samedi 29 juillet 2017

Zadig chez les Bacchantes

L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 20 avril 2010 —

Passons sur la publication houleuse du roman d’André Hardellet, Lourdes, lentes…, sur le procès que l’Etat français fit à ce texte (id est : à son auteur, un de ses éditeurs, son imprimeur) et à cette censure qui ne fut levée qu’en 1974 ; passons également sur le fait que d’autres textes eurent à pâtir des censeurs, tels que Le Château de Cène et Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat, pour n’en citer que deux – l’Etat-lecteur semble le seul – ou le dernier ? – à penser que la littérature est dangereuse et peut exercer une influence perverse sur des gens qui pensaient naïvement que l'intelligence était un vice impuni.
Publié chez Jean-Jacques Pauvert en 1969 sous le pseudonyme de Steve Masson (nom d’un personnage de Hardellet…), Lourdes, lentes reste un roman étrange où s’affrontent et s’entraident diverses influences littéraires, un livre où l’irrévérence et l’artifice cohabitent avec une sensibilité et une nostalgie que les seventies n’ont alors pas encore tout à fait effacées.
Si, comme dans Calaferte, le génie de la langue ne saurait ici se manifester hors l’orbe fascinante du cul, avec pour point de mire la farouche décharge et pour éléments modulateurs les lois de la perversion, on sent néanmoins la prégnance, pas nécessairement incongrue, de l’ombre proustienne, ainsi que des manigances d’un Jarry, plus ou moins décalquées de Villiers de l’Isle-Adam.
Tout commence par cette déclaration un peu bravache : « Longtemps je me suis couché de bonne heure – le matin. » D’entrée de « je », le narrateur se détache du rituel marcellien pour adopter une posture déjà post-surréaliste, avançant sans complexe que « nous avons tous du génie dans la position horizontale et les yeux clos ». Mais alors même que Hardellet s’adonne à l’exercice obligée du flux de conscience, de l’apostrophe au lecteur (« sachez que je vous emmerde ») et de l’apologie du con (Ah, Aragon, que de crimes on commet en ton nom…), alors même qu’il ose des glissements sémantiques assez inévitables (« con-texte »), on sent l’auteur encore tout chahuté par le mythe de la servante rimbaldienne et baudelairoise, le songe d’une nourrice à la fois mère et pute qui lui ouvre en grand les portes, non de corne et d’ivoire, mais de chair et de sang, du rut initiatique. Or c’est dans le déchiffrement / défrichement de ce topos pourtant usé, davantage que dans la geste anti-bourgeoise, que Hardellet est le plus tellurique :
« Me voici dans les prés. Mille angélus déserteurs se rassemblent pour sonner en retard la halte des laboureurs de chromos ; une main toute-puissante a détraqué les horloges, essuyé la poussière du vieux monde pourri. »
Le narrateur des premières pages, âgé de douze ans, n’est que sensibilité, il décrit avec la même gourmandise et la même fièvre fascinée le dos noir des saumons et la masse nacrée des seins, le goût salé du con et le soyeux des joncs. Panthéiste jusque dans l’érotisme, notre jeune apprenti-fouteur nous fait soudain basculer, au tiers du livre, dans un autre univers, celui des hôtesses de l’air. Là encore, le folklore passé des soubrettes aériennes semble sur le point de condamner l’imaginaire de Hardellet à un fastidieux labourage de chromos, mais ce serait sans cette fêlure sentimentale qui le pousse à chanter l’imperfection plutôt que l’idéal, à préférer l’Anglaise Vanessa à la pulpeuse Lia :
« Une grande bouche aux dents éclatantes, presque pas de maquillage, des yeux ardoise, graves ; un peu de gris, aux tempes, parmi ses cheveux châtain clair, des seins qui ne triomphent plus. »
L’intrigue qu’ourdit alors André Hardellet prend un tour aussi fantasque d’improbable, et il est vite question d’un philatéliste amateur d’ébats régulés, un certain Petitfils, qui l’envoie à Londres enquêter in vivo sur un centre d’insémination artificielle pour le moins étrange. Fini les moiteurs de l’été champêtre ! Le narrateur se retrouve embringué dans un centre de remise en forme, où il se voit contraint de forniquer avec une étrange machine copulatoire qu’on dirait dessinée par Tomi Ungerer et actionnée par le divin Marquis. Des seins de la nourrice à la vulve artificielle, en passant par l’idylle avec l’évanescente Vanessa, le chemin n’est pas évident, mais Hardellet parvient à articuler ces deux protocoles du plaisir :
« Vrai à faire peur, comme un organe qui viendrait d’être prélevé. Derrière ce sexe artificiel, un tube transparent destiné à recevoir le sperme ; des bielles, des rouages reliés à des fils électriques. Une femme abstraite, tellement dépersonnifiée qu’elle constitue la négation même de l’amour. Est-ce là une préfiguration de la sexualité future ?
En ce moment, sous des tilleuls, où barbouillés de mûres, des enfants s’embrassent et décèlent sous leurs dents la pulpe du fruit qu’on prétendait leur défendre. »
Certes, le narrateur regimbe un peu devant cette Eve future aux lascives contractions mécaniques, et n’a de désir que pour une certaine Joyce, possible liaison saphique de Vanessa. Mais le désir étant ce qu’il est, il se laisse happer par la Machine, tant l’attrait est attraction, le trou béance, le désir décharge. Pourtant, quelque chose en lui n’est pas dupe, et notre Zadig au pays des bacchantes sait que la frustration sexuelle est une chose dangereuse :
« Bizarrement les sociologues […] escamotent ce ressort de la révolte. Pourtant, cela me paraît évident : la révolution se fera aussi grâce à la main, la douce main de ma sœur dans le pantalon du militaire, ou bien il faudra tout recommencer parce que l’un de des rouages essentiels calera dans la mécanique. »
L’intrigue s’achève un peu en queue de truite, avec l’assassinat du philatéliste et le mariage de Vanessa avec un assis. L’érotomane retrouve le chemin capiteux des noyers et des groseilliers, il retrouve la fidèle servante en train de coudre, la Pénélope de son enfance, « son visage désespérément poursuivi sur d’autres femmes, en d’autres femme […] Inimitablement vrai, aussi véridique que des mes douze ans ressuscités. »
Comme si l’auteur, après avoir cherché le profit dans la dépense, l’amour dans le sexe, la liberté dans le con, croyait encore aux sources tièdes de l’enfance, au recommencement du désir naissant, à la loi déchue des émois premiers. Son errance dans les boudoirs de l’érotophilie n’était-elle qu’un rêve ? Ou une simple partie de pêche ?
L’année 69 s’est-elle rendue compte qu’en publiant ce texte elle libérait autre chose qu’une sexualité contrariée, et mettait déjà en gage l’humide mirage d’ébats déjà calibrés par le capitalisme ? L’Etat, lui, ne s’est pas laissé abuser. La Brigade mondaine a entendu la longue et récurrente plainte de la Ligue de défense de l’enfance et de la famille, comme si le goût du refuge mammaire était plus menaçant que le récit des pistonneries bacchiques.

vendredi 28 juillet 2017

De l'embonpoint des livres (et d'un désormais fatal apanage)

(A very big bouc…)
L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 15 novembre 2013 —


Dans un article paru récemment sur le site Salon, Laura Miller s'interroge sur les "longs livres", ces béhémoths qui seraient selon elle la hantise des critiques littéraires. N'ayant rien à dire d'intéressant, elle en arrive à ce double constat: quand un long livre est bon, c'est super; quand il est mauvais (ou difficile à lire), c'est fichu. Donna Tartt, oui; Thomas Pynchon, non. Je schématise à peine l'indigence de son propos. Bon, il faut dire que pour elle, Docteur Sleep, de Stephen King est un "gros" livre. On n'ose imaginer sa réaction si on l'enfermait dans une cave avec Jérusalem d'Alan Moore.

Il y a trois ans, c'était le jeune écrivain débutant Garth Risk Hallberg qui, sur le site The Millions, se penchait sur la même question. Son e-papier est un peu plus intéressant. D'abord parce qu'il rappelle les raisons contextuelles qui expliquent longtemps l'existence de "longs romans" (ou "big books"): la parution en feuilletons, dont le roman victorien est l'exemple par excellence. Ensuite parce qu'il soulève un paradoxe lié à notre époque: la profusion actuelle des "gros livres" se heurterait aux troubles déficitaires de l'attention croissant qui sont notre DFA (désormais fatal apanage). Mais Hallberg remarque néanmoins que plusieurs mammouths de papier on réussi à franchir le rubicon de la critique et les alpes du lectorat: Littell et ses Bienveillantes, Bolaño et son 2666, Chris Adrien et The Children's Hospital, Wallace et Infinite Jest, etc. Hallberg postule également que, rapport qualité/poids, le lecteur fait franchement une affaire. Imperial de Vollmann serait plus "rentable" que tel petit opus de Mario Bellatin. Enfin, et surtout, lire de longs livres c'est, toujours pour Garth, "entrer en résistance". Il faut dire que Garth Risk Hallberg prêche pour sa paroisse: il vient en effet de terminer un livre de 900 pages  – City on Fire – dont les droits ont été achetés 2 millions de dollars par l'éditeur américain Knopf. Mais attendons de lire la chose avant de nous réfugier dans le moelleux cocon de nos troubles déficitaires de l'attention…

Bref, le débat sur la taille des livres est finalement assez vain. Mais il est révélateur. Pour la critique, la notion de "forme" n'est plus structurelle mais pondérale. On voit déjà venir le jour où on vous demandera: "Alors, le nouveau livre de X, il est en forme?" ou "Dis donc, il aurait pas un peu maigri, le recueil de nouvelles de Y?" ou "Je serais le livre de W, je ferais attention: il a pris un peu trop de pages ces derniers temps", ou "T'as lu le bouquin de S ? Il entre même plus en librairie depuis qu'il se bourre de flux de conscience", ou, "Elle devrait suivre un régime, la saga de F."

Heureusement, tout le monde sait que lire c'est faire de l'exercice…




jeudi 27 juillet 2017

Ethique de l'hésitement

L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 19 avril 2012 —




On se prend parfois à rêver d'une anthologie du doute, qui rassemblerait, en une géométrie inquiétante, des textes d'écrivains tournant autour du pot, du puits, du vide, du point noir, des textes consacrés à ce moment, souvent pluriel, inéluctable, susceptible de survenir à tout moment, au tout début comme après la fin, ce moment qui est comme une anti-épiphanie: quand, soudain, tout le projet semble menacé. Non pas une vulgaire collection d'angoisses sur le blocage, la plage blanche, le manque d'inspiration, mais plutôt une cartographie mouvante de ce qu'on pourrait appeler "l'hésitement", quelque chose entre "évitement" et "évidement" — quand quelque chose dans l'œuvre se met à grincer, renâcler, qu'une fuite se produit, le sens s'échappe, siffle, quand ce qui commence à croître échappe aux intentions et projections, prend d'autres formes. 

Bref, ce moment à la fois tout en tensions et incandescences, où l'œuvre, bien qu'encore en gestation, cherche à imposer un "régime" inattendu à l'écrivain qui pensait que son plan "tenait la route". L'instant d'avant le possible déraillement. C'est à chaque fois une rencontre, une grande terreur, un vacillement, l'amorce d'une capitulation et la veille d'une réévaluation. Tout ne se passe pas comme prévu. Heureusement. Car sinon l'œuvre écrite ne serait que sa propre rédaction programmée. Il y a donc une part d'accident. Quelque chose se produit, qui n'était pas prévu. L'œuvre a autre chose en tête. On l'avait conçue assez mécaniquement, par défaut, dans le fantasme du contrôle et du plan, et voilà qu'elle s'agite, remue, qu'en elle des éléments deviennent organiques et prolifèrent, proposant leurs propres mutations.

C'est quelque chose de cet ordre qu'on ressent en lisant les lettres écrites par Nâzim Hikmet dans les années 40, alors qu'il est en prison et travaille à l'écriture de son long poème Paysages humains:

"[…] à vrai dire, plus le livre avance, plus j'ai des doutes, je ne sais pas ce que cela va donner, pour la première fois de ma fie, mon travail me tient tête, je ne suis pas son maître, c'est lui qui me domine, et qui trace son propre plan. Et ça, c'est très mauvais. Je commence à me demander si, après cinq ans de labeur, ce travail n'accouchera pas d'une clameur, d'un hurlement informe, d'une plainte abrutissante, d'un monstre, je doute, je m'inquiète, mais je ne puis m'empêcher d'écrire, le livre prolifère, brise tous ses cadres, en un mot, se refuse à toute discipline […]."

"Mon travail me tient tête": déclaration incroyable! Non parce qu'elle semble conférer je ne sais quelle malice ou quel animisme à l'œuvre en cours, mais parce qu'elle témoigne d'un rapport de forces constant entre celui qui écrit, les puissances du langage et l'économie interne du livre en cours, de ce triangle nucléaire sans cesse menacé d'implosion, où s'affrontent désir de contrôle, fantasme d'abandon, rêve d'échec, ventriloquisme, etc. Un triangle qui bien sûr ne peut vibrer que si le "je" ferme boutique pour laisser place à tous les hésitements du possible. Je doute donc je fuis – et enfin on entend autre chose.

mercredi 26 juillet 2017

Castodrama

Vu dans le catalogue Castorama. Des barrières en bois portant le nom de… Kolyma, cette région minière de l'Extrême-Orient russe, où s'étendait un des plus meurtriers goulags. Le Concept Kolyma? ll a fait ses preuves…

On croit rêver, mais non, suis-je bête! On est en 2017… 

Mieux sur ton cul que debout, dit Beckett

© Anne Clergue
L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 2 juillet 2014 —



Cette semaine, vous l'aurez peut-être noticé [achtung, anglicisme!], c'est non pas ravioli mais poésie sur Le Clavier Cannibale. A l'heure où les journeaux (ça fait un bien fou de l'ortografier ainsi, je vous assure) vous matraquent avec des conseils du genre les "dix livres de l'été", les "romans de l'été", la "fiction au soleil", du "récit plein la plage", etc., on s'est dit qu'on allait se cantonner aux vers, terrasse oblige.

Parlons donc de Beckett. Qui est poète, à sa façon, c'est-à-dire dans la sédition de la traduction. On a déjà parlé ici de ses traductions de Rimbaud et d'Apollinaire. Le Bateau ivre et Zone – rien que ça. Mais Beckett a également traduit Eluard et… Maxime Chamfort. Pardon: Sébastien Chamfort. [C'était juste pour voir si vous suiviez…] Beckett traduisant Chamfort?

On ne peut pas dire que l'auteur de Molloy soit franchement du côté de la maxime. Rien de plus étranger à Beckett que la formule, même s'il privilégia très tôt le français à l'anglais qu'il ne pouvait plus sentir (donc plus trop écrire). Car notre franchissime Chamfort, c'est de l'équation, du witz cadencé, élégant à souhait, légèrement pavané, une façon d'écrire de à la fois de haut et de côté, la concision cultivée à la façon d'un prépuce négligemment pincé, la phrase vécue tel un nœud de cravate but with chanvre. 
Question: que peut bien faire Beckett de Chamfort? Sinon le pulvériser, le moudre et nous en saupoudrer? Prenez cette maxime:
"Quand on soutient que les gens les moins sensibles sont à tout prendre les plus heureux, je me rappelle le proverbe indien: 'Il vaut mieux être assis que debout, couché que assis, mort que tout cela.'"
C'est sûrement profond mais l'immédiateté du propos doit se noyer, dans les salons, dans de fats gloussements. Beckett, lui, est indien; donc kafkaïen : il n'entend que ce qu'il sent trembler sous le sol, et traduit par:
"Better on your arse than on your feet,
Flat on your back than either, deader than the lot."
Grosso modo: "mieux sur ton cul que debout, à plat qu'autrement, plus crevé que les autres." Comprende? Hum. Que se passe-t-il ? Est-ce cela, traduire? Oui/Non. Mais encore? Prenons un autre exemple. Quand Chamfort écrit:
"Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s'aperçoit qu'il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin éponger la vie à mesure qu'elle s'écoule.
Beckett réplique (il traduit, mais en fait, il réplique:)
"Live and clean forget from day to day
Mop life up as fats as it dribble away."
Comment traduire ça?  J'essaie: "Vis et passe l'éponge / absorbe au jour le jour la vie / à mesure qu'elle s'égoutte." Sûrement raté, vu que je ne sais pas encore comment vaciller entre chamfortien et beckettois. Mais bon, ce que fait Beckett, ce n'est pas tellement traduire une pensée par une autre, mais du discours par de la poésie. De l'articulé par du rythme. Il met en vers et démembre en sens. Il prend Chamfort et l'arrache salon où ce dernier fait tapisserie pour le diffracter avec une boule à facette – et viva el DJ.
Chamfort, concentré, donc, entonne:
"Vivre est une maladie dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures. C'est un palliatif; la mort est le remède."
Beckett, écœuré mais chaloupeux, y va de son hallucinant:
"sleep till death
healeth
come ease
this life disease"
C'est un peu comme si vous traduisiez : "Longtemps je me suis couché de bonne heure" par "too drunk to fuck", mais avec un peu plus de subtilité phonique. Comme si vous aviez bouffé shakespeare et bu joyce. Et voilà Beckett se découvrant Beckett tandis que nous redécouvrons Chamfort à la limite de Godot, au point d'imaginer qu'un distique aussi sec que:
"how hollow heart and full
of filth thou art"
puisse décemment se traduire en français du dix-huitième siècle par:
"Que le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure."

mardi 25 juillet 2017

Dodge is back, baby, Dodge is back



Le magique Stone Junction, de Jim Dodge, préfacé par Thomas Pynchon et traduit par Nicolas Richard, précédemment paru en Lot 49, ressort bientôt chez Super 8 Editions.

Qu'on se le dise (et le fasse savoir, et l'achète, et le lise, ou le relise, et l'offre, etc.)

vendredi 21 juillet 2017

Le cul et le bel aujourd'hui (c'était hier pourtant)

L'été, le Clavier Cannibale, trop occupé à sucer la moelle des livres à venir, ne s'embête pas: il recycle, c'en est presque écolo. Voici donc ce qu'on publiait le 13 novembre 2014 —



"Pas dans le cul aujourd'hui": entre ces guillemets crépite un vers de Jana Černá, née en 1928 à Prague et morte en 1981 dans un accident de voiture. C'est par ce vers que débute le poème suivant, écrit le 21 décembre 1948 et adressé au poète et philosophe Egon Bondy:
« Pas dans le cul aujourd’hui / j’ai mal / Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi / car j’ai de l’estime pour ton intellect. / On peut supposer / que ce soit suffisant / pour baiser en direction de la stratosphère. »
Et c'est ce vers qu'ont pris comme titre les éditons de la contre-allée pour une lettre de Jana Černá, adressée à Bondy, mais datée, elle, de 1968.

Fille de l'architecte avant-gardiste J. Krejcar et de Milena Jesenská - oui, la Milena de Kafka… –, Jana Černá évolue après guerre dans les milieux surréaliste, underground, où elle fait la connaissance, entre autres, d'un ami de Bohumil Hrabal: Egon Bondy. Unis par l'anti-conformisme contre le stalinisme, ils vécurent une passion qu'on devine mouvementée. Jana dilapida l'héritage familiale en très peu de temps, se maria plusieurs fois, eut cinq enfants, vécut dans la révolte… 

Pas dans le cul aujourd'hui, que publie en cette rentrée les éditions de la contre-allée, est donc une lettre, une longue lettre à l'aimé tapée furieusement à la machine, sans projet précis apparemment, sinon celui de parler, de parler librement dans une Tchécoslovaquie où la littérature passe avant tout par le samizdat et où l'emprisonnement est la seule réponse du pouvoir à la contestation. 

Dans la première moitié de la lettre, Jana Černá invite Bondy à opérer la fusion philosophie-poésie, à laisser s'exprimer la "puissance orgasmique" de la pensée, à cesser d'être complexé parce que la philosophie qu'il déploie ne serait pas assez sérieuse, rébarbative:
"S'il existe un espoir concret que tu produises un fruit mûr (et tel est bien le cas) alors c'est seulement à condition que ce fruit te comprenne tout entier, avec tes chaussettes, ton horreur des bibliothèques, ta barbe, ta bière, ta fantaisie, ton intellect, ta queue, tout ce qui se rapporte à toi." (p.41)
Peu à peu, les conseils laissent la place à une formidable déclaration d'amour. "L'ingénuité": par ce mot dont elle réinvente le sens, Jana décrit ce qu'elle éprouve pour Egon, ayant compris que sa relation au philosophe est "trop complète pour qu'on puisse y découper des morceaux comme dans un goulasch tendineux" (p.57). La lettre s'enfle alors d'une puissance érotique que plus rien n'endiguera, enragée par l'absence et par l'absence magnifiée, la langue devient un acte en soi, la charge d'un plaisir donné, reçu et partagé, la description sous le mode anaphorique (pourquoi ne puis-je pas…) d'un désir sexuel sous toutes ses manifestations, libéré des tabous et des convenances, performatif jusque dans ses audaces les plus crues. 

Haletante, transpirante, la phrase cherche à relancer sans cesse le plaisir que l'excitation ne saurait tarir dans la variation, faisant du plaisir une perpétuelle phrase à venir, dans un jeu à la fois "ingénu" et foutrement crucial, où le trivial active les sangs, où la surenchère affole la chair, puisqu'il importe à chaque instant de "livrer tout [son] corps à la dévastation de l'autre":
"S'il te plaît, c'est quoi, cette bêtise, pourquoi n'es-tu pas là? Qu'est-ce que c'est que cette connerie? Que je ne puisse pas t'embrasser maintenant, que je ne puisse pas m'étendre près de toi, te caresser, t'exciter et m'exciter par toi, que je ne puisse pas te sucer jusqu'à l'orgasme et te sentir entre mes jambes et rire ensuite avec toi parce que ta barbe empeste au point de donner une érection au contrôleur du tram qui poinçonnera ton billet?"
Si j'étais vous, je descendrais vite du tram pour entrer dans la première librairie venue afin d'acquérir cette lettre et d'en faire la lecture à voix haute à qui de droit.
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Jana Černá, Pas dans le cul aujourd'hui, traduit du tchèque par Barbara Faure, (éditions) la contre allée (-), 8,5€

lundi 17 juillet 2017

La nuit des temps, c'est à Rennes

On vous signale l'ouverture d'une nouvelle librairie, à Rennes. Son nom: La nuit des temps. Fruit de l'obstination de Ayla Saura et Solveig Touzé, elle ouvrira début août et elle est située au 10 quai Emile Zola — sa particularité sera d'être axée, entre autres, sur le féminisme. Enfin.

Ayla et Solveig ont par ailleurs échangé récemment avec l'équipe d'une autre librairie qui vient d'ouvrir, Les Rebelles Ordinaires, à La Rochelle celle-ci, sous la houlette de Guillaume Bourain. 

Je résume: à l'ouest, que du nouveau.

dimanche 16 juillet 2017

Master Crasse: quand Jardin brade son génie



L'un des auteurs de langue française les plus lus?! Allons bon. Permettez que je m'étrangle. C'est l'été. On pourrait croire que, chaleur aidant, soleil poussant, les écrivains s'en sont allés lisser leur plume à l'ombre d'on ne sait quel bonzaï zaï zaï. Eh bien non, il s'en trouve un pour faire des heures sup. Et se faire un peu de thune en rab, du coup. Evidemment, ça ne pouvait pas être n'importe qui. Il fallait que ça soit Alexandre Jardin, qui à défaut de réussir ses livres n'en rate pas une.

Allez sur son site et vous découvrirez… sa MasterClass! N'hésitez même pas, inscrivez-vous. Si je vous dis ça, c'est parce que là c'est les soldes, ou la promo, bref, Jardin vous offre ses lumières pour la modique somme de 150 € au lieu de 200 €. Jusqu'à quand dure cette fleur ? Jusqu'au 30 septembre, parce qu'après vous pourrez acheter le livre de conseils pour la somme de 15 euros. Mais pourquoi attendre et payer 15 euros pour du papier, hein, alors que pour dix fois plus vous bénéficiez immédiatement des intuitions du maître et ce… en vidéo. Oui, une vingtaine de spots pour faire de vous l'égal littéraire d'Alexandre Jardin (ce qui vous donne déjà une notion de l'escabeau, pardon, de l'échelle en question).

Devenez écrivain: c'est ce que AJ nous propose, vous propose (et devrait également se proposer, tant qu'à faire):

"MES 20 SECRETS DÉVOILÉS POUR ECRIRE UN ROMAN. Vous avez du mal à écrire votre livre ? En 20 vidéos, je vous transmets tout ce que je sais de l’écriture d’un roman : vingt interrogations essentielles, vingt conseils pratiques, vingt confidences d’écrivain.
Ma Masterclass partage avec toutes celles et ceux qui veulent réussir «leur livre» mon expérience d’auteur de plus de vingt romans (Prix du Premier Roman, Prix Fémina), traduits dans plus de vingt langues et lus par des millions de gens.
Tout le monde n’a pas la chance que j’ai eue, très jeune, de rencontrer des éditeurs d’exception capables de faire murir [sic] son roman. Mon objectif est simple : vous aider à écrire le livre que vous êtes le/la seul(e) à pouvoir écrire, VOTRE LIVRE ! Maintenant. Votre session MasterClass sera valable 24 mois."
Vous aurez remarqué que chez Jardin, "mûrir" ne prend pas d'accent circonflexe. Mais peut-être a-t-il voulu taper "mourir"? Mouais? (Genre: va tous murir!!!) Bref, difficile de résister au marabout Jardin, qui assure le retour du talent aimé et vous promet gloire et accomplissement (pour les travaux de plomberie et de désenvoûtement, on ne sait pas). Quels sont donc les 20 (prononcez "vain") thèmes qu'en 20 (prononcez là aussi "vain") vidéos traite ce démiurge des lettres? Les voici les voilà:
1) Se donner le droit d’écrire…2) Ecrire ce qu’on est le seul à pouvoir écrire3) Qu’est-ce qu’un bon « éditeur » ?4) Ecrire, c’est transgresser. Jusqu’où aller trop loin ?5) Distinguer le sujet de l’intrigue6) Trouver l’archétype que met en scène le roman, c’est trouver ses personnages7) Stocker son vocabulaire8) Faut-il un plan ? Et comment l’utiliser.9) Le JE ou la troisième personne10) A qui écrit-on quand on écrit ?11) Comment commencer ? Ecrivez « le monstre » et ne jugez pas votre premier jet !12) Ecrire c’est réécrire : s’approprier sa phrase13) Comment s’écoule le temps dans un roman ?14) Monter et remonter son roman comme un film.15) Améliorer son livre par des relectures thématiques.16) Couper sans pitié17) Ecrire avec vérité : le baromètre de la joie18) Comment sait-on qu’un livre est achevé ?19) Que demander aux correcteurs professionnels ?20) Le secret de fabrication de chacun de mes romans !
Bon, je ne vais pas me livrer à une exégèse de ces tables de la loi, mais j'avoue être assez fasciné par des questions comme "jusqu'où aller trop loin?" et "faut-il un plan?". C'est vrai, quoi, c'est bien beau d'aller trop loin, mais il y a sans doute une limite à partir de laquelle le "trop" devient… trop trop? Plus que trop? En revanche, je vois mal quoi faire d'un "baromètre de la joie", hormis l'introduire là où doit être situé le génie chez AJ, et je n'ai aucune idée d'en quoi consiste l'acte de "stocker son vocabulaire". Ça m'intrigue un poil. Mais bon, 150 euros… C'est quand même le prix d'une cuvette de chiottes de marque Durault comprenant 1 réservoir Ondima et 1 abattant S50 (j'ai vérifié). Ça demande réflexion…

mardi 11 juillet 2017

Le mystère de la chambre obscure

C'est l'histoire d'une chambre. D'une pièce manquante qui est encore là. D'un vide donnant sur un espace peut-être infini. C'est l'histoire d'une quête qui tourne à l'obsession puis au salut. Il était une fois une mansarde, sise au 19, Princelet Street, à Londres, au-dessus d'une ancienne synagogue laissée à l'abandon. Nous sommes en 1979 quand on en rouvre sa porte. La chambre est inhabitée depuis une quinzaine d'années. Le précédent locataire a disparu un beau jour, au début des années 60, et tout est resté en place. Il s'appelait David Rodinsky et il vivait là en reclus, lisant, étudiant, survivant. C'était un juif d'origine ukrainienne né en 1925. Un reclus. Et malgré lui, un artiste de la disparition…

Le secret de la chambre de Rodinsky est un essai à quatre mains par Iain Sinclair et Rachel Lichtenstein. Cette dernière, ayant décidé d'écrire sa thèse sur l'immigration des Juifs d'Europe orientale dans l'East End de Londres, se rend dans la capitale et plus particulièrement à la synagogue de Princelet Street, devenu le Heritage Center. C'est là qu'elle découvre la "chambre de Rodinsky" et se trouve happée irrémédiablement dans son vortex. Elle décide alors de tout faire pour savoir qui était son mystérieux locataire disparu. Son enquête est passionnante. Non, son enquête est une passion, un chemin de croix. Les indices sont rares, les témoignages fuyants et contradictoires, les documents difficiles à exhumer. Mais Rachel s'entête, ça devient une obsession, elle passe des heures dans cette chambre, va de témoin en témoin, refait le chemin de nombreux immigrants juifs, trouve autant d'ombres que de proies, revisite son propre passé. Sa rencontre avec l'écrivain Iain Sinclair renforce son désir d'écrire sur Rodinsky, et tous deux composent alors un chant à deux voix, fascinant, haletant, poignant.

C'est comme deux cercles à la fois indépendants et enchâssés. Les chapitres de Sinclair sont de nature excentriques, ils partent du noyau-Rodinsky et vont s'élargissant, dans l'espace et le temps, recomposant la vie du quartier, traversant les strates culturelles et les dépôts de mémoire qui se sont accumulés autour et dessus. Avec sa phrase incroyablement dense et riche, qui brasse et vivifie, relie et dévoile, Sinclair s'interroge sur la figure du disparu mais surtout sur les métamorphoses des lieux, cette façon qu'ils ont d'être à la fois dévorés de l'intérieur et rongés de l'extérieur, telles des cellules faisant l'expérience de la dissolution pour tenter de survivre. Les chapitres de Rachel Lichtenstein sont concentriques, ils tentent de cerner au plus près l'individu Rodinsky, s'efforcent de ne rien laisser passer, conservant la moindre information, la traitant, toujours sur le point de voler en éclats sous la pression des éléments contradictoires: Rodinsky apparaît tantôt comme un érudit, tantôt comme un pauvre "meshugener", tantôt mort, tantôt hantant les limbes. Un fou ou un alchimiste. A la fois rabbin, golem, fantôme, ancêtre, point aveugle, histrion, pauvre diable… Mais Rachel est l'obstination même et elle finira par relier la naissance et la mort, le mystère et la révélation, son existence et celle de Rodinsky.

Livre de la disparition – d'un homme, d'un quartier, d'une tradition, mais aussi d'un peuple, d'une époque – Le secret de la chambre de Rodinsky, où l'érudition magique de Sinclair rejoint la quête vitale de Lichtenstein, plonge le lecteur dans un temps et un espace en perpétuelle contraction/expansion. L'impossibilité de savoir qui était vraiment Rodinsky devient peu à peu la clé d'une expérience outrepassant les limites de l'enquête sociologique ou biographique, une expérience de lecture du monde, des signes de sa déshérence, des vides laissés par l'invisible mouvement des vies inaperçues. Un livre-talisman, pour aller au-delà.

(J'ai repéré Le secret de la chambre de Rodinsky sur l'excellent site d'Emmanuel Requette, qui dirige la librairie Ptyx, à Bruxelles. Je me suis alors rendu compte que ce livre avait été traduit de l'anglais par Bernard Hœpffner, qui venait lui-même de disparaître, alors même que je travaillais, de mon côté, sur La disparition de Georges Perec. — Les grands livres sont peut-être des sortes de "kaddish", qui enrichissent "notre volonté de nous améliorer en cette vie, et de laisser derrière nous toute pensée de mort et de déchéance." Et maintenant: Alav ha-shalom.)

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Le secret de la chambre de Rodinsky, de Rachel Lichtenstein et Iain Sinclair, 2001, traduit de l'anglais par Bernard Hœpffner et Marie-Claude Peugeot, éditions du Rocher, collection Anatolia, dirigée par Samuel Brussell,


dimanche 9 juillet 2017

La fulgurence critique du jour

Lu dans la revue Bifrost n°86, sous la plume d'un certain "Org", cette prédiction mâtinée d'inquiétude au sujet du Jérusalem d'Alan Moore, à paraître le 30 août 2017 chez Inculte :



Qui sait? Peut-être l'ouvrage parviendra-t-il jusqu'à fasciner quelques lointains cénacles de province qui se shootent au Dauphiné Libéré ? En tout cas, le livre a déjà réjoui plusieurs dizaines de milliers de provinciaux anglais qui ne lisent sûrement que la Gazette de Manchester. C'est déjà ça.

Vortex Piment









tourne le piment
à la peau annelée
enfin l'été pique

Films 19 & 20 : L'Enfance d'Ivan & Latifa – Fin du Festival…

L'enfance d'Ivan, d'Andreï Tarkovski, 1962

Premier long métrage de Tarkovski, et déjà un émerveillement de bout en bout, ou plutôt de plan en plan,  avec des flash-backs / souvenirs métamorphosés en rêves, la présence magique de l'eau-miroir, l'opposition légèreté/pesanteur. Appelé au pied levé pour remplacer le réalisateur qui devait tourner cette adaptation d'une nouvelle de Vladimir Bogomolov, et qui avait déjà mille cinq cents mètres de pellicule, Tarkovski, à peine la trentaine, imposa de tout changer (casting, scénario…) et de tout recommencer, évitant ainsi aux spectateurs ce qui aurait sans doute été un film patriotique de plus.

&


Latifa, le cœur au combat, d'Olivier Peyon et Cyril Brody, 2017, 1h37


Documentaire sur le combat que mène Latifa Ibn Ziaten, cette femme dont le fils militaire a été assassiné par Mohammed Merah le 11 mars 2012. Les deux réalisateurs ont suivi Latifa dans ses nombreux déplacements et interventions pour parler aux jeunes, les mettre en garde contre la tentation du terrorisme, leur insuffler du courage, leur parler en toute simplicité. Infatigable et déterminée, à la fois sereine et brisée à l'intérieur, Latifa sait trouver les mots pour déverrouiller les cœurs des ados. C'est produit par Haut et Court, donc c'est bien. Sortie le 4 octobre.


***

Voilà, c'est la fin de cette série de brèves chroniques sur le Festival du Film de La Rochelle, où je me suis rendu pour la troisième année consécutive. Une semaine, une vingtaine de films. Des files d'attente d'une heure, toujours agréables. Des organisatrices impeccables. Des copies restaurées. Des avant-première en pagaille. Docu, fiction, débats, rencontres, ciné-concerts, you name it. Et cerise sur le gâteau: pas de compétition, rien que du bonheur. Bon, on éteint le projo et on rouvre un livre. En plus, jeudi, on se rend à La Baule pour participer à Ecrivains en bord de mer – on vous en parlera.

samedi 8 juillet 2017

Une petite pause en attendant la fin du monde


Film n°18 – Le crime était presque parfait

Le crime était presque parfait, d'Alfred Hitchcock, 1954


Quand on connaît bien un film d'Hitchcock, l'aventure ne fait que commencer. On peut à son tour mener l'enquête, soulever les coins, tendre l'oreille, grignoter des indices. Dans Le crime était presque parfait, on pourra donc se livrer à diverses investigations en apparence mineures, lever quelques lièvres prétendument discrets…

On s'amusera, comme dans L'ombre d'un doute, à repérer l'obsession pour le double, la paire, bref, la duomanie: 2 bas, 2 clés, 2 imperméables, 2 assassins, 2 hommes dans une vie, 2 hommes qui enquêtent, deux portes donnant accès au même espace, 2 pseudos pour l'assassin, etc. Comme le dit l'assassin à la fin du film: "La réalité et la fiction sont souvent deux choses différentes."

On pourra y chercher la présence du cinéaste, qui cette fois apparaît par ses initiales, avec en prime un clin d'œil à L'homme qui en savait trop, puisqu'il est question à un moment d'un certain "Albentall". C'est Tony Wendice qui dit avoir du mal à déchiffrer un nom sur l'agenda de sa femme Margot, laquelle lui fait alors remarquer qu'il s'agit en fait… du Albert Hall. ("Un de tes anciens amoureux. – C'est la salle de concert.") Ah ah ! AH.

On s'amusera de voir que le personnage de l'assassin courtise les femmes seules et les veuves pour leur argent, comme le Charlie de L'ombre d'un doute.

On notera que Tony Wendice est un ancien joueur de tennis, tout comme le Guy Haines de L'inconnu du Nord-Express…

Que le même Wendice, quand il compose le numéro de sa femme, commence par la lettre "M", pour "murder", bien sûr", mais ce "M" est aussi le double inversé du "W" qui commence son nom…

Enfin, le film s'achève sur le gentil inspecteur qui se peigne la moustache, or autrefois, dans les films muets, la moustache était l'attribut du méchant, comme c'est le cas dans le film Chantage, quand l'ombre d'un candélabre vient apposer une moustache au-dessus de la bouche du peintre qui s'apprête à tuer Alice (Hitchcock: "Autrefois, les méchants avaient une moustache et donnaient des coups de pied aux chiens"…). Mais cette fois-ci, la moustache est soigneusement peignée, les temps ont changé…





vendredi 7 juillet 2017

Film n°17 – L'autobiographie de Nicolae Ceausescu

 
L'autobiographie de Nicolae Ceausescu, d'Andrei Ujica, 2010, 3h


La dictature roumaine mise à nue par elle-même. Une plongée en apnée dans vingt-cinq années de règne indivisible, composée uniquement de séquences filmées par et pour le pouvoir. Archives-propagandes.

Le parti pris d'Ujica est radical: ne montrer que la version officielle, en un montage accablant, sans commentaire critique, ne donnant à voir que la scénographie mensongère et à entendre que le discours lénininifiant et marxichiant qu'ânonne un Ceausescu enculté dans sa personnalité. Ça dure trois heures et c'est donc très long, mais ça permet de se faire une idée de ce que ça peut donner à une échelle historique sur vingt-cinq ans. Un champ sans contre-champ, donc, ou plutôt un champ sans hors-champ, puisque le peuple est bien présent, mais uniquement dans son rôle de figurant marionnette. Une vision amputée, un regard fixe de cyclope.

Ici, en Roumanie, tout n'est que luxe du faux-semblant, calme de la propagande et volupté de la manipulation. Discours officiels, visites à l'étranger, accueil des dirigeants étrangers, déplacements, interventions au parlement… rien ne nous est épargné. Tel un apparatchik usé par les rites momifiés de la doxa communiste, le spectateur oscille entre sidération et catatonie. Trois heures d'Histoire vidées de l'Autre. Le sur-moi du monstre froid dans toute sa cécité. Le rouge sans le noir. Et tout le temps, à chaque plan, un manque, une attente, une angoisse: ce qu'on ne voit pas, ce qu'on ne dit pas. Au début  et à la fin du documentaire, en unique contre-point, les époux Ceausescu sont interrogés par ceux qui les ont détrônés. Les deux camps se renvoient un même mot pour définir que ce chacun ressent vis-à-vis de l'autre, un même mot pour dire et la vérité et le mensonge: mascarade.

jeudi 6 juillet 2017

Film n°16 – L'Ombre d'un doute, d'Alfred Hitchcock

L'Ombre d'un doute, d'Alfred Hitchcock, 1943, 1h43

Un des films préférés d'Hitchcock, où la schize est particulièrement systématisée. Le personnage de Charlie Oakley – interprété par Joseph Cotten – est l'archétype du scindé: longtemps séparé de sa sœur, il aimerait renouer avec cette symbiose mais ne parvient pour l'instant qu'à s'intéresser à la moitié du couple: la veuve, source de revenus. Il est traqué par deux policiers, qui eux-mêmes traquent deux hommes. Sa nièce, qui elle aussi se fait appeler Charlie, est fasciné par son oncle mais également par un des deux policiers. Le père de la jeune Charlie forme un couple avec un voisin – chacun imagine des façons parfaites de tuer l'autre. Oakley essaie par deux fois d'assassiner sa nièce – la troisième lui sera fatale. La nièce traverse deux fois le même carrefour, en prenant à chaque fois un risque. Elle a un frère et une sœur. La maison a deux entrées différentes, qui jouent chacune un rôle important. Sa chambre devient la chambre de son oncle. Bien sûr, à traquer le deux, le double, on n'en finirait pas d'en trouver des manifestations. C'est tout le génie du film: partir de la schizophrénie pour en arriver à la paranoïa. Hitchcock, ou comment faire du doute une pathologie virale…

Film n°15: Andreï Roublev

Andreï Roublev, d'Andreï Tarkovski, 1969 (tourné en 1966), 2h45


Là encore, impossible et vain de revenir sur ce film en quelques lignes. Arrêtons-nous donc sur le prologue qui, comme c'était le cas pour Le Miroir, tient une place autonome et profondément métaphorique. On y voit (très brièvement, car on a surtout son point de vue subjectif) un dénommé Yefim occupé à la préparation d'un ballon à air chaud, au moyen duquel il s'envole, in extremis (ils sont attaqués…) du haut d'une église – l'église de l'Intercession-de-la-Vierge. Il survole alors le paysage, rase les eaux de la Nerl (on est Bogolioubovo) et plane au-dessus du couvent, avant d'atterrir en catastrophe.

Avant de narrer la vie du peintre Andreï Roublev, dont on sait fort peu de choses, le cinéaste s'est donc concentré sur cet étrange homme volant, s'inspirant d'un certain Furvin Kriakutnoi, lequel aurait précédé les Montgolfier dans leur invention, et aurait effectué un premier vol au début du 18ème siècle aux environs de Kostroma.

La scène est haletante. Il y a urgence. Des soldats attaquent de partout, tentent d'empêcher l'ascension. La ballon est une chose grossière, une espèce d'animal informe à la peau rugueuse, qui enfle et se cabre au milieu des cris et des échauffourées. On peine à trancher les longes qui le retiennent au sol. Une fumée noire et grasse pénètre difficilement dans ses entrailles. Enfin il s'émancipe, s'arrache, monte. On entend Yefim s'émerveiller, rire, se moquer des hommes cloués au sol, on le sent balloté entre la surprise et la joie.

A la libération de cette forme répond, dans le film, une autre scène de "formation", celle de la cloche monumentale que fait construire Boriska, qui pourtant n'a pas hérité le secret de sa fonte. La cloche et le ballon forment pour ainsi dire les parenthèses du film. Deux formes creuses, nées d'une pure volonté, travaillées à l'instinct et dans la précipitation, chacune motivée par la nécessité de sauver sa peau (Yefim est attaquée; Boris risque la décapitation en cas d'échec). Deux formes qu'il va falloir ouvrir au sens. Et entre les deux, la vie de Roublev, ses stations de croix, ses doutes, ses renoncements, son entrée dans le silence puis sa décision de se remettre à peindre.

L'air chaud de l'audace envahit la toile rugueuse, le vent furieux du battant anime la cloche. L'envol est un pari contre les hommes, un acte de foi, un combat contre le vide. Un cadre en expansion, en attente de résonances.

mercredi 5 juillet 2017

Film n° 14 – L'homme qui en savait (un peu) trop…

L'homme qui en savait trop (version anglaise), d'Alfred Hitchcok, 1934

Vingt-deux avant la version américaine que tout le monde connaît, Hitch ébauche son premier "homme qui en savait trop". En filigrane,  on reconnaît la fameuse trame, avec le coup de cymbales mais sans Daniel Gélin en djellaba. On rit beaucoup, et pas uniquement sur injonction du maître du suspens. La psychologie est souvent en mode "vous-m'en-direz-tant" et finit par donner l'impression qu'on regarde en transparence un Buñuel fantôme. Le montage est à l'avenant, comme si on battait des cartes. Bizarrement, le film est traversé par une obsession alimentaire – quand la mère parle enfin à sa fille kidnappée au téléphone, c'est pour lui demander si elle mange correctement. Fait à son tour prisonnier, le père s'attable avec les malfrats et casse la croûte. Au début du film, la fillette veut à tout prix dîner avec ses parents (après avoir gâché deux épreuves sportives, l'air de rien)… On retiendra surtout une scène d'anthologie dans une église, où se déroule un lancer de chaises stupéfiant. Il y a aussi Peter Lorre, horriblement à l'aise et ricanant. Ah, j'oubliais, il y a un méchant dentiste qui préfigure celui de Marathon Man – mais là, c'est vraiment "sans danger".
Bref, c'est very british dans l'humour – le père ne cesse de vanner même dans les pires situations. Un plan est entièrement dévolu à un éternuement complètement dépourvu de sens. Je laisse les psys analyser cette étrange fonction-atchoum. Comme quoi, il est toujours possible d'évoluer…

Film n°13 : Le Tambour, Volker Schlöndorff (Festival du Film de La Rochelle)

Le Tambour, de Volker Schlöndorff, 1979, 135 mn


Ratatata-tata-tata ! Bruit du tambour? Bruit des fusils? Bruit des conversations? Le petit garçon suisse de onze ans qu'était David Bennent commençait alors tout juste sa carrière. Son père, Heinz Bennent, vous le connaissez, il joue le personnage de Greff dans Le Tambour,  mais aussi le rôle du Pr. Blorna, dans L'Honneur perdu de Katharina Blum, également projeté à La Rochelle, on vous en causera. Dans Le Tambour, il est Oscar, omniprésent, se jetant dans la cave, perché en haut d'un clocher, refusant l'école, empêchant un coït interruptus, faisant éclater des verres, des vitres, des lunettes, perturbant un rallye nazi, se produisant sur scène, découvrant l'amour,  la jalousie, observant les adultes de ses grands yeux tantôt curieux tantôt furieux, contraint de boire du potage à la pisse et au crapaud, de fréquenter les nazis, se cachant, courant, engendrant, traversant la guerre… Cherchant la chaleur sous les jupes-mondes de sa grand-mère.

Le tambour qu'il ne quitte pas est son miroir à lui, renvoyant au monde l'image de sa cacophonie, de sa discordance, mais aussi de l'aride monovocalisme de sa haine. Sans cesse abîmé, défoncé, le tambour d'Oscar renaît, grâce aux bons soins du vendeur de jouets juif qu'interprète Aznavour. Il est le cercle de l'enfance, qu'il faudra bien un jour crever. Il est la mesure primitive, le signal de la catastrophe, le virus. Ratatata-tata-tata! 

On reverra David Bennent, entre autre, dans Legend, de Ridley Scott. On le retrouvera avec Spike Lee, qui le prendra en 2004 dans She Hate Me, puis dans le film que tournera Schlöndorff en 2007, Ulzhan. Récemment, il jouait dans le Michael Koolhaas d'Arnaud des Pallières, 2013.

FilmS n°11 et 12 (Festival du Film de La Rochelle)

Mr Gaga, sur les pas d'Ohad Naharin, de Tomer Heymann, documentaire, 2015

Fruit d'une dizaine d'années d'accompagnement filmique, ce documentaire suit la carrière passionnante du grand chorégraphe de la Batsheva Dance Company, depuis ses débuts (enfant, remuant) jusqu'à nos jours (son retour en Israël).
Pour Naharin, la danse est à l'opposé du machisme et transcende les genres. Après être passé par l'enseignement de Martha Graham et Béjart, il finit par trouver et imposer sa voie (et sa voix). Spectacles, cours, entretiens, archives: le portrait est riche, dense, et privilégie l'approfondissement à la chronologie. Vibrant de bout en bout.
Entre deux projos de Cacoyannis – Zorba et  Stella, femme libre – une nouvelle démonstration de la puissance de la danse, à laquelle fera écho, vue juste après, la fameuse scène du Tambour de Schlöndorff, où le petit Oscar perturbe un discours nazi en tapant sur son tambour, modifiant le rythme de l'orchestre, et embarquant tous les participants dans un grand bal dansant.


* * *



Stella, femme libre, de Michael Cacoyannis, 1955, noir et blanc, 1h30

Moins fort que Zorba le Grec, Stella, femme libre propose néanmoins un saisissant portrait de femme forte, incarnée par la très ardente Melina Mercouri, qui veut bien des machos si c'est elle qui les choisit, mais les jette quand ils veulent l'épouser. Stella vomit le mariage, elle danse comme Esmeralda et chante comme Mercouri. Evidemment, ça ne plaît pas à tout le monde – un peu comme c'était le cas pour la veuve à la chèvre dans Zorba. Chez Cacoyannis, l'homme éconduit ne supporte pas la liberté féminine et n'hésite pas sortir sortir sa lame quand la situation lui échappe. Il faut dire que Stella le plante le jour même du mariage, pour suivre un éphèbe qui porte (haut) le drapeau dans un défilé (de fête nationale) – elle dansera donc le jerk en boîte avec un jeunot puisque son promis lui a interdit de se trémousser au son du bouzouki. La tragédie grecque vécue de l'intérieur, face à un chœur impuissant, avec la femme en victime sacrificielle. 

mardi 4 juillet 2017

Film n°10 (Festival du Film de la Rochelle) – Post Partum

Post Partum, documentaire israëlien de Silvina Landsmann, 2004, 1h06

Documentaire sur une maternité. Des femmes qui accouchent, des bébés qui naissent. Docu sans intérêt, sans point de vue, sans montage intéressant, globalement bâclé, qui montre la mécanique hospitalière et les doutes des mères (et les fleurs qu'apportent les pères) mais sans jamais parvenir à dire quoi que ce soit d'original. 
Sachez juste qu'il ne faut pas attendre qu'un bébé pleure pour l'allaiter. Cela dit, c'est pareil pour votre mec ou votre nana ou n'importe qui d'autre, d'ailleurs. Mais bon, on voit des bébés pendant près d'une heure, c'est pas moi qui me plaindrai.

Festival du film de La Rochelle, Film n° 9 – Rembrandt Fecit 1669

Rembrandt Fecit 1669, un film de Jos Sterling, Pays-Bas, fiction, 1977, 1h51

Parti pris radical, filmé à la bougie (et à la lampe), tout en intérieurs et costumes (et meubles). La vie de Rembrandt, ses commandes, ses femmes, et surtout son mutisme, puisque Sterling ne le fait quasiment pas parler, préférant filmer son regard sur les choses et les êtres, ses grimaces devant un miroir, mais surtout pas son pinceau. Chaque plan ou presque est traité comme un tableau, et le film ne cesse de laisser monter la toile derrière l'écran ou d'aspirer l'écran sur la toile. Il en résulte un étrange effet, assez risqué. Tout ce que voit Rembrandt est déjà ici du Rembrandt, le monde est définitivement clair-obscur. Si l'on voulait être sévère (et plaisanter), on dirait que Rembrandt n'avait aucun mérite puisque tout était déjà tel qu'il le peint. Mais la prouesse technique du film plonge le spectateur dans le rêve du pigment, de la pâte, de la trace. Nul bavardage, juste l'apparition de l'image dans l'image, et la maturation comme narration.

lundi 3 juillet 2017

Festival du Film de La Rochelle, Film n°8 – Le Miroir, de Tarkovski

Film n°8 – Le Miroir, d'Andrei Tarkovski, 1974, 1h46

Impossible ici bien sûr de revenir en détail sur la beauté de ce "Miroir", à la fois double et déformant, sur le brouillage quasi proustien auquel se livre le cinéaste malade sur son enfance puis sur son couple, sa condition de père. En revanche, attardons-nous sur la première scène, que la suite fait souvent oublier.

L'enfant allume la télé et le spectateur est alors transporté dans la scène diffusée : une femme hypnotise un jeune homme bègue et, par la suggestion, le débarrasse de son handicap. Commencer ainsi Le Miroir n'a bien sûr rien d'anodin. Avant d'en venir aux souvenirs, aux chassés-croisés entre passé et présent, Tarkovski nous place dans un monde intermédiaire, en noir et blanc, un écran dans l'écran, des limbes pour ainsi dire, où se déroule une scène cathartique.

Hypnose, suggestion, guérison. Ici, curieusement, il s'agit d'oublier (un blocage), alors que tout le film baignera dans le souvenir. Quelqu'un n'arrive pas à s'exprimer, n'arrive pas à parler sans piétiner dans la langue: il s'agit donc de convoquer chez lui les forces latentes de sa volonté subconsciente afin qu'il surmonte l'obstacle de sa diction entravée. Faut-il en conclure que, pour Tarkovski, la caméra se livre sur le sujet filmé également à un processus hypnotique? Paradoxalement, l'image du miroir, elle, renvoie, au dédoublement, qui semble faire écho au bégaiement. On pourrait donc en inférer une nuance structurelle entre les motifs du bégaiement et du dédoublement. Le premier est stérile, de l'ordre de l'empêchement, du statique – il nécessite l'oubli. L'autre est dynamique, il répète mais pour faire naître des différences – il convoque la mémoire. Mais tous deux, à leur façon, se reflètent aussi…

Faut-il dès lors s'étonner qu'au thème de l'hypnose, qui inaugure le film, réponde celui de la lévitation, quand la mère flotte dans les rêves de l'enfant ? Le souvenir, on le sent bien, est chez Tarkovski un acte magique, le sésame créatif permettant de traverser le miroir.

Festival du Film de La Rochelle / Film n°7 – Faute d'amour

Film n°7: Faute d'amour, d'Andreï Zviaguintsev, 2017, 2h08


Les premiers plans du film sont catégoriques: quelque chose est mort, a gelé, s'est fissuré au milieu, et seuls les reflets d'en bas témoignent de l'existence d'une surface. Des arbres enneigés, pliés, tordus, tendus vers l'eau en dessous de laquelle ils se répètent, ou s'annulent.

Nelyubov – littéralement: sans amour – de Zviaguintsev, c'est avant tout un cadre et une lumière: un cadre qui emprisonne mais également protège encore un temps de l'explosion (plans derrière une fenêtre, intérieurs structurés en grille), avec une caméra qui avance lentement, puis soudain s'arrête, et finalement repart ; une lumière basse, froide, pénombreuse, non pas transfigurée par la nuit mais interdite de jour, de couleurs vives. Dans cet entre-monde, deux êtres se déchirent sans prendre garde à l'enfant qui pleure. Qui pleure puis fugue.

La ligne de fuite – invisible, indétectable – de l'enfant, qui survient à la faveur des deux parallèles égoïstes des parents, chacun pris déjà dans une nouvelle figure du couple (un autre enfant/ plus jamais d'enfant), cette ligne de fuite va fissurer davantage le monde des adultes. Où est passé l'enfant? De quel puzzle déjà détruit est-il la pièce manquante? Quelle communauté pour le retrouver? Ça s'organise: taches orange des hommes et femmes partis à sa recherche qui avancent dans la forêt tels les premiers hommes aux torches fragiles. La disparition, signe avant-coureur de la dévoration. Comme la caméra, la musique enfle puis s'interrompt avant de reprendre. C'est un souffle, qui se nourrit d'apnée. 


dimanche 2 juillet 2017

Festival du Film de la Rochelle / Film n°6 / Claire Denis

Film n° 6, Un beau soleil intérieur, de Claire Denis, 2017, 1h34

Et si la meilleure façon de faire un portrait de femme, c'était de ne pas la raconter, et tant qu'à faire, de ne pas se la raconter? De la laisser conter. Et déchanter. Le film de Claire Denis – co-écrit avec Christine Angot – débute de près, de très près, par une scène de chair et de souffle, d'endurance, presque, où l'ardeur se mue peu à peu en impatience.

Pesanteur des hommes – celle, gavé d'assurance, du banquier; celle, tergiversante, de l'acteur de théâtre; celle, inconsistante, de l'ex-mari; celle du tendeur de perches, etc —et face à eux, malgré la précarité des affects et la soif de tendresse, une femme légère, trop légère peut-être à force de ne plus savoir où poser son cœur. Le désarroi filmé en mode souvent comique – conversations piégées par l'attente des corps, gestes arrêtés par les mots de trop. Au centre des valses-regrets et des hésitations-remords, donc, une peintre qui perd pied mais rebondit d'autant, Isabelle, jouée par une Juliette Binoche sismographique, dont le visage enregistre imperceptiblement les moindres écarts de température sentimentale, ses yeux captant autant qu'émettant au milieu du grand bavardages des mâles.

La narration s'éclipse au profit des scènes, les paroles recouvrent les paroles, et la magie se réfugie dans le geste. Nombreux plans des pieds d'Isabelle, qu'on voit peindre en marchant sur sa toile ou ôter ses bottes comme on met bas un masque. Oscillant entre le carpe diem et le magno amore, une femme solaire qui veut la lune ou rien.

Festival du Film à La Rochelle (Film 5) – Une femme fantastique, de Sebastian Lelio

Film n°5, samedi 1er juillet, à 22h…

Une femme fantastique,
de Sebastian Lelio, 2017, 1h44.

Les métamorphoses dérangent surtout ceux qui ne changent pas.

En devenant Marina, Daniel s'épanouit dans l'amour, mais aussi le chant, un monde où la voix transcende les frontières du genre, où le corps n'est plus que vibrations. Une femme fantastique raconte l'histoire d'un deuil empêché après celui d'une renaissance réussie. La mort d'Orlando, l'amant de Marina, contraint cette dernière à affronter le regard univoque d'autrui. En l'écartant du processus du deuil, la famille d'Orlando – son ex-femme, son fils… – cherche à faire de Marina un monstre. Tu es une "chimère", lui dit l'ex-femme d'Orlando. Un être composite, indécidable, flou. Marina devait aller voir avec Orlando les chutes d'Iguazzu, lieu où des cataractes déchaînées convergent – au lieu de cela, elle est prise dans la tempête des différences.

Confrontée à ce qu'elle perçoit comme une scandaleuse indétermination, la famille du défunt se sclérose dans une normalité frustrée –  et c'est contre cette cécité que doit se battre Marina, elle qui a pourtant remporté le plus dur combat en changeant d'identité sexuelle. Le cinéaste chilien Sebastian Lelio filme Marina de façon claire et frontale, en cadrant subtilement sa détermination pour mieux souligner sa trajectoire. Scène magnifique où Marina affronte, en pleine rue, un vent violent, qu'elle pénètre en diagonal malgré tout, à contre-courant de tous les débris que celui-ci charrie. Daniela Vega, qui incarne Marina, offre en permanence son visage entier à la caméra, tandis que les autres ne semblent avoir qu'une obsession: savoir de quel sexe elle se chauffe. Ils veulent voir "le bas", alors que ce sont eux qui habitent le "bas", et sont incapables d'envol – là encore,  en contrepoint, scène magique où Marina devient légère et multiple, filmée dans un carnaval de paillettes, changée en phénix.

Libérée des cendres de son identité imposée, Marina traverse chaque plan avec la force d'une évidence, en affrontant les pires chimères, celles pour qui il n'est d'autre mythologie que la norme. Oyez la bonne nouvelle: Wonder Woman est trans – et transcendante.

Festival du Film de La Rochelle (film 4) — Nadav Lapid

FILM 4 – Journal d'un photographe de mariage, de Nadav Lapid, 2016, fiction, 40 mn, couleur (Israël). Après deux longs métrages, l'israëlien Lapid s'attaque, en quarante minutes, à un autre objectif: celui d'un photographe de mariage. Filmer l'instant de la photo, non pour travailler le figé, mais au contraire pour insuffler de la turbulence dans cet instant qui préfigure, doublement, la fixation: celle de la pose, celle de l'institution. Le narrateur shoote autant qu'il bouscule. Il exige des couples une chorégraphie cathartique, les incitant à revivre leur rencontre, à revenir aux sources de leur coup de foudre, distillant ainsi, par cet artefact, le doute – ici, ce sont les femmes qui doutent, ne veulent plus se marier, cherchent à se défiler.

Comme le dit au début le narrateur: tout ce que je devais filmer, je ne le filmais pas; tout ce que je ne devais pas filmer, je le filmais, faisant ici allusion au sol et au plafond lors des mariages qu'il filme à ses débuts. En grandissant, c'est autre chose qu'il ne devrait pas filmer qu'il capture – un tristesse chez la mariée, un minaret en arrière-plan. L'objectif, censé réifier, va précisément jouer le rôle inverse: prévenir le sujet du danger de la réification.