dimanche 4 décembre 2011

Pressons patience: lectures à venir

Partagé entre un livre en quête de finitude (autrement dit un bouquin à terminer) et divers déplacements à Marseille et en Argentine (où ma femme Marion Laine tourne son deuxième long métrage cinéma, Un singe sur l'épaule, avec Juliette Binoche et Edgar Ramirez — on vous en reparlera plutôt cent fois qu'une), je n'ai guère eu le temps de me consacrer aux mille et une lectures que je voulais. Je n'aime pas l'idée de parler des livres en trois lignes, mais là je vois mal comment je pourrais taire les titres de ces livres qui piaffent sur ma table de chevet, que j'entrouvre régulièrement en attendant de trouver le temps de leur consacrer un temps décent (et une attention digne de ce nom), car à chaque fois que je les hume ils me disent des choses, m'en promettent d'autres, et me menacent quasiment si j'ose m'imaginer les éviter. C'est l'éternel paradoxe: l'envie de lire tel livre se doublant de l'envie de lui trouver le bon moment (en se disant que ça peut être dans dix heures, dix jours, dix ans — parce que ce ne sont pas des denrées périssables, enfin si, certains, mais comme ces derniers ont été conçus comme tels, ne les plaignons pas). 

Voici donc ce qui me pend aux yeux:

• Mourir de mère, de Michael Lenz, éd. Quidam, traduit de l'allemand par Sophie Andrée Herr;
• La vache au nez subtil, de Campos de Carvalho, éd. LaureLi, traduit par l'excellent Emmanuel Tugny;
• Palabres, de Urbano Moacir  Espedite, éd. Attila, traduit par Bérengère Cournut et Nicolas Tainturier, avec des dessins et gravures de Donatien Mary;
• Se constituer vrai/ment grand-père, de Julien Blaine, éd. Le Bleu du Ciel (acheté à l'Odeur du Temps, librairie marseillaise sublimissime où les déchets n'existent pas);
• Peeping Tom, d'Alessandro Mercuri, ed. Leo Scheer;
• Cheese Monkeys, de Chip Kidd, éd. Inculte, traduit par l'ami Aronson (avec la collaboration de JC Ladurelle);
• Cinacitta, de Tommasio Pincio, éd. Asphalte, traduit par Sarah Guimault;
• Le sang du ciel, de Piotr Rawicz, éd. Deuxième Edition;
• Yama Loka Terminus, de Léo Henry & Jacques Mucchielli, éd. L'altiplano.
La liste pourrait ne pas s'arrêter là. Tous m'ont été conseillés par des amis, et bien souvent offerts par eux, car c'est ainsi que vont et viennent les livres, entre yeux et cœur concertés. Merci donc à Hugues Robert, Poucette, Fabrice Colin, les auteurs, les éditeurs, les libraires, les proches, etc. pour m'aider à faire le tri dans la beauté des choses. Dès que je finis mon livre, promis, je dévore vos offrandes.

Poppermost Pacôme

Il y a presque dix ans, les éditions Musica Falsa publiaient un drôle de livre signé Pacôme Thiellement intitulé Poppermost, considérations sur la mort de Paul McCartney, que je n'ai lu "vraiment" que très récemment, à la faveur de trajets ferroviaires, entre Paris et Marseille, en écoutant, casques sur les oreilles, non pas les Beatles mais plutôt des chants juifs ou des reprises de reprises de reprises…. Est-ce d'ailleurs un livre sur les Beatles? Rien n'est moins sûr. En fait, l'auteur, en recourant à une méthode schizo-analytique dont il relance la donne en la nourrissant de réflexions pop, se penche sur la question du devenir, et son avortement. Quand devient-on Beatles (ou plus précisément "autre", "walrus")? Quand cesse-t-on de déplier le désordre du monde pour redevenir celui qui ne devient plus mais se contente de passer par les cases de l'être? Le grand concept à l'œuvre dans le livre est celui de "tour", que Thiellement décline également en "entourloupe". Etre l'homme-œuf demande un certain sens du vertige, façon derviche. Eclairant cette histoire de "tour" avec les lueur de Lewis Carroll, Artaud et quelques autres, confrontant l'entreprise des Beatles aux derniers avatars du christianisme, Thiellement finit par créer un livre d'un romantisme très particulier, un romantisme irradié où la question de l'identité est sans cesse remise sur la sellette, comme s'il importait, jusqu'au bout, d'être "naïf" (au sens poétique), et de croire, une avant-dernière fois (celle-là, seule, compte) qu'il est possible de se défaire de soi-même, une bonne fois pour toutes, et ce sans verser dans les ornières diverses qui accompagnent l'infini des chemins pop-rock (satanisme, guitar-héroïsme, mercantilisme etc, tout ce qui lie le rock et la pop à une orthodoxie cheap). Le livre se double en outre d'une belle visite aux Residents, qui aide à tout mieux comprendre et faire détonner. L'anonyme comme phase deux du collectif. Deviens ce que personne n'est: ni toi ni lui ni les autres, mais all together.
Riche et furibond, généreux et bousculeur, bourré de freaks et de tricks (mais ne trichant jamais avec le lecteur — il est bien trop généreux pour ça), Poppermost redistribue les cartes de la mythologie pop (malicieux tarot…), et, dans une langue qui se rêve sans organes, approche au plus près de la couture entre eros & thanatos, l'air de rien, comme si la ritournelle du devenir butinait le plus noir sillon. C'est le livre d'un troubadour shooté à la pensée, un livre joyeux, funambule, qui ne laisse entrer la tristesse que pour mieux y chercher des lignes de fuite, possibles ou impossibles. C'est aussi un livre sur l'amitié, donc un livre de philosophe, entre marteau et enclume, qui sans cesse attrape le lecteur par les épaules pour l'entraîner dans une danse, possiblement nervalienne, dont le nom reste à inventer. Bref, une revolution 9 + 1 + 1…
C'est le livre de celui qui sait que I am he as you are he as you are me and we are all together.
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Pacôme Thiellement, Poppermost, éd. musica falsa, 2002

Babel, le retour

Les éditions Le Bruit du temps devraient recevoir la Légion d'honneur (ou plutôt l'ordre du mérite éditoriale; ils viennent en effet de publier les œuvres complètes d'Isaac Babel, et ce dans une nouvelle traduction (et avec un appareil critique) signé Sophie Benech. Jeudi 8 décembre à 20h00, la librairie Le Comptoir des Mots vous convie donc à une soirée autour d'ISAAC BABEL.
 
Ça se passe à l'adresse suivante: 239, rue des Pyrénées 75020 Paris - M° Gambetta). Vous pourrez rencontrer la traductrice, mais aussi l'éditeur, l'excellent Antoine Jaccottet).
 
En attendant jeudi, voici le début d'un texte écrit par Sophie Benech (paru dans le Matricule des Anges en mars), et dont on peut lire l'intégralité sur le site de l'éditeur (il suffit de cliquer sur le lien associé au nom de la traductrice un peu plus haut, voyez comme c'est facile):

Pour une traductrice qui, comme moi, a la chance de ne traduire que des auteurs qu’elle aime, chaque traduction est avant tout une rencontre. Tous ceux sur lesquels j’ai travaillé m’ont marqués, qu’il s’agisse de Chalamov qui m’a accompagnée pendant des années et auquel je pense chaque jour, de Léonid Andreïev, cet esprit tourmenté et attachant aux prémonitions fulgurantes et au style savoureux (même s’il n’a pas l’envergure du premier). Ou qu’il s’agisse d’auteurs contemporains, comme Ludmila Oulitskaïa, avec ses histoires dans lesquelles je retrouve la personne humaine pour laquelle j’ai beaucoup d’estime et d’affection, ou encore Iouri Bouïda, à mon avis l’un des plus authentiques écrivains russes de ces vingt dernières années, dont la langue à la fois poétique et concrète nous touche par tous les sens, non seulement la vue, mais aussi l’ouïe, l’odorat, le toucher et même le goût, sans oublier un sixième sens indéfinissable (…).

Défendre le livre

Comme vous le savez peut-être, un projet de loi vise à faire passer la TVA sur le livre à 7% (au lieu de 5,5%), le livre n'étant pas un produit de première nécessité aux yeux des immenses lecteurs qui nous gouvernent. Je me permets donc de relayer (parmi des dizaines d'autres réactions) un appel lancé par un libraire. (Et j'en profite pour faire la proposition suivante à nos chers décideurs: et si vous ne faisiez passer à 7% que les livres que vous publiez sous vos noms et dans lesquels vous démontrez à quel point la langue est pour vous un légume comme un autre?). En attendant vos réactions, que chacun se mobilise et interpelle à sa façon et selon ses méthodes l'Assemblée nationale et le Sénat. Et si le message ne passe pas, eh bien il faudra inventer d'autres voies pour convaincre la débilocratie qu'elle ne peut pas tout salir (les libraires pourront mettre des bandeaux sur les livres à partir du 1er janvier, avec l'inscription: "Payer plus pour lire moins", ce genre…)

"Cher Tous,

Le projet de loi de finances rectificative, voté en ce moment à l'Assemblée et déjà en discussion au Sénat met en place la nouvelle TVA réduite à 7 %. Elle était à 5,5 % jusqu'alors.
Le livre est assujetti à cette TVA réduite.
La rentabilité de la librairie française s'établit autour de 0,5 % de son chiffre d'affaires avant impôt.
Cette fragilité l'empêche de résister au choc de cette progressivité du taux de 5,5 à 7.
Alerté par l'ensemble des professions du livre, l'État commence à en prendre conscience.
Les députés et sénateurs auront ce mercredi, dans la cadre de la commission mixte paritaire qui se réunira, le pouvoir de proposer un changement de la loi.
Le livre étant aussi un produit de première nécessité, l'affirmer à nos députés et sénateurs est vital ce samedi.
Je vous invite à leur adresser ce message par courriel dès aujourd'hui :

"Madame, Monsieur, nous comptons sur votre appui pour que l'Assemblée et le Sénat s'opposent à l'application de la TVA à 7 % pour le livre. Cela menace directement toute la chaîne du livre (imprimeries, éditions, librairies, bibliothèques) sur tout notre territoire." :
1) http://www.assemblee-nationale.fr/qui/communes/recherche_new.asp ou http://www.assemblee-nationale.fr/qui/xml/liste_alpha.asp?legislature=13 ;
2) http://www.senat.fr/elus.html

Et bien sûr, nous comptons sur l'immense force de votre action si vous adresser aussitôt ce courriel à l'ensemble de votre fichier.

Yannick Poirier
Tschann Libraire
125 bd du Montparnasse
F 75006 Paris"

mercredi 9 novembre 2011

Les voleurs de sources: Burroughs et le plagiat

On ne va pas revenir sur ces histoires de plagiats, qui sont la tarte à la crème de la critique littéraire – qui, franchement, a déjà mangé une tarte à la crème? C'est un peu comme le cas Céline, éternellement scindé en deux positions antagoniques mais inextricablement liées. Non c'est pas beau de copier MAIS oui la littérature a toujours pillé. Le seul intérêt dans la démarche, floue, forcément floue, du plagiat, étant la suivante: pourquoi copier? Dans quelle démarche créatrice s'inscrit le transplantage? La question n'est pas légale, on s'en doute, mais technique. On ne juge pas le plagiaire à sa discrétion ou à ses sources. Il sait ce qu'il fait. Il sait si c'est une nécessité inventive ou une paresse intellectuelle. Laissons-lui le bénéfice du rire ou de la honte. Donc, non, ne revenons pas sur la tarte et encore moins sur la crème — mais lisons ce texte passionnant de William Burroughs sorti en traduction fin août de cette année et intitulé Le Temps des assassins.
Publié par Mona Lisait, Books Factory Collection (et dénichable, donc, dans les librairies Mona Lisait), traduit par Lucien Suel, Le Temps des assassins est un court texte de 14 pages dans lequel Burroughs appelle au pillage, mais pas seulement littéraire, mettant sur le même plan tout ce qui sollicite les sens. L'écrivain est une machine enregistreuse, des phrases lues ici et là traînent en lui, qu'il replante au gré de ses progressions, quand le texte appelle l'extériorité (de l'intérieur). Sous sa rhétorique en apparence provoc ("allez-y franchement et plagiez en toute liberté"), l'auteur du Festin nu s'interroge en fait sur la validité de ce qu'on appelle "ses propres mots" et sur ce qu'il appelle "le fétiche de l'originalité" (!). Vision de l'écrivain en "voleur inspiré et sacré", las de "l'ego stérile et péremptoire".
Mais c'est surtout le prétexte pour Burroughs  à une passionnante digression sur l'enseignement de l'écriture, la passation du savoir-faire, le bien-fondé de la démarche créatrice. Après avoir rappelé la condition suivante:
"[…] rappelez-vous: la renommée ne se mange pas. Et vous ne pouvez écrire que si vous voulez écrire et vous ne pouvez vouloir que si vous le ressentez vraiment."
Burroughs laisse son texte partir en vrille, ou plutôt en rhizome, démontrant royalement qu'il dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit, et soulignant au passage le seul point digne de considération:
"Dans [l]es autres professions, vous pouvez toujours faire semblant. Par contre, si vous écrivez sans y croire, vous ne produirez que de la merde."
Et le voilà qui ausculte son désir d'être Délégué à l'Assainissement pour la ville de St Louis (?). On dira qu'il s'éloigne de son sujet, qu'il botte en touche. On lira surtout dans ce qu'il fait  la réponse libre d'un écrivain qui sait que nos mots ne sont pas nos mots tant qu'on ne les a pas découpés (méthode du cut-up), délocaliser (greffe), et surtout tant qu'on n'a pas identifié en eux le virus mis au point par les docteurs de la langue, ces singes glabres.
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William S. Burroughs, Le Temps des assassins, traduit de l'américain par Lucien Suel, éd. Mona Lisait, Books Factory Collection, 8 euros

vendredi 28 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 8

On a quitté Toronto pour s'importer plus à l'ouest, dans un Vancouver livré à la pluie, non, battu giflé puni par la pluie, assommé par la pluie, ce qui doit être un peu pénible pour tous les Indignés qui campent devant le musée des Beaux-Arts, d'autant plus que le concept d’Occupy Wall Street est né ici. Comme ils le disent si bien: Si le monde était une banque, vous l'auriez sauvé. Hier soir, il a fallu donner une conférence en anglais, ce qui est toujours l'occasion d'éprouver une autre forme de jet-lag: le jet-lag langagier. Les fuseaux sont proches, mais on entend un peu de son blanc, quand même, on ne dit pas les mêmes choses, on bégaie autrement. La Simon Fraser University, qui est à Surrey, et non à Vancouver (il faut prendre le skyline) présente une architecture démente, comme si ses concepteurs s'étaient amusés à se surprendre entre eux. Derrière le verre, des poteaux de bois ressemblent à de gigantesques crayons, et des escalators doublent pacifiquement d'immenses escaliers. On a dîné avec des enseignants et bibliothécaires, et la discussion a porté à un moment sur les mouches noires du Yukon. Je vous laisse googler, mais ces bestioles semblent avoir inspiré la série des Aliens, d'après ce que j'ai inféré. Il ne me reste plus qu'une conférence ce soir, à l'Alliance française, puis ce sera la divertissante épopée du retour en France avec grève Air France à la clé. Sinon ça serait moins drôle hein.

jeudi 27 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 7

Aujourd'hui, la pluie a décidé que Toronto était sa chose. Elle a commencé par effacer les deux tiers supérieurs de la CN Tower, s'est allongé sur le front de lac tel un drap qu'il est hors de question de défroisser puis s'est mise en tête de bénir les millions de crânes en vadrouille. Du coup, la ville a pris une autre allure, un air aquarium, qui donnait envie non pas de presser le pas mais au contraire de laisser traîner les nageoires. Bon, heureusement, il reste des bonnes librairies (à peine une dizaine, ce qui est terrifiant, si l'on y songe), et on a pu acquérir une édition de Howl de Ginsberg qui donne juste envie d'avoir la barbe (c'est fait) et de l'inspiration (on a passé commande, mais les délais de livraison sont longs). Et là, évidemment, on a surtout envie de retraduire Howl, mais pour des questions de droit il paraît que non, y en aura qu'une jusqu'à notre mort. (Merci le droit d'auteur, tu es un petit con, tu sais.) Pourtant. Passons. J'ai vu les meilleurs d'entre nous se faire broyer par la folie… Ok, j'arrête, je ne veux pas de procès, on vit dans un monde à versions limitées. Ce soir, dernière occasion d'échanger sourires, phrases drôles et cartes de visite avec quelques dizaines d'écrivains. Car demain, on se carapate à fuseau retroussé (l'image est assez nulle, j'en conviens), direction Vancouver, pour une conférence à la Simon Fraser University sous le haut tutelage de Ken Seigneurie (quel nom !), suivie le lendemain d'une allocution (très élyséen…) à l'Alliance française. "Le taxi passera demain vous chercher à 4h du matin." On négocie: "4h01?" — mais non. De toute façon, on s'est acheté un chapeau, des poèmes et de la mélatonine, alors on va pas faire les difficiles.

mardi 25 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 6

Une cinquantaine d'élèves du Lycée français de Toronto m'attendaient au tournant, et nous avons tenté ensemble de négocier le délicat virage de la communication. Après un exposé soigneusement confus et modérément jet-lagée du métier de traducteur, de ses risques, doutes, avantages, les questions se sont frayées un chemin, assez frontales et pertinentes — un garçon bâillait au premier rang tandis qu'au dernier deux blondes pouffaient, ce qui était presque encourageant. Vous écoutez quelle musique en traduisant? Quelle est votre traduction préférée? Vous laissez beaucoup d'erreurs dans vos traductions? Ça vieillit bien, une traduction ? Vous étiez bon en maths? Vous pourriez arrêter d'écrire? Etc. Les questions, même naïves, font souvent mouche. On se découvre sincère, même. Que retireront-ils de cet échange? Je leur fais confiance. Même au bâilleur et aux pouffeuses.
Après ça, la journée s'est déroulée à la vitesse d'un streetcar infatigable, et le soir a vu son lot de petits fours et de grands verres, où on a pu croiser des gens qui font tout pour que le livre voyage, une Australienne qui nous a expliqué que le climat chez elle était devenu fou, un Irlandais fabriqué à partir d'une armoire qui s'occupe d'un festival gallois et ne vous tape pas sur l'épaule pour vous éviter une épaule déboitée, une éditrice new-yorkaise répondant au nom inoubliable de Lexy Bloom, un écrivain anglais charmant du nom de Harry Whitehead ("like Colson, yeah, but different") et son épouse poète Anita, une femme chargé d'organiser des festivals littéraires en Chine ("they read a lot in China" — n'importe quel tirage avoisinant 10 000 ex au minimum…), des gens du Consulat qu'on a juste envie d'adopter tellement ils sont cool, sympas et dévoués (et même drôles). Et le passionnant Emmanuel Delloye, kaboulesque en diable.
On a aussi vérifié une fois de plus qu'arborer un t-shirt portant la phrase "I'm not Thomas Pynchon" vous fait gagner un temps considérable dans la prise de contact. Neat.

lundi 24 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 5

Les choses sérieuses ont commencé, du moins c'est ce qu'elles prétendent. Une lecture publique, en anglais, avec un micro qui hélas fonctionnait et des projecteurs qui empêchaient de voir l'expression sûrement expressive des trente personnes venues entendre quelques auteurs lire des extraits parlants. J'avais choisi, après moult délibérations, un morceau de Chair électrique, situé vers la fin: Howard se rend au chevet de sa mère mourante et joue avec la télécommande du lit médical. Un peu d'agonie, un peu d'humour: le mélange idéal pour un dimanche matin à Toronto. S'en suivit une séance de signature qui me rappela fortement ces moments où vous vous installez à une terrasse de café et comprenez immédiatement que le serveur ne viendra jamais. Heureusement, David, le "chargé de livres" qui m'a invité, était là, et nous avons pu, moyennant un burger carbonisé, parler de toutes ces choses qui, d'après nos mobiles critères, motivent la jubilation (en gros: de livres, d'écriture, et même des perspectives humaines). Le soir, Random House organisait une sauterie dans un musée dédié aux céramiques (et en particulier à la dînette des Romanov): un cauchemar sonore, puisque la party avait lieu dans une pièce qui, par ses qualités résonantes, rendait toute conversation impossible. On peut difficilement hurler à des inconnus qu'on est l nk jfmmj j
Nous voilà lundi. D'autres charybdes nous attendent. Entre autre: un entretien avec le magazine Quill (du coup, on pense à Sade), et parler traduction à des élèves français de troisième et de seconde: il est normal qu'eux aussi aient droit à une punition. La blueberry buttermilk tart qui m'attend devrait laver tout ce sang intellectuel impossible à verser sans sourire.

samedi 22 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 4

Long live AGO ! La fort bien siglé Art Gallery of Ontario, située aux abords du quartier chinois (riche en légumineux  arc en ciel et champignons volubiles), se distingue par son long et convoluté escalier de bois qui mène jusqu'à un cinquième niveau. On a évité comme la peste l'expo Chagall, majorée de cinq dollars, pour se concentrer sur l'exhibition (le mot passe ici en français) sur General Idea, ce collectif d'artistes canadiens spécialisé, de 1969 à 1994, dans la reprise illégale d'images, icônes, formes, collectif inventif, furieux, qui ne se contente pas d'injecter du pop dans l'art ou vice versa, mais retourne les idées tels des gants destinés à serrer des mains futures. Machine non pas célibataire mais à trois, créée et dirigée par Felix Partz, Jorge Zontal et AA Bronson, General Idea travaille moins la transgression et la provocation que leurs effets sur nos rétines usées. Qu'il s'agisse des énormes gélules d'AZT ou des partouzes stylées de caniches, du mythique concours visant à élire leur muse définitive ou de l'imaginaire "Pavillon", les trois larrons font fort, comme sur cette photo d'un jeune homme blond qui porte un verre de lait à la bouche et écope du coup d'une anti-moustache hitlérienne blanche. Multi-média avant l'heure, agitateurs professionnels d'un art rongé par le medium, ils abordent la création avec l'énergie ardente d'éclectiques destructeurs.
D'autres œuvres, glanées au fil d'une déambulation erratique, permettent de tomber sur de purs moments, comme ces œuvres de Motherwell sur papier de riz (il en avait acheté 1000) et sur lesquelles il laisse sa main et ses encres suivre les mouvements syncopés de la Suite lyrique de Berg. Vu également: les très troublants seins d'une femme crucifiée "par le" photographe tchèque František Drtikol, le Massacre des Innocents de Rubens (à voir à genoux, balbutiant)…
Après ça, redescendre tranquillement Spadina Road, les pensées ailleurs, autres, direction le non-lieu du lac, où chaque clapotis se change en  décision impossible et pourtant subtilement prise par le vent. Bref, on a bien mérité le burger bacon cheddar du Shoeless Joe — et la perspective d'une après-midi d'écriture dans la chambre d'hôtel avant le dîner avec des collègues, ce soir, dans un restau chinois. Peut-être échangea-t-on moins naïvement, alors, des "idées générales".

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 3

L'intérêt du décalage horaire, c'est qu'il provoque un dérèglement raisonné de tous les sens dans tous les sens. Fini le sommeil paradoxal ! Vous entrez dans le sommeil ambigu — en gros, vous rêvez que vous n'arrivez pas à vous endormir, et comprenez alors que vous êtes éveillé et vous imaginez dormir. Vous prenez pour de la fatigue ce qui est de l'excitation, et profitez de votre énergie décuplée pour savourer une autre forme d'hébétude. Du coup, à six heures du matin, la piscine chauffée de l'hôtel vous semble tout à fait dans vos cordes. L'espace de quelques brasses absurdes, vous êtes un millionnaire désœuvré. Car il faut bien dire que l'écrivain en voyage se voit accorder quelques privilèges, a même le droit d'usurper le droit au luxe, comme pour mieux lui rappeler que les revenus de ses livres ne lui permettront jamais de jouir d'un tel statut. Comme si la société culturelle essayait de le dédommager d'une carrière qui n'en est pas une, soyons franc. (D'ailleurs, le breakfast is not included.)
Le jour s'est enfin levé sur Toronto, ou plutôt le gris, comme si le lac Ontario avait projeté toutes ses rancœurs à même le ciel. Quelques joggeurs traquent l'arythmie sur le front dégarni du lac, tandis que les ouvriers s'activent : ici, c'est le chantier, le parking en surface a été détruit et un autre, abyssal, est en cours d'excavation. Harbourfront fait peau neuve, à quelques blocks des cinq cents et quelques mètres de haut de l'hypodermique et bétonnée CN Tower, dont le fuselage a coûté plus de 240 millions de dollars US et qui s'efforce d'être la plus haute structure au monde, talonnée de près par le fameux Taipei 101. Qui a la plus grande? Le débat est un peu trop humain pour être abordé ici.
Sinon, le brownie cheesecake du Second Cup vaut le détour, ainsi que ses monstrueux cookies en bocaux qui feraient frémir jusqu'à la vaillante Ripley. Sinon (bis), on hésite à visiter le musée Bata — le Bata Shoe Museum, incongru pompodrome où faire du surplace est sans doute une expérience pour les podophiles. On lui préférera donc l'AGO, l'Art Gallery of Ontario qui propose ces jours-ci une expo alléchante:  Constructing Utopia: Books and Posters from Revolutionary Russia (1910-1940), ainsi qu'une assez énigmatique exhibition au concept flou, Haute Culture: General Idea. On vous dira, entre deux gorgées de sirop d'érable.

Vollmann se fait un rail

The Very Mad Trip (ou ma balade au Canada) / 2


Difficile de savoir quand commence le voyage. Face au mystère de la valise à faire ? Chausettes : oui. Pléiade Platon: non. Dans le RER B, qui semble à chacun de ses arrêts vous mettre au défi d'arriver à l'heure à l'aéroport? Dans l'aéroport, où votre passeport est soumis à un examen minutieux, comme s'il s'agissait d'un document émis par l'Office international du Terrorisme? En fait, le voyage commence vraiment quand on vous demande d'enlever votre ceinture: c'est une requête on ne peut plus intime qui ne débouche pourtant sur rien de très excitant. Juste ne pas sonner. Voilà. Pour voyager, il faut ne pas sonner. If you don't ring, you can fly. De quoi tournebouler le bon sens d'une mouche, mais bon. Il reste quelques contrôles, parce qu'on ne sait jamais. La multiplication des contrôles, si l'on y réfléchit bien, est flippante, à croire qu'ils doutent de la validité de leur scrutation. Enfin on décolle. Là, vous avez plusieurs possibilités, dont l'une consiste à regarder un des films proposés par le dossier du fauteuil d'en face qui se penche alors vers vous comme pour vous faire comprendre que sortir votre ordi est de l'ordre de l'impossible. Un écran tactile vous accueille, grand comme une carte de visite un peu prétentieuse. Donc : des films, hein, pas des livres – pourtant, quelques pdf bien stylés pourraient revitaliser l'appétit culturel du voyageur, mais non. Quelques minutes de Very Bad Trip 2, sans le son, s'avèrent édifiantes. Le cinéma américain a réinventé le muet par défaut. On passe quelques minutes sur Paris, de Klapish, qui a dû se mater tous les Lelouch et penser qu'un film choral est ok. Mouais. Heureusement on a encore le droit de lire et le cas Daffy, sweet Lybia, est bouclé. Enfin l'avion descend et, à sept mille pieds, sort son train d'atterrissage, on n'est jamais assez prévoyant. Il y a eu entretemps le plateau repas, qui n'était pas si mauvais, sauf que si vous vous imaginez servir ça à des amis vous revenez vite sur votre jugement un peu trop bienveillant. L'avion se couche alors sur la piste, tel un fer à repasser manipulé par un parkinsonien et là il vous faut prouver à nouveau que vous n'avez aucune intention de renverser le gouvernement ou d'importer du roquefort. Le Canada est derrière la porte vitrée, ainsi que la promesse d'une cigarette. Vous comprenez quelques secondes plus tard que le décalage horaire est un tour de passe-passe dont vous allez être et le lapin et le chapeau. Une personne du festival où vous êtes condamné vous sourit comme si elle n'avait pas lu vos livres et la découverte de l'exotisme revu et corrigé par la mondialisation peut commencer.

jeudi 20 octobre 2011

The Very Mad Trip (ou: ma balade au Canada) / 1

Demain je vais monter dans un énorme engin qui vole au-dessus de la mer et atterrir très loin dans un aéroport d'où j'irai, espérons-le pas à pied, à Toronto. Le but premier, outre gastronomique, consiste à participer à un festival de littérature internationale: l'IFOA, qui réunit, du 19 au 30 octobre, des dizaines d'auteurs du monde entier. Impossible de citer tous les participants, bien trop nombreux, mais dont vous trouverez les noms sur le site en lien. Juste quelques noms: Edem Awumey, le grand Russel Banks, Peter Behrens, Daniel Clowes, Will Ferguson, Amitav Ghosh, l'ami David Homel, Nancy Huston, Michael Ondaatje, Gary Shteyngart, Colson Whitehead (oh my god), Tessa McWatt…
Je devais en principe participer à une table ronde autour de la traduction, mais finalement non, c'est annulé, la modératrice a des problèmes de santé, et à la place je lirai un extrait en anglais et en français du Golden Gate, de Vikram Seth – ce sont les aléas du direct. Je vais également prononcer (ou plutôt: articuler) quelques conférences sur la traduction, un sujet moins soporifique qu'il n'en a l'air. Il y a aussi une excursion prévue aux Chutes du Niagara, une occasion idéale pour revoir le film de Hathaway (Niagara), avec Joseph Jaloux Cotten et Miss Wow Monroe. Et puis, il y a le fantôme de Glenn Gould, somewhere, gris sur gris. Ce périple sera suivi d'une rando à Vancouver, en particulier à la Simon Fraser University, qui m'invite, mais n'anticipons pas. Il reste à découvrir d'abord Toronto, une ville qui apparemment se porte à merveille si l'on en croit Wikipedia:
The city's net debt stood at $4.4 billion as of the end of 2010 and has a AA credit rating. Toronto is expected to pay $400 million of the debt in 2011. The city's debt increased by $721 million in 2010.
(Je ne traduis pas, c'est trop flippant.) Voilà, nous essaierons de vous tenir au courant catastrophe par catastrophe, joie par joie, poutine après poutine, du déroulement de ce very mad trip…

lundi 17 octobre 2011

Afterpop

L’ Afterpop à Paris en novembre

Courant littéraire émergeant du champ éditorial espagnol contemporain, l’Afterpop est désormais traduit en français, à travers les livres de trois auteurs particulièrement représentatifs de sa diversité et de sa richesse, et simultanément publiés en septembre dernier :


 Homo Sampler, de Eloy Fernandez Porta ( Inculte ), traduit par François Monti

 Providence, de Juan Francisco Ferré ( Passage du Nord Ouest ), traduit par François Monti

 Proust Fiction, Robert-Juan Cantavella ( Cherche Midi / Lot49 ), traduit par Mathias Enard

Les 2, 3 et 5 novembre prochains, nous vous invitons à rencontrer Eloy Fernandez Porta et Juan Francisco Ferré, présents à Paris pour une conférence et deux rencontres en librairies :


 Mardi 2 novembre à la librairie Le Comptoir des Mots, à 19h30.

 Mercredi 3 novembre à l’Institut Cervantes ( horaires à venir )

 Samedi 5 novembre à la librairie Le Monte En l’Air, à partir de 17h.

mercredi 12 octobre 2011

Vide éclectique: passez Rossignol

Vie électrique, le "roman" de Jean-Philippe Rossignol, pose problème, mais ce problème, il le résout très vite de lui-même, comme on défait un nœud dont on a pas besoin pour grimper cinq centimètres plus haut. On aimerait tant pouvoir l'aimer et le défendre, ce livre, qui arpente, à défaut d'éclairer, des territoires pour lesquels on éprouve plus que de la sympathie. Car Vie électrique, avec son titre intense qui cache tant bien que mal le plus bas des voltages, se préoccupe de tout ce que nous aimons ou presque: il y est question de Vollmann, de Jean Genet, de Céline, de Thoreau, de Faulkner, Kerouac, Guillermo Cabrera Infante, Julian Rios, B.S. Johnson (!), et même Brinkmann (!!), Kathy Acker (!!!) et j'en passe… Comment s'énerver devant pareil Panthéon?
Le hic, c'est que Rossignol ne sait pas trop comment réinventer Lagarde et Michard sous haut patronage sollersien. Alors ça commence comme un roman, à Berlin, où l'amour, peut-être, et Bach, sans doute, bref, une anti-chambre assez capitonnée de références qui, soudain, page 28, se change en petites natures vivantes, approches en demi-teinte ou coups de cœur sur divers auteurs. Bon, entre-temps, le lecteur s'est déjà inquiété. Des phrases comme "l'homme viril qui rate le coche et ne sait pas comment s'en sortir haut la main" font tiquer, mais peut-être est-ce une ruse. Il est également question d'un gouverneur qui "conduit trente kilomètres", de gens qui boivent "en toute quiétude". Pourquoi pas.
Puis l'amorce romanesque, une fois claquée, laisse sa fumée se dissiper, et nous voilà dans une géographie littéraire séduisante, où bruissent les noms respectés, et surtout où s'installe un exercice d'admiration dont on attend… bref, qu'on attend au tournant.
Parlant du Gilles de Watteau, Rossignol fait montre de subtilité, et d'intuition, on se dit, ouf, ça repart, ça peut marcher, et puis, pouf, qu'apprend-on? "Je n'ai pas dans ma besace de définition toute faite de l'amour parce qu'il n'y en a pas […]". Flaubert aurait souligné en souriant. Partant du mystérieux principe, apparemment édicté p.71, comme quoi "les visites rapides sont les meilleures", notre guide ès œuvres de rupture traverse alors la grande galerie du louvre littéraire tel Belmondo jeunot pressé de retrouver le monde extérieur.
Et voilà que pleuvent les poncifs et que se fait jour une forme de "critique" digne des pages littéraires les plus fainéantes des magazines les plus nonchalants. On apprend ainsi que, côté Vollmann, "les projets sont monumentaux", que La Famille Royale est "un roman monstre, une odyssée de l'alcool et de la débauche où le lecteur se voit soudain pris de vertige". Mazette. Geoffrey Chaucer ? On en parle, oui, dans un style speedy-wiki-pedia: une page et demie pour nous rappeler qui il fut. B.S. Johnson? Allons donc. Et l'auteur de nous rappeler (ou de nous révéler?) que "la littérature n'est pas une carrière, comme on le dit pour les militaires, les économistes ou encore une grande partie des écrivains actuels". Oui, bon, d'accord, bien sûr, bravo, merci mais BS Johnson? Quelques lignes rachitiques qui ne disent rien, et semblent juste pressés de passer à autre chose. Brinkman? "Sa méthode consiste à faire chanter la langue allemande". Bigre, nous voilà bien avancés. Kathy Acker? Figurez-vous que la "manière avec laquelle Acker manie les discours et les histoires est impressionnante".  Figurez-vous aussi que le Festin nu, de Burroughs, est "explosif et célèbre". Même Teknich'art est moins léger, parfois, c'est pour dire.
Mais qu'a voulu faire Rossignol? Des trilles? Croyait-il que le choix de ses lectures allait l'exonérer de la moindre clairvoyance, du moindre effort, de la moindre profondeur, perspective, intuition ? L'auteur pense pourtant avoir trouvé la définition de sa démarche: "de l'ondulatoire en acte". Pardon? Du trémoussé virtuel, plutôt. Les derniers mots du livre reprennent ceux de l'épigraphe (célinienne, bien sûr), comme si Finnegans Wake n'était qu'une pirouette se mordant la queue, recyclable ad libitum (ou nauseam). Oui, jouons aussi le jeu de la boucle et répétons: les visites rapides sont les meilleures.

lundi 10 octobre 2011

La femme d'un homme qui

[oui, je sais, j'ai déjà posté ce post, mais le livre est sorti depuis, alors deux précautions valent mieux qu'une…]

On pourrait vous baratiner et vous dire que c'est un roman noir. Mais, depuis Homère et David Peace, vous baratiner n'a jamais vraiment marché. Alors disons que La femme d'un homme qui, de Nick Barlay, qui sort en librairie le 6 octobre aux éditions Quidam, est un roman en deux couleurs, et que ces deux couleurs suffiraient à elles seules à redéfinir l'arc-en-ciel douloureux de l'écriture.
On pourrait vous dire que l'héroïne est une veuve récente, anorexique, barrée, ingérable, indécidable jusqu'au bout des ongles, et que son mari avec lequel elle a tout juste convolée six mois a été retrouvé mort, un quartier d'orange entre les dents, strangulé au cours d'une tentative d'auto-érotisme qui était peut-être moins fun que ça. Mais vous baratiner, faut-il le répéter, n'a jamais marché.
Vous avez refusé de croire que Beckett écrivait des romans d'amour et qu'Arno Schmidt tissait des pastorales. Donc, La femme d'un homme qui n'est pas un roman noir. On aimerait bien, parce que ça permettrait de le lire sans passer son temps à trembler pour la langue qui est en nous comme un poison de plus en plus véloce.
Il était donc une fois, et sans doute plus d'une fois, la femme d'un homme qui. Et dans l'inachèvement de ce titre gît la splendeur d'une écriture qui, loin d'être inachevée, frôle avec l'exhaustivité de la déréliction. Oui, bien sûr, il y a une enquête, une mort suspecte, des indices, un périple, des problèmes. Il y a surtout, en double terrible de la narration, l'impossibilité à décider, trancher, reconnaître. Car Joy, la femme de l'homme qui, est à elle seule la folie de l'énonciation et son ultime leçon : Joy, au nom maudit, réussit l'exploit de nous emmener au bout de la nuit et de nous faire douter du mot "nuit", qui est bien trop doux pour là où elle va.
L'écriture de Nick Barlay est une épreuve. Au sens où: elle initie à elle-même, faisant de nous à la fois un lecteur livre et esclave. Je m'emballe, certes. Mais chez Barlay, le "certes" ne tiendrait pas longtemps, il finirait dans une flaque d'huile avant de devenir l'ombre d'une souffrance, puis le cri d'un oiseau. C'est comme ça. Car Barlay a sa façon bien à lui de dire deux fois ce que les choses sont et ne sont pas, quand celui (ou plutôt: celle) qui les voit meurt à chaque seconde dans le dédoublement de la vision. Dans le pli de l'indésirable compréhension. L'auteur sait décrire, avec une intelligence millimétrée, le spectre des vacillements dès lors que ce dernier se réfugie dans la tentative d'avancer.  Chez Barlay, tout est susceptible d'être soupçonnée: la réalité, l'idée qu'on s'en fait, la matière qu'on en tire, la langue qu'elle nous lègue. Le style se feuillette, se casse, se noie plusieurs fois dans la même eau, que tu bois, assoiffé, parce que la femme d'un homme qui. Parce que ne pas finir.
Belmondo, dans un film de Truffaut, disait à peu près ceci : "T'aimer est une joie, c'est une joie et c'est une souffrance". Lire Barlay, c'est ça. Il nous force à aimer la chute, la dérive, la palpation irrépressible de l'ignominie, au nom d'un principe qui est la justesse. La justesse? Oui, car pour savoir décrire l'indécision pathologique de son héroïne, son dégoût de soi et sa peur de la porte à pousser comme si c'était la texture même du doute devenu chair, eh bien, il faut plus qu'un certain talent.
Barlay nous fait le coup du vaudou. Il nous totémise et nous dissèque. Et s'il pouvait nous sauvez, il le ferait. Mais bon, c'est une autre histoire. En disant "tu" quand il parle de Joy, en cassant, brindille de phrase après brindille de phrase, ce qu'il nous donne comme bois à brûler, en reprenant des motifs brûlés qu'on ignorait amadou d'autre chose, il avance, avance dans son récit en nous poussant, nous trébuchant, nous incitant. Il faut dire qu'il a conçu, pour son personnage, une conscience si précise et si intime que nous voilà les otages incandescents de la femme qui.
"Une tache d'aube s'étire au-dessus de la mer. Le premier être humain est déjà sur la plage, un homme, un golfeur qui pratique son swing contre le vent sifflant du large. Dans les haut-parleurs, la cassette siffle tel le vent. Les mots de centaines de contes pour enfants te traversent l'esprit, les réprimandes, les mises en garde quant à l'ouverture de portes ou de boîte. Quoi que tu fasses, n'ouvre pas la boîte. Quoi que tu fasses, ne franchis pas la porte. Quoi que tu fasses, ne le fais pas. [.…] La scène est ainsi prête pour le désastre, la perte catastrophique."
Donc, le 6 octobre, tu vas en librairie, tu prends la femme d'un homme qui est mort par la main, et tu découvres l'écriture de Nick Barlay. 
"Tu voudrais poser des questions objectives, permettre aux détails d'apporter un peu de lumière, mais tu en es incapable, quelque chose t'en empêche. Que t'apporteraient les détails objectif? Il te suffit d'imaginer le pire, pour savoir."
Lecteur, imagine le meilleur, et tu ne seras pas déçu. Joy est une souffrance qui se mérite.
________________
Nick Barlay, La femme d'un homme qui, traduit impeccablement par l'indispensable Françoise Marel, la traductrice (entre autres…) de B.S. Johnson, publié par les éditions Quidam.

vendredi 30 septembre 2011

Ce soir, escale charybdéenne.

Ce soit, vers 18h30, je serai à la librairie Charybde, qui m'a très gentiment invité afin de les aider à vendre des livres (je schématise, bien sûr). Le principe est le suivant, cette librairie spécialisée dans la fiction, et dont j'ai déjà parlé, va inviter tous les mois un être humain ayant un rapport obnibulesque au livre afin de présenter, oralement, ses dix livres de choix. Et ce soir, donc, un écrivain a le droit de jouer au libraire, peut-être même de tenir la caisse, qui sait? C'est donc le CDD en librairie le plus court de l'histoire de la librairie. Autant en profiter. Il y aura des gens, du papier, des gobelets, et même des madeleines au chorizo ainsi que du cake au pistou s'il ne crame pas pendant que je rédige ce post. En fait, il sera moins question de livres que de lecture, et nous nous emploierons avec rigueur à établir fermement ce point qui nous tient à cœur.  Qu'est-ce que lire? avoir lu? n'avoir pas lu? croire qu'on a lu? Si j'étais audacieux, je rajouterais même: etc.
L'événement est également notable par le simple fait que je suis l'invité du mois d'octobre et que nous sommes le 30 septembre. Comme quoi les libraires sont des gens prévoyants. Il y aura aussi quelques-uns de mes livres, donc si ça ne vous emballe pas d'acheter les œuvres complètes d'Alexandre Jardin (dont je dirai quelques syllabes), vous pouvez toujours fayoter.

mardi 27 septembre 2011

Le lecteur du livre qui

On pourrait vous baratiner et vous dire que c'est un roman noir. Mais, depuis Homère et David Peace, vous baratiner n'a jamais vraiment marché. Alors disons que La femme d'un homme qui, de Nick Barlay, qui sort en librairie le 6 octobre aux éditions Quidam, est un roman en deux couleurs, et que ces deux couleurs suffiraient à elles seules à redéfinir l'arc-en-ciel douloureux de l'écriture.
On pourrait vous dire que l'héroïne est une veuve récente, anorexique, barrée, ingérable, indécidable jusqu'au bout des ongles, et que son mari avec lequel elle a tout juste convolée six mois a été retrouvé mort, un quartier d'orange entre les dents, strangulé au cours d'une tentative d'auto-érotisme qui était peut-être moins fun que ça. Mais vous baratiner, faut-il le répéter, n'a jamais marché.
Vous avez refusé de croire que Beckett écrivait des romans d'amour et qu'Arno Schmidt tissait des pastorales. Donc, La femme d'un homme qui n'est pas un roman noir. On aimerait bien, parce que ça permettrait de le lire sans passer son temps à trembler pour la langue qui est en nous comme un poison de plus en plus véloce.
Il était donc une fois, et sans doute plus d'une fois, la femme d'un homme qui. Et dans l'inachèvement de ce titre gît la splendeur d'une écriture qui, loin d'être inachevée, frôle avec l'exhaustivité de la déréliction. Oui, bien sûr, il y a une enquête, une mort suspecte, des indices, un périple, des problèmes. Il y a surtout, en double terrible de la narration, l'impossibilité à décider, trancher, reconnaître. Car Joy, la femme de l'homme qui, est à elle seule la folie de l'énonciation et son ultime leçon : Joy, au nom maudit, réussit l'exploit de nous emmener au bout de la nuit et de nous faire douter du mot "nuit", qui est bien trop doux pour là où elle va.
L'écriture de Nick Barlay est une épreuve. Au sens où: elle initie à elle-même, faisant de nous à la fois un lecteur livre et esclave. Je m'emballe, certes. Mais chez Barlay, le "certes" ne tiendrait pas longtemps, il finirait dans une flaque d'huile avant de devenir l'ombre d'une souffrance, puis le cri d'un oiseau. C'est comme ça. Car Barlay a sa façon bien à lui de dire deux fois ce que les choses sont et ne sont pas, quand celui (ou plutôt: celle) qui les voit meurt à chaque seconde dans le dédoublement de la vision. Dans le pli de l'indésirable compréhension. L'auteur sait décrire, avec une intelligence millimétrée, le spectre des vacillements dès lors que ce dernier se réfugie dans la tentative d'avancer.  Chez Barlay, tout est susceptible d'être soupçonnée: la réalité, l'idée qu'on s'en fait, la matière qu'on en tire, la langue qu'elle nous lègue. Le style se feuillette, se casse, se noie plusieurs fois dans la même eau, que tu bois, assoiffé, parce que la femme d'un homme qui. Parce que ne pas finir.
Belmondo, dans un film de Truffaut, disait à peu près ceci : "T'aimer est une joie, c'est une joie et c'est une souffrance". Lire Barlay, c'est ça. Il nous force à aimer la chute, la dérive, la palpation irrépressible de l'ignominie, au nom d'un principe qui est la justesse. La justesse? Oui, car pour savoir décrire l'indécision pathologique de son héroïne, son dégoût de soi et sa peur de la porte à pousser comme si c'était la texture même du doute devenu chair, eh bien, il faut plus qu'un certain talent.
Barlay nous fait le coup du vaudou. Il nous totémise et nous dissèque. Et s'il pouvait nous sauvez, il le ferait. Mais bon, c'est une autre histoire. En disant "tu" quand il parle de Joy, en cassant, brindille de phrase après brindille de phrase, ce qu'il nous donne comme bois à brûler, en reprenant des motifs brûlés qu'on ignorait amadou d'autre chose, il avance, avance dans son récit en nous poussant, nous trébuchant, nous incitant. Il faut dire qu'il a conçu, pour son personnage, une conscience si précise et si intime que nous voilà les otages incandescents de la femme qui.
"Une tache d'aube s'étire au-dessus de la mer. Le premier être humain est déjà sur la plage, un homme, un golfeur qui pratique son swing contre le vent sifflant du large. Dans les haut-parleurs, la cassette siffle tel le vent. Les mots de centaines de contes pour enfants te traversent l'esprit, les réprimandes, les mises en garde quant à l'ouverture de portes ou de boîte. Quoi que tu fasses, n'ouvre pas la boîte. Quoi que tu fasses, ne franchis pas la porte. Quoi que tu fasses, ne le fais pas. [.…] La scène est ainsi prête pour le désastre, la perte catastrophique."
Donc, le 6 octobre, tu vas en librairie, tu prends la femme d'un homme qui est mort par la main, et tu découvres l'écriture de Nick Barlay. 
"Tu voudrais poser des questions objectives, permettre aux détails d'apporter un peu de lumière, mais tu en es incapable, quelque chose t'en empêche. Que t'apporteraient les détails objectif? Il te suffit d'imaginer le pire, pour savoir."
Lecteur, imagine le meilleur, et tu ne seras pas déçu. Joy est une souffrance qui se mérite.
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Nick Barlay, La femme d'un homme qui, traduit impeccablement par l'indispensable Françoise Marel, la traductrice (entre autres…) de B.S. Johnson, publié par les éditions Quidam.

lundi 12 septembre 2011

Ecrires (!)

Un peu barbare ce "s" à la fin du verbe (?) écrire, mais bon, disons les choses comme elles sont, ou plutôt disons qu'il s'agit d'autre chose. Ecrire n'est jamais commettre l'acte singulier d'écrire, sinon ça serait de la balle, du toboggan, du prends-moi-là-tout-de-suite. La singularité de l'écriture, si je ne m'abuse ni me mens, c'est plutôt la pluralité de son feuilleté, l'incroyable multitâche dont elle s'honore et s'humilie, à proportions inégales. Puisqu'écrire un livre (prenons cet exemple plutôt que celui du roman formaté qui cause du trentenaire de quarante ans amoureux de la violoncelliste rousse qui lui fait oublier sa rupture urbaine…), puisque, donc, écrire un livre c'est écrire plusieurs livres (many books) :
le livre qu'on aimerait écrire (= le plan simplet qui a germé après un verre de chablis ou la lecture d'un article dans Le Monde 2)
+ le livre hyper construit qu'on échafaude comme un organigramme 
+ le livre mouvement & fluidité qu'on imagine et ressent
+ chaque phrase qui va et vient et avec elle colporte des pistes noires pour lesquelles nos skis à l'encre noire semblent peu faits
+ la mesure de ce qu'est un paragraphe dès qu'il arrête de se branler au lieu de s'écourter + la conception du poids précis d'un chapitre, une fois les calories cramées des brouillons
+ le livre qu'éventuellement on voudrait digne d'être lisible
+ le livre qu'on se fantasme lire à haute voix
+ le livre secret qui toque à la trappe du livre officiel
+ le livre raté qui veut à tout prix aider le livre réussi à flancher
+ le livre déconstruit qui rappelle au livre construit que l'architecture n'est pas tout
+ le livre instinctif qui essaie vainement de sauver le livre archi-pensé
+ le livre amoureux de son style qui s'aperçoit qu'il est assis sur lui-même… 
(ouf, on en passe…)
Ecrire c'est toujours brasser mille cartes d'une seule main. Parce que décrire une pierre peut être une façon d'expliquer la jalousie, parce qu'un dialogue peut être un détour pour ne pas décrire, parce qu'exposer une situation ne vaudra jamais la tentative de description d'une fêlure à la surface bombée d'un vase; parce que bannir le possible de la poésie du roman c'est juste se faire croire que le réel est un produit et non une production; parce qu'un mot pèse sa plume et son plomb selon qu'on croit à l'avenir du kilogramme en vase clos et cependant farcie d'un million de fleurs en plastique recyclable mais dans quel lecteur?
Bref, l'écrivain fait plusieurs choses à la fois (on l'espère), et à chaque fois essaie (on l'espère) de se rappeler toutes ces choses, pour ne pas en faire qu'une seule (sinon il sera primé), pour ne pas en faire trop (sinon il sera loué). Et c'est sans doute là la magie d'écrire, sa prestigieuse, acide, agitation: faire mille et un comptes en une seule addition. Ne jamais perdre de vue les mirages, les horizons réels, les vues de l'esprit. Etre le grand contrôleur qui se permet le luxe de perdre pied pour changer de pointure.
Qu'est-ce à dire? Ecrire n'est pas dire. C'est peut-être le contraire de dire. Se dédire? Allez savoir. Enfin, si vous voulez savoir, eh bien, n'écrivez pas, on ne sait jamais.
(To be continued?)

Soyez Dangerous !

En librairie le 28 septembre:




La vie avec Mister Dangerous 



de l'excellent Paul Hornschemeier, traduit par votre serviteur, et publié par Actes Sud BD.
Vous saurez tout sur Amy et sa vie sans sel, sa mère, son mec, son ex, son nouveau, son meilleur ami qui n'est plus là, et surtout sa bouée-télé, où sévit l'inimitable Mister Dangerous, héros aux formes pliées, dont use Hornschemeier pour phagocyter la narration et délivrer les formes. En guise de tiseur, deux planches qui m'ont donné du fil à retordre côté traduction…

jeudi 8 septembre 2011

De quoi parle un livre (d'une femme nue tout en sable sculptée?) ?

De quoi ça parle? La question, quand elle survient, a l'aspect rêche d'une pierre censée poncer quelque chose. De quoi parle un livre? Bonne question. Question qui, en dépit de son authentique souci, a déjà commencé à nier son objet. Car si l'on demande de quoi parle tel livre, on ne peut (qu'on soit écrivain, éditeur, libraire, lecteur, etc.) décemment répondre qu'il traite de… l'épineux problème du style. Ce qu'on attend comme réponse, c'est la divulgation du sujet. Or le sujet, on le sait depuis quelques milliers d'années, pas seulement depuis Beckett et Bobin (je déconne…), est le meilleur ennemi de l'écrivain. Il est son dada et son bouclier, sa rampe de lancement et la fosse où tout peut finir, fers en l'air. Il est, littéralement, le "pré-texte" au texte, parfois son "sous-texte", trop souvent son "con-texte" (littéralement…). C'est en lui que réside, apparemment, les clés de la demeure. Lui qui a charge d'émotion, de rire, de réflexion. Il est socle, structure – et surtout: ancre folle, qui entraîne l'esquif et ses passagers par le fond, à force de racler un sable que personne ne voit.
On s'en doute. Un livre (je parle ici de fiction, bien sûr), ne parle pas de quelque chose, bien que pas mal de romans, par fainéantise et adoration d'un pseudo-réel romanesque, parlent effectivement de quelque chose, et ce en dehors de toute parole à reconstruire. Il ne parle pas de quelque chose, il expérimente plusieurs choses, qui ne sont pas des choses, mais déjà des combinaisons d'affects, de grammaires secrètes, etc.
Pourtant, le sujet fanfaronne sur la scène, émissaire autant qu'éponge. Il se croit le porte-parole du livre. Disons crûment les faits. Si j'écris un roman qui évoque le déchirement d'un couple après la mort d'un nouveau-né, je suis presque assuré, sauf faux-pas, de produire de l'émotion – et ce quel que soit mon écriture (je schématise). Ce qui va émouvoir, ce ne sera donc pas à proprement parler mon écriture, mais le sujet (même anecdotique, périphérique, etc.), par le seul fait que le sujet en question sera fort.
Le sujet (même lointain, feutré, parcellaire) cherche à remporter la mise. Il est, forcément, nécessairement, ce contre quoi je dois lutter. Car si j'écris, mon projet ne peut être décemment d'émouvoir le lecteur en lui racontant la mort d'un nourrisson et la séparation d'un couple. Ou le décès d'un grand-père adoré. Ou la défenestration d'un mentor. Ou… 
Un écrivain conscient de ces erreurs de parallaxe ne devrait jamais perdre de vue ce hic. L'idéal serait d'arriver à émouvoir le lecteur en lui racontant la mort d'une éponge (une éponge de cuisine, tant qu'à faire). On saurait alors avec certitude qu'il ne mise pas sur un fonds émotif commun pour obtenir l'adhésion du lecteur. Ce qui n'est pas si saugrenu que ça, puisqu'il n'est pas censé rechercher l'adhésion du lecteur : n'a-t-il pas autre chose à faire? cent mille autre choses à faire dans son écriture?
De quoi ça parle? Oh, faudrait-il répondre d'un air désabusé, tu sais ce que c'est, une banale histoire d'adultère entre grammaire et lexique, mais à la fin les épithètes détruisent les adverbes et la ponctuation s'enfuit vers des terres nouvelles.
De même que l'écrivain se doit de lutter contre son sujet, il a devoir de combattre  son style, n'ayant aucune envie de se parodier lui-même, sauf si bien sûr la recette lui importe plus que la confection. Ceux qui ne luttent pas contre leur sujet, ne combattent pas leur style, savent très bien ce qu'ils font: ils laissent leur livre parler d'autre chose que de lui, laissent leur livre parler, et dénoncer allégrement les thèmes qu'ils ont abordés (mais hélas pas sabordés).
(to be continued?)

OpenBox

Good news! Un des créateurs des éditions Sarbacane, Frédéric Lavabre, vient de s'associer avec la libraire Caroline Meneghetti pour ouvrir une boîte à livres à Paris, une librairie sise au 20 de la rue des Petites-Ecuries, dans le Xème arrondissement, répondant au doux nom de L'Ouvre-Boîte. Il paraît qu'on y trouvera des "livres et des auteurs inattendus", ce qui tombe bien, parce que bon, Funkinaze et consorts, on n'est pas trop chauds… Après l'ouverture début juillet de la librairie Charybde, spécialisée dans la fiction (où je présenterai dix livres qui me tiennent à cœur le 30 septembre – mais on y reviendra bientôt…), voici un nouveau point de chute (d'élévation, plutôt) pour tous ceux qui estiment qu'un livre n'est pas un être humain comme les autres… Rendez-vous donc a priori le jeudi 6 octobre pour dévaliser haut les cœurs ce nouveau havre de mots. En attendant cette date, il paraît qu'on peut aller flâner à cette adresse pour suivre la progression des travaux.

Sing me a song


Un peu vite estampillé crypto-Velvet, Jonathan Richman arpente la scène musicale en boule de billard numérotée 8 préférant les trous noirs aux bandes.

La postérité l’associe à « Road Runner », mais si nos éclectismes avaient été à la hauteur de notre insouciance, on serait tous aujourd’hui à fredonner « Abdul and Cleopatra », où la voix de Richman, caoutchouteuse et sémillante, égyptonise, d’une futilité rassurante, rêveuse.

Tessiture à la Syd Barrett saupoudrée de glockenspiel, fantaisies animalières, JR n’a qu’une devise : le plaisir tu ne bouderas pas.

mercredi 7 septembre 2011

Des chiffres et des lettres

Le Festival international de la littérature (FIL), qui se tient chaque année au Canada du 16 au 25 septembre, est en péril. Il n'aura pas droit cette année à la subvention du Fonds du Canada pour la présentation des arts (FPAC) du ministère du Patrimoine canadien, d'un montant de 65 000 $.

Par ailleurs le nouveau logo des Muséums nature de Montréal, réalisé par la firme Cossette, a coûté 65 000 dollars.

Sinon, le tarif pour une page de publicité en noir en blanc dans le New York Times, est en général de près de 65 000 dollars, somme qui est par ailleurs ce que le Conseil des arts et des lettres du Québec et le Conseil des arts du Canada a octroyée à l'artiste montréalais Cesar Saez pour faire flotter l'an prochain dans le ciel du Texas une banane géante de 300 mètres de long gonflée à l'hélium. On comprend que le site TMZ ait dans soute déboursé une telle somme pour acquérir une photo de Rihanna agressée, somme qu'il faut en outre sortir si l'on souhaite passer une nuit (une seule) à l'hôtel Président Wilson de Genève (mais on a l'écran LCD et aussi du marbre dans la salle de bains).
Oh, ce n'est pas tout! Willa Cather écrivit en 1894 soixante-cinq mille mots dans le Nebraska State Journal, sans se douter un seul instant qu'un jour on vendrait des lampes torches led haute performance dont la durée de vie est, espérons-le, de soixante-cinq mille heures.
Voilà, c'était notre nouvelle rubrique intitulée "On ne nous cache rien, on nous dit tout, c'est fou ce qu'on s'en fout."

mardi 6 septembre 2011

La rentrée littéraire: choir ou choisir

Disserter sur le phénomène de rentrée littéraire, c'est là un des dadas de la presse… à chaque rentrée littéraire. Outre le fait que ça permet de prendre la place d'un article sur un livre – un peu comme une énorme photo d'auteur dispense d'aller au-delà de deux mille signes… –, ça permet parfois de sortir un ou deux propos révélateurs. En philo, on appellerait sans doute ça le retour du même (pas du refoulé, hein…) mais différemment. Same thing but different, comme dit l'autre. On sent comme un sentiment de culpabilité, voire de gêne à chaque rentrée, sentiment qui heureusement se double d'une petite dose de fierté. Du style: bon d'accord, on est fous, on publie trop, plus de six cent bouquins en trois semaines, comment voulez-vous qu'on s'y reconnaisse, etc. Mais aussi: bon d'accord, ça peut paraître dingue, excessif, mais quel pays peut s'enorgueillir d'autant de coups de projo sur autant de livres. Bref; trop c'est mieux que rien, voire utile.

Un article paru sur le site Les Echos, et signé fabella (!), vient fort à propos dissiper quelques malentendus. On y apprend deux choses passionnantes:
1/ " la présence des livres dans tous les médias, donne des moyens formidables, qui n’existent pas le reste de l’année, pour toucher le lecteur occasionnel là où il est. (…) Le fait que l’on parle de livres, au journal de 20h ou dans les magazines généralistes, avec des conseils d’achat, au-delà de ce cercle littéraire fermé qui ne s’adresse qu’à lui-même, est indispensable pour ne pas se couper du lecteur intérimaire.

2/ "Celui qui lit 12 livres par an, peut supporter un ou deux échecs. Celui qui en lit un, s’il se trompe, n’essaiera peut-être pas l’année suivante. Il ira rejoindre, malgré lui, la foule immense qui ne lit plus de livres… Quel est le bon critère pour choisir? La couverture. Le titre. L’auteur?…. C’est difficile. Alors pourquoi pas le prix littéraire? Auréolé de son image d’expertise, le jury rassure. Quels que soient les détours qui conduisent un livre a recevoir un prix, s’il a été choisi parmi 654 autres, par ceux qui en lisent beaucoup, c’est qu’il ne peut pas être totalement raté."
Ouch! On appréciera la formule "ce cercle littéraire fermé qui ne s'adresse qu'à lui-même". Outre le fait qu'un cercle a pour ambition première d'être fermé – sinon ce n'est plus un cercle mais un doughnut entamé –, on est ravi d'apprendre que les livres évoqués à 20h à la télé réveillent le lecteur qui se cogne de tout ça. Ensuite, on apprend que les prix littéraires (pas la peine de préciser de quels prix il s'agit parmi les 3000 et quelques qui existent…) permettent au lecteur qui ne lit qu'un livre par an de ne pas se tromper.
Allons, ne soyons pas de mauvaise foi et ne critiquons pas ces réflexions qui ne sont pas bien méchantes, à défaut d'être futées. Mais retenons toutefois une chose:
"Celui qui en lit un, s’il se trompe, n’essaiera peut-être pas l’année suivante".
Ah, mais voilà qui est passionnant. Lire un livre et en même temps se tromper! "Supporter un échec", d'accord, mais pas si on ne lit qu'un livre par an! Cela remet en perspective le principe même de la lecture. Imaginez: Monsieur X. ne lit qu'un seul livre pas an, disons le dernier Nothomb, or voici que le journal de 20h lui conseille d'acheter le livre d'Antoine Boute paru aux éditions du Petit-Matin qui, coup de bol, vient de recevoir le prix Courgont. Monsieur X. achète le livre et là, bingo, il aime. Ouf. Mais s'il n'aime pas? S'il est dérouté? S'il a l'impression de vivre un échec (qu'il ne peut décemment supporter)? S'il a le sentiment de s'être… trompé! Oh mais alors Monsieur X se dira peut-être que c'est le journal de 20h et le bandeau rouge du prix qui l'ont trompé et acculé à un échec. Du coup, vexé, il n'écoutera plus la télé, se fichera des rectangles cramoisis et surtout arrêtera définitivement de lire. Il boudera la littérature. Na!
Vous avez un début de migraine? Ça tombe bien, moi aussi. Vous voyez, dès qu'on parle rentrée littéraire, on s'égare, on dit n'importe quoi. On ne sait plus où on en est. On se trompe! On vit l'échec! Allez concluons: il n'est pas nécessairement tragique de se tromper de livre. C'est peut-être même le principe actif de la démarche qu'est la lecture. Vous entrez dans un livre qui est censé raconter un adultère de province et paf! vous avez droit à une leçon perverse sur l'usage de l'imparfait – merci Flaubert! Un livre n'a pas pour but express de "tromper" son lecteur, faut-il le rappeler. Un livre a pour but (incidentally) de "créer" son lecteur. La lecture peut être échec, le lecteur peut achopper, il peut mal lire, lire de travers, lire à côté, etc. Et pour cause: il n'est pas encore lecteur, il suit une formation, un apprentissage, il expérimente un devenir-lecteur, à chaque fois différent.
Alors, prions pour que des milliers de lecteurs se trompent, et tombent par mégarde dans "autre chose" que la sousoupe du gentil roman bourgeois. Que mille lecteurs échouent ! Qu'ils échouent mieux, surtout.

jeudi 1 septembre 2011

Les renardes de Montauban

Une librairie qui rouvre (anciennement Le Scribe), et dont j'ai l'honneur, avec Mathias Enard, d'être le parrain – être parrain d'une librairie, ça veut dire quoi? Aucune idée, mais on compte bien sur Caroline Berthelot et Nadège Loublier pour nous concocter quelques séances de sympathique torture au sein de La Femme Renard (Librairie La femme renard, 115 faubourg Lacapelle, 82000 Montauban -Tél : 05 63 63 01 83; Fax : 05 63 91 20 08; De 9h à 19h sans interruption du mardi au samedi; librairie@lafemmerenard.fr). En attendant d'autres infos (rencontres, signatures, etc), voici le topo, d'après Livres Hebdo:

"Une page se tourne à Montauban. Samedi 16 juillet, Le Scribe a définitivement baissé son rideau pour rouvrir ses portes le 20 août sous une nouvelle enseigne, La Femme renard ,et sous la houlette de deux libraires expérimentées, venues tout droit du Brouillon de culture à Caen où elles ont officié plus de dix ans.

Un nouveau visage pour la librairie

Caroline Berthelot et Nadège Loublier profitent de l’été pour donner un coup de jeune à la librairie-galerie d’art, fondée il y a 30 ans et dirigée depuis une quinzaine d’années par Jacques Griffault. Du sol au plafond en passant par les éclairages, tout le rez-de-chaussée, ainsi que l’enseigne, seront entièrement remodelés. L’étage, qui sert de lieu d’exposition et d’animation, échappe pour le moment aux travaux.

Un développement dans la continuité

Les deux libraires souhaitent « aérer et épurer l’espace », tout en étoffant l’offre du Scribe pour la rendre « davantage généraliste. » Le stock actuel ne sera donc repris que partiellement. Toutefois, l’axe littéraire, mis en place par Jacques Griffault et nourri notamment par les multiples rencontres et salons qu’il animait, reste dominant.

« Nous nous inscrivons dans la continuité du travail effectué au Scribe par Jacques Griffault, qui a su insuffler une âme à cette librairie et lui donner une renommée nationale, tout en modernisant l’image et l’offre pour l’adapter aux attentes de la clientèle », explique Caroline Berthelot.

La librairie, qui occupe 240 m² dans une rue commerçante, enregistre depuis 2008 une érosion de son chiffre d’affaires, 295 000 euros au 31 mars 2011, et des résultats déficitaires. Pour la première année, les deux libraires ont prévu un CA identique, puis une progression de l’ordre de 12% sur les exercices suivants pour atteindre à terme, les 360 000 euros.

Au total, elles ont investi 236 000 euros, dont 72 000 euros pour l’achat du fonds de commerce, 85 000 euros pour l’achat du stock total, le reste étant dédié aux travaux et aux frais divers. Elles bénéficient d’une aide de l’Adelc, 20 000 euros en capital et compte courant ; de la Drac, 22 000 euros ; de la région Aquitaine pour 2 000 euros et de divers prêts à taux zéro pour 24 000 euros. Une demande de subvention pour la constitution du premier stock, 15 000 euros, et de prêt à taux zéro au titre de la reprise, 25 000 euros, est en cours au CNL."

Source : Livres Hebdo

Élire et lire

A lire la presse littéraire, voire les blogs préoccupés de parutions, on sent souvent qu'en plus du sacro-saint devoir de raconter "de quoi" parle le livre en question se profile une ambition tout autre, mâtinée d'une forme d'excitation un peu louche. On pourrait, exemples à l'appui et statistiques en poche, dégager de ces nobles remous un principe, ou plutôt un symptôme: le symptôme de Magellan. A savoir : le désir d'être celui qui, le premier, découvre (et annonce, claironne) le livre-événement. Flairer le Littell nouveau, l'opuscule hors norme ou le pavé marginal.

Dès le début, on le sait, comme dans toute manifestation hippique qui se respecte, un peloton de tête se dégage. Des indices sont semés, par les éditeurs, afin de désigner les quelques ouvrages qui feront (à défaut d'être) événements. On trouve toujours dans cette brigade les mêmes icônes: le livre hénaurme, le livre scandaleux, le livre léger mais si fruité que c'en est un plaisir, le livre improbable, le livre poème, le livre qui tache, le livre qui parle d'une star mais en fait d'autre chose, le livre plus facile d'un auteur difficile, etc. Ces catégories, bien entendu, n'entachent en rien la qualité desdits livres. Mais elles permettent à l'académie des renifleurs de faire leur marché plus aisément. Les dénigrer serait un peu vain, cela va de soi. Dans un contexte où la chose écrite ne peut presque plus compter que sur son emballage et l'inventivité du marketing, c'est, comme on dit, de bonne guerre. Dans quelques années, peut-être verra-t-on ressortir un roman Beckett accompagné du bandeau suivant : "Par le Nobel qui a vendu 50 ex de son premier livre!!!!". Mouais.
Non, ce qui embarrasse légèrement dans la fabrication de l'officieux palmarès, c'est plutôt l'absence des éditeurs modestes et/ou discrets (on n'en laisse en général passer qu'un ou deux, histoire d'avoir un cas d'école à se mettre sous la plume). Certes, les critiques ont un programme de lecture excessivement chargé. Et sans doute les éditeurs les moins fortunés n'ont-ils pas les moyens d'arroser le milieu avec ces fameux services de presse qui permettent le décryptage avant abattage – la réalité étant que le gros éditeur pratique un service de presse dont le chiffre équivaut parfois au tirage ou la mise en place du petit éditeur. Lequel petit éditeur n'a souvent d'autre attaché de presse que sa propre personne déjà divisée en quatre ou cinq fonctions éditoriales. Tout ça est connu, proche de la porte ouverte et enfoncée. Mais le défi n'en est que plus crucial: comment solliciter l'intérêt des critiques sans moyens logistiques adéquats? Bon, il y a l'envoi des extraits, voire du texte entier par pdf. Dans un monde idéal et passablement numérique, où tout critique aurait sa liseuse, cela devrait et pourrait suffire.
Et si le mal était plus profond, et que ce qui faisait vraiment la différence c'était justement la puissance logistique, les armes de la conviction plutôt que la conviction elle-même. Si c'était le pilonnage qui fascine, plus que la charge que ce pilonnage préfigure à court terme? La force de frappe plus que la nature de la poudre? Imaginez Jenni publié par les Petits Matins et Juan Francisco Ferré par Grasset. Mais à quoi bon s'attaquer au darwinisme éditorial… Non pas les plus forts mais les plus prompts à s'adapter?
On pourrait imaginer des aides du CNL particulières, visant non pas seulement à financer la fabrication d'un livre, mais à épauler sa diffusion, les envois à la presse, les encarts, le coût d'un/e attaché/e, etc. Ça ne ferait sans doute guère de différence. Face à un passage télé, des affiches, un matraquage radiophonique, le combat est rude. Compter sur les médias pour contracter d'eux-même, un jour, le syndrome de David? Rêver que l'ombre de Goliath cessera d'impressionner les fabricants de frondes?
Mais ces propos sont sûrement déplacés. Tout le monde a entendu parler des livres de Werner Kofler publiés par les éditions Absalon. Au fait, le dernier roman de Simon Libéramachin, il sort chez qui déjà? Bonne rentrée!