qu'elle en aura retenus, ceux qui adviennent à notre conscience, il aura fallu les circonscrire, les nommer, adossé à leur immédiateté factice, en dissidence intime. Feuilleter les irrégularités du monde, les regarder à la loupe, en mettant au jour ses déchets, aura fait de nous plus des chiffonniers que des flâneurs: maintes fois nous avons eu le sentiment de rendre justice aux guenilles, maintes fois nous avons eu le sentiment que notre œil corrodait la substance des choses, les révélant dans leur nudité.
Cet appel à une archéologie de l'ineffable, on espère qu'il sera entendu, prolongé. Si, comme le disait, Georges Perec, "l'espace est un doute", alors le livre de Xavier Boissel l'arpente avec une grâce et une pertinence qui en dévoile plus que les pans.
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Xavier Boissel, Paris est un leurre, la véritable histoire du faux Paris, avec des photos de Didier Vivien et une cartographie établie par Gaspard Vivien, éd. Inculte, 13€90

mardi 27 novembre 2012

L'Inde des possibles : Tavares par Nédellec

« Les limites, les pièges, les impossibilités me sont indispensables, je pars chaque jour à leur rencontre. » 
Cette phrase du funambule Philippe Petit, extraite de son livre Magicien de Haut Vol, est reprise par Dominique Nédellec dans le passionnant texte qu'il consacre à sa traduction du Voyage en Inde de Gonçalo M. Tavares, texte drôle, léger, humble, pullulant d'exemples exquis (même quand il parle de rats immondes) qu'on peut lire dans la nouvelle version – née hier – du blog de Pierre Assouline, La République des Livres.
On est évidemment plus que sensible à cette précieuse notion: l'indispensabilité des impossibilités. Nédellec s'arrête sur des exemples précis, dévoilant les hésitations ressenties, les choix accomplis en prenant soin, tout de même, de préciser:
Nota : ici, l’action est vue au ralenti et en plan serré, mais il va de soi que tout traducteur fait ça cinquante fois par page, intuitivement, au grand galop et sans descendre de son cheval toutes les deux secondes.
Cette intuition est cruciale. Elle est le produit de deux forces: d'abord d'un compagnonnage têtu, méfiant et amoureux avec la langue, puis d'une écoute tranquillement hystérique du livre qu'on traduit. Un instinct né de deux pratiques, donc, l'une générale et l'autre particulière, mais toutes deux ancrées dans la réalité des textes, dans l'entonnoir de l'oreille interne. Savoir retrouver une citation de Rimbaud est tout un art, mais le fait est que c'est le vers de Rimbaud qui vous retrouve, en fait, lui qui sait, à quelques années d'écart, sonner encore différemment. Le traducteur (comme le lecteur) entend ainsi des voix dans la voix, sent quand il y a feuilletage. Et doit parfois procéder à de faramineuses voltes. Comment va-t-on de "uma investida erecta" à "assaut sabre au clair" (le passage en fera frémir plus d'un)? Nédellec s'explique, déroule la chaîne des relais par lesquels il passe, procédant à d'intuitifs décalages. Il investit les champs sémantiques à la façon d'un étourneau, gobant ici et là quelques sens et sons en suspension, puis le voilà prêt à faire son nid avec une matière recomposée. L'opération peut être preste ou lente, qu'importe. Elle est menée au fil de ce rasoir qui permet de trancher sans qu'il y ait perte de fluide vital:
Voilà comment, pour traduire deux mots, on aura consulté un dictionnaire français en ligne, trois unilingues portugais (un du XIXème, deux du XXème siècle), un bilingue plutôt loyal, deux manuels d’argot chinés dans une vie antérieure et une monographie illustrée sur la tauromachie équestre portugaise. Il n’en reste pas moins que l’outil le plus précieux et le plus personnel du traducteur est sans doute ce que Michel Bréal nomme le « dictionnaire latent », niché on ne sait trop où dans la cervelle.
Et Nédellec de citer, outre Bréal: Michon, Larbaud,  Derrida, Erri de Luca. Il reprend d'ailleurs à Michon l'expression de "blibliothèque neuronale" – on ne dira jamais assez combien il est important que le traducteur accumule, stocke, empile, même en bazar, des pans et des strates de langage. Le moment voulu, il plongera sa carotte dans les sédiments et retrouvera bien le minerai original ou la qualité de glaise nécessaire à une durable poterie.
Lire Tavares en français, c'est donc passer par l'ombre portée de Nédellec, qui parle humblement de "trouvailles" alors que son travail, bien sûr, est plus profond et plus attentif qu'une simple démarche de dénicheur. Il nous dit à un moment que le traducteur se doit d'être "mélomane et athlétique". Il aurait pu ajouter "discret", mais il l'est sans doute trop pour avoir l'outrecuidance de s'en vanter.



lundi 26 novembre 2012

Saint Mallo et l'arbre aux souliers

De quoi sont composés les rêves? On pourrait avancer la réponse suivante:  de sucres (~55,2 %), d'huile végétale (huile de palme ~17,3 %), de noisettes (13 %), de cacao maigre en poudre (7,4 %), de lait écrémé en poudre (6,6%), de lactosérum (petit lait ~0,8 %), d'émulsifiant : lécithine de soja (~0,3 à 0,7 %), et d'arôme. Il semblerait donc que l'onirisme soit à base de Nutella, une aberration moins littérale qu'il n'y paraît, comme on pourra s'en rendre compte à la lecture de Nocilla Dream ("rêve Nutella"), roman signé Agustín Fernández Mallo, et première louchée d'une trilogie espagnole dont on espère lire bientôt les deux autres volets.
Mallo appartient à ce qu'on appelle la génération Nutella. Dis comme ça, ça fait un peu potache. Rattachons plutôt Mallo à ses pairs – Rodrigo Fresán, Juan Fransisco Ferré, Santiago Gamboa, Eloy Fernandez Porta, Robert Juan-Cantavella, Jorge Carrión et Javier Calvo, pour n'en citer que quelques-uns. On parle aussi de mouvement after-pop. Hop. Certains sont traduits, d'autres non. Mais le point qu'on puisse dire c'est que le roman expérimental espagnol se porte bien. Je dis expérimental, parce que sont là des livres chimiquement instables, qui s'intéressent davantage aux explosions qu'aux solutions, même s'ils sont tous particuliers. Mais bon, si vous avez un tant soit peu lu Fresán – par exemple, Mantra –, vous m'aurez compris. Et sinon, eh bien lisez Mantra ou Nocilla Dream, et vous comprendrez vite. Vite, parce que sont des livres qui travaillent les vitesses, les intensités, les raccourcis et les rallongis [sic]. Décomplexés face au narratif, amis de l'informatif détourné, avec, pour Mallo, ce petit côté Short Cuts ou Magnolia qui est une des ripostes possibles de la littérature face au chaos normalisé. Mais qui dit Nutella ne dit pas gloubi boulga. On s'en convaincra aisément et joyeusement en lisant Nocilla Dream, qui vient de paraître aux éditions Allia, traduit par Gabrielle Lécrivain – la première édition en espagnol date de 2006.
Le livre est composé de 113 chapitres, mais il n'est pas sûr que ce soient des chapitres. Peut-être sont-ils à l'image de ces chaussures suspendues à cet arbre en bordure de la route US50, dans le Nevada, arbre qui est comme l'anti-Yggdrasil du roman, et autour duquel tournent nombre de récits, des récits qui parfois se croisent, parfois s'évitent. Mais le roman ne procède pas uniquement par concaténation de micro-récits. Tantôt l'auteur s'adresse au lecteur, tantôt il dispense de pures informations, allant jusqu'à se contenter de citer un auteur, une source. On touche alors à une esthétique du collage. Thomas Bernhard s'arroge ainsi un chapitre entier. Il y a aussi des données chiffrées ("constantes physiques d'intérêt, p.88), un poème au contenu invisible, une géographie des utopies, un détecteur de neutrinos, une prostituée au grand cœur, Pat Garrett et Billy le Kid, un Mexicain asphyxié par des haricots, etc.
En fait, plutôt que de parler de Nutella, il faudrait parler de Meccano. Et l'on serait tenté, à première lecture, de trouver l'entreprise littéraire de Molla "mécanique", ce qui nous conduirait à dire d'elle qu'elle ressort du procédé. Mais le procédé n'est-il pas plutôt du côté de tous ces romans pavillonnaires (ou faussement nomades) qui nous parlent d'un écrivain en panne d'inspiration qui rencontre une jolie jeune fille ou d'un trentenaire ayant du mal à faire le point sur sa vie et sur l'Europe? Molla dispose ses segments avec une rare intelligence, ce qui leur confère un champ vibratoire certain. Des échos, des reflets, des correspondances naissent au fil de la lecture. Le livre se construit par le milieu, au lieu de pousser comme un gentil poireau narratif. Il raconte, en quelque sorte, sa complexe prolifération, et finit au bout du compte par rendre compte du réel sans cesse diffracté en induisant des liens tour à tour symboliques, érotiques, scientifiques, etc. Il s'interroge, non sans malice, sur les principes d'autonomie (des sociétés, comme par exemple avec les micronations, mais aussi des modules narratifs eux-mêmes). Comment fonctionne un livre? Produit-il son propre carburant? Son impulsion vient-elle de l'extérieur?
Nocilla Dream est moins un roman expérimental qu'un roman appelant une lecture expérimentale, c'est-à-dire instable, sans cesse mobile, et gaie, et légère, mais aussi tendue, tenace. Il s'empare du réel comme d'une fiction et lui ajoute des plis. Est-il chaotique? Juste malin? Teinté de désespoir? Trublionesque? Potache? Vibratile ? Musical? Un peu de tout ça, sûrement. Au lecteur d'établir un pont entre, par exemple, ces quelques segments:
"Tout le monde sait qu'écrire, c'est être mort. Seule la mort passe la vie au crible et permet, à cette distance, de la réécrire. C'est pourquoi l'auteur ne fait que raconter le monde des vivants depuis le monde des morts."
et
"Il prend la guitare, cloue à nouveau son regard au fil de l'horizon et, pour s'amuser, commence à jouer les accords de K 2000."
et
"Il prétend recueillir tous les sons qui, dans cet appartement totalement isolé de l'extérieur, ne parviennent jamais à se faire entendre: le vol d'un oiseau au ras de la fenêtre, le passage d'un hélicoptère, le sifflement d'un laveur de carreaux ou du vent, de même que les bruits imperceptibles des canalisations, les vibrations de la structure, l'oscillation des antennes, les chasses d'eau des 100 appartements alentour, le zonzonnement parasite qu'émettent les câbles électriques, la giration des roues des voitures dans le parking souterrain, le ring des caisses enregistreuses des boutiques des étages du bas, etc."
L'avantage de la superposition – qui en physique est un principe se définissant ainsi: "si un nombre donné d'influences indépendantes agissent sur un système, l'influence qui en résulte est la somme des influences individuelles agissant séparément" (p. 143) – l'avantage de la superposition, donc, c'est qu'elle procède par plans, donc par pensées de formes, et non simplement par lignes, points et raccords. Dans Nocilla Dream, on ne vas donc pas d'un point à un autre, ce qui somme toute est une bonne nouvelle. On ne risque pas de rencontrer d'écrivains en mal d'inspiration, inventés par des écrivains dénués d'inspiration.
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Agustín Fernández Mallo, Nocilla Dream, traduit de l'espagnol par Gabrielle Lécrivain, éditions Allia, 9€20