jeudi 2 novembre 2017

A chaque bord un peu plus lentement

© Masahisa Fukase
Il y a deux ans paraissait Louis sous terre, de Sereine Berlottier, livre dont j'avais parlé ici-même dans le Clavier Cannibale. Il y était question du peintre Louis Soutter, des formes griffées de ses toiles, de son destin reclus. L'auteur publie aujourd'hui Au bord, un texte d'une soixantaine de pages qui revisite l'élégie afin de la rendre poreuse, d'en chasser les alluvions plaintifs, et de mieux "cerner" la distance en devenir entre celui qui demeure et celui qui part – c'est dire toute l'importance ici du mot "bord", non pas limite mais presque chemin de ronde de l'être, à arpenter, en vigilance. 
Tu n'apparais nettement que de te l'éloignerNon pas ensemble mais bord à bord
C'est le distique, ici, qui prend souvent en charge la dernière approche, s'avance puis retient son geste, créant par la force de sa brièveté un souffle régulier, tantôt léger tantôt tension. Des notations, éparses, comme distillées, laissent entrevoir l'être en instance de disparition, sa bouche, ses cheveux,  sa "joue vivante", la peau du bras, blason du corps fané où réside/résiste encore l'être entier.

Le poème, l'au bord que devient le poème, se veut visite, récit de la visite mais aussi visite du récit, puisqu'il faut inventer la façon de dire l'adieu dans sa fragmentation, l'appréhender sans qu'il s'émiette.
tu meurs et je te dis autre chosemais quoi j'inventeou bien c'est seulement avec l'autre facede la même main pour s'atteindre
Il est question d'une "immobilité traversée", de la dérive à laquelle est vouée celle qui, néanmoins, "reste[s] jusqu'au bout" – et la phrase du poème, elle aussi, fait l'expérience de ce qui doit cesser, casser, elle aussi doit apprendre la séparation, se replier, faire ressort quitte à renoncer au bond, à ne dire plus que le suspens, la retenue. Bien sûr, l'apprentissage de la pudeur n'exclue pas le surgissement de la douleur, et le muscle du souvenir détient en lui la violence du regret.
midi l'épéeau fond de ton cœurje veux te pleurer à vif commesi tu avais encore àmourir de mort
Le "bord" qu'explore et respecte Sereine Berlottier, ce "au bord" qui dit à la fois la connaissance des gouffres et l'expérience des limites, n'est pas un seuil à franchir ni une barrière à contourner, c'est la réalité abstraite de cette distance qu'est le deuil lorsqu'il réunit encore deux corps. C'est dire combien est subtile l'approche de l'auteure, et combien son phrasé, qui s'efforce de faire à peine ployer la branche du vers, se nourrit d'envol. Et fait de la consolation un art.

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Sereine Berlottier, Au bord, éditions LansKine, 12 €
On peut aussi voir/entendre Au bord  dans le poème-vidéo réalisé par Sébastien Rongier.

1 commentaire:

  1. La dernière est magnifique. Il y a tant d'auteurs que je ne connais pas encore. Merci.

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