mercredi 21 juin 2017

Quand rien ne manque, le doute s'installe

Avant que paraisse La Disparition, avant donc qu’il devienne impossible que disparaisse son apparition, on se disait que la traduction c’était pratique, c’était une façon comme une autre de passer à autre chose, de laisser passer les choses.

C’était un peu comme ce jeu où l’on dispose des images sur une table, on les regarde un certain temps, puis on retourne les images, on fait semblant de réfléchir un moment, puis on retourne

une image

et juste après il faut en retourner encore une autre, qui est la même, enfin c’est une autre image mais c’est la même, et si on réussit alors on a fait un mariage, on a deux fois la même image, elles s’annulent, ou s’additionnent,

bref on a gagné, mais gagné quoi, ce n’est pas très clair,

souvent on de la chance,

(et parfois c’est notre mémoire qui a de la chance, mais ça on le savait déjà, la mémoire est une chance: plus on en a et plus on a de la chance, même si bien sûr on se souvient aussi de ce qui n’est plus,

c’est moins gai

certes

mais peut-être a-t-on de la chance de se souvenir de ce qui a disparu, ou alors c’est ce qui a disparu qui a de la chance qu’on s’en souvienne, disons que le jeu parfois est douloureux, et que ce qu’on gagne, c’est peut-être du temps.

Le fait est que ce qu’on cherche à voir dans la disparition de l’image, ce n’est pas l’image, c’est l’endroit où elle se trouvait, ou plutôt où elle se trouve, la place qu’elle occupait autant que celle qu’elle occupe une fois disparue.

Mais l’image, bien sûr, ne disparaît pas vraiment. Elle occupe toujours le même espace. Elle devient même cet espace. Enlevez-la, l’image, et il restera sa place. La place où était l’image occupera exactement le même espace que l’image. C’est pour ça qu’on a inventé les fantômes et les souvenirs, pour que les morts continuent d’occuper la même place.


mardi 20 juin 2017

La co(q)uille du jour

C'est dans le magazine Livres-Hebdo, en plein dans un article recensant les députés ayant un lien avec le monde du livre. Une phrase aux multiples rebondissements, qui finira peut-être dans Le Canard enchaîné. On ne saura jamais si la personne chargée de corriger cet article a fait preuve de distraction ou d'un enthousiasme débordant.

lundi 19 juin 2017

A l'ombre des traducteurs en pleurs

Quand un traducteur peut-il dire que sa traduction est achevée? La seule réponse valable semble être: quand l'éditeur la lui arrache doucement des mains et signe le bon à tirer. BAT! En effet, même achevée, la traduction qu'il a rendue va être soumise à relecture. Divers lecteurs vont repasser derrière lui, afin de signaler les "problèmes". Or les problèmes peuvent être nombreux et de nature variée. Il peut s'agit d'incohérence, de faux sens, d'un oubli, d'une formulation peu claire, d'un doute sur l'orthographe d'un nom propre, d'un détail typographique, etc. Quelle que soit la compétence du traducteur, il n'est pas infaillible et commence, en outre, à souffrir d'une éprouvante presbytie due à un contact rapproché avec le texte. Il faut donc qu'il passe la main. Pour schématiser, il existe trois sortes de traducteurs: ceux qui estiment qu'on ne doit pas toucher à une virgule de leur traduction; ceux qui sont à l'écoute et disposés à examiner toutes les suggestions et remarques; ceux qui s'en fichent un peu et acceptent tout en bloc. 

La première catégorie regroupe, paradoxalement, les traducteurs qui commettent les pires erreurs, mais qui confondent excellence et intouchabilité. Sûrs de leurs choix, ils estiment que toute intervention est déplacée, puisqu'elle émane d'un non-professionnel de la traduction. Leur arrogance, forgée à force d'années à passer entre les radars (l'éditeur n'osait pas les contredire…), est phénoménale. Ils ne doutent de rien. (Pour avoir longtemps "repris" des traductions – un exercice salutaire – je peux vous dire qu'on arrive parfois à des sommets de ridicule. Il m'est arrivé d'être obligé de signaler en marge le numéro de page du dictionnaire qui venait contredire l'ânerie monumentale assenée par le "grand" traducteur.) Parfois, ces traducteurs-là se vexent, s'emportent, claquent la porte. Non mais. On ne les avait jamais traités ainsi. Ils ont "la confiance de l'auteur", en outre. Ben voyons. Ils respectent davantage les délais que le texte. On a envie de les décorer pour qu'ils prennent leur retraite au plus vite.

La deuxième catégorie regroupe les adeptes du doute; ceux-là ont compris qu'il fallait un regard neuf pour traquer la bourde, et qu'il ne s'agissait nullement de les humilier ou de les gronder. A titre d'exemple, mon éditrice d'Actes Sud, Marie-Catherine Vacher, me rend souvent mes traductions  de Vollmann truffées de propositions, plusieurs par pages, et j'en valide bien souvent la quasi totalité.)Car toutes visent à améliorer le texte, et non à rectifier la traduction: la nuance est de taille. Presque tout le temps, la collaboration est édifiante, enrichissante, et drôle quand on sait mettre de côté son orgueil et fixer sans ciller l'énormité qu'on a laissé passer. J'ai récemment traduit "crow" par foule et non par corbeau. Je n'en suis pas fier, mais en revanche je remercie Mathilde Helleu de m'avoir mis le nez dessus. Et vous pouvez, vous, lecteurs, la remercier également. 

Quant à la troisième catégorie, on les comprend aisément, vu les tarifs en vigueur. Autant dire amen à tout et ne pas perdre davantage de temps. C'est plus reposant, mais aussi plus risqué. Un peu de débat ne nuit pas à la santé de l'esprit.

Mais dans tous les cas, le fait est que le nom de la personne qui va "revoir" votre traduction, et sans qui le texte se présenterait bien souvent aux lecteurs dans un état insatisfaisant, est rarement mentionnée – qu'il s'agisse du correcteur/de la correctrice qui ne se limite pas à traquer les coquilles, et/ou du relecteur/de la relectrice, lequel est parfois un.e stagiaire, une personne extérieure, ou un ami, mais rarement un zébu. On parle souvent de l'ombre dans laquelle végètent les traducteurs, mais on ne parle quasiment jamais de ceux et celles qui "sauvent", dans une certaine mesure, voire une mesure certaine le texte traduit. Ceux et celles qui s'y collent, vérifient, doutent, interrogent, soulèvent des lièvres (et même des zébus).

Bref, il serait bon que les éditeurs (et/ou les traducteurs/traductrices) signalent, soit en début de volume soit en fin de volume, le nom de ces héros méconnus. Il m'est arrivé de le faire en remerciements, mais je crois qu'il reviendrait à l'éditeur de le faire systématiquement. En fait, maintenant que j'y réfléchis, ça devrait même être obligatoire. Je suis sûr que certains éditeurs en conviendront. Je suis sûr également que d'autres s'y opposeront et penseront: "Et puis quoi encore?" 

Et puis quoi encore ? Bonne question. On va réfléchir. Je suis sûr qu'on peut allonger la liste, histoire de rappeler qu'un livre, en dépit de sa singularité, bénéficie d'un soutien collectif qui n'a aucune raison de rester anonyme. 

samedi 17 juin 2017

Portrait de traducteur: Salah Niazi et l'Ulysse de Joyce

Salah Niazi est né en 1935 à Nasiriyah, en Irak et vi ten Angleterre depuis 1963. Poète et critique renommé, fondateur de la revue littéraire Al Ightirab al Adabi, il a publié de nombreux recueils de poèmes et traduit en arabe deux pièces de Shakespeare, Hamlet et Macbeth. En 1984, alors que la guerre Itan-Irak en était à sa quatrième année, il a décidé de s’attaquer à la traduction de l’Ulysse de Joyce en arabe. Pour penser à autre chose. Pour se distraire.
“Les infos sur la guerre en Irak menaçaient ma santé. Je ne supportais plus de regarder la télévision jour et nuit. De nombreux amis, des amis irakiens vivant en Europe, avaient des crises cardiaques. Donc, pour protéger ma santé, je me suis dit, et si je me lançais dans quelque chose de très difficile, histoire d’oublier cette guerre et ces tueries. Je décidai alors de m’attaquer à Ulysse. »
Sa traduction touche désormais à sa fin. Le premier volume est paru à Damas en 2001 et a été déjà réimprimé deux fois. Le deuxième volume est paru en 2010 et a été réimprimé en 2013. Le troisième et avant-dernier volume est sorti en mai 2014, mais la guerre civile en Syrie a fait qu’il a dû paraître à Beyrouth. Le dernier volume, qui comporte le monologue de Molly Bloom, ne devrait plus tarder.

Pour Salah Niazi, qui a passé trente ans sur cette traduction afin d’oublier les horreurs de la guerre, lire Ulysse c’est se livrer à une expérience susceptible de vous changer radicalement.
« Vous devenez une personne différente. Vous avez le droit de changer de nom, de pays, de statut – tout ce que vous voulez. Tel est l’impact de ce livre sur le lecteur. » 

[Note : ce post est le compte rendu d’un article paru sur le site Channel 4. Pour écouter Salah Niazi lire sa version d’Ulysse, c’est également sur le site de Channel 4, ici.]

vendredi 16 juin 2017

Une seule lettre vous manque

Ecrivains en bord de mer, dont je vous ai causé ici, m’a demandé, ainsi qu’à d’autres écrivains, de parler de Georges Perec, de son œuvre, son influence. J’ai donc choisi La Disparition, un texte que je perds et rachète et retrouve régulièrement (n m d mand z pas pourquoi, c’ st comm ça). Ce qui est fascinant, dans ce roman, c’est, outre la fêlure qu'il abîme et décline, l’immensité des possibles écartés mais sensibles qu’il recèle, le mille-feuille insensé qu’il exhibe à couvert à chaque niveau. Chaque fois qu’on le lit, on sent un spectre sous-jacent à la phrase, aussi anodine soit-elle en apparence, si tant est qu’une phrase possède une apparence, or c’est bien là toute la question. Rarement, un texte n’a autant parlé de ses failles, de ses absences, ni fait de cette parole un rituel destiné à déposséder la mort de ses prérogatives.

Considéré comme un texte à contrainte, La Disparition est surtout une ode aux libertés. Celles que le texte, dès lors qu’il installe la conscience de soi dans la trame même de son étoffe, peut se permettre. Une contrainte n’est pas une interdiction, mais plutôt une invitation au détour, au contournement, or c’est précisément cela – le détour, le contournement – qui est la grande affaire de l’écriture : non pas traverser les choses comme une pièce, mais les éviter pour mieux les voir, se méfier de leur appréhension directe au profit d’une perception distanciée. Mais distanciée ne veut pas dire objective ou neutre ou insensible, au contraire, il y a dans le détour une fausse prudence qui a valeur à la fois d’exil et de mouvement d’encerclement. Comme si écrire c’était faire en sorte qu’un point puisse cerner de partout un cercle. Renversement des valeurs et des principes, donc. La contrainte ne consiste pas à s’imposer des tabous mais à s’inventer des totems, et parfois il n’est pas souhaitable de prononcer le nom de l’idole. Ce qui disparaît cesse-t-il d'exister? Telle est la question que nous pose la vie à chaque instant.

On se demandera donc pourquoi La Disparition a autant excité les traducteurs. Le livre a été traduit en anglais (par Gilbert Adair, mais aussi par John Lee et par Ian Monk), ainsi qu’en italien, en espagnol, en turc, en suédois, en russe, en néerlandais, en roumain, en japonais, en catalan. Au-delà de l’exploit que représentait l’adaptation du texte de Perec dans une autre langue, alors que La Disparition était elle-même écrite dans une langue autre, faut-il y voir le simple processus de traduction, appliqué à un livre quelles que soient ses difficultés, ou n’y a-t-il pas, au sein même de La Disparition, quelque chose qui soit, déjà, de l’ordre de la traduction. C’est là-dessus que je me pencherai le samedi 15 juillet à 17h à la Chapelle Sainte-Anne, en partant du principe qu’une seule lettre vous manque et tout est déplié.





Sur c , j  fais m s valis s.  

jeudi 15 juin 2017

Acrostiche-toi [L'image du jour]


Le maudit bic de Dylan

Au début du mois de juin, l'écrivain nobélisé Bob Dylan a enregistré son discours d'acceptation des 923 000 dollars qu'on lui devait pour l'ensemble de son œuvre écrite. Mais, emporté par une brusque brise inspiratoire, il s'est lancé entre autre dans un topo sur le Moby Dick de Herman Melville, sans doute parce que cétacé pour Stockholm. Mais apparemment il y a un maudit hic, comme s'en est aperçue Andrea Pitzer, auteure entre autres d'un livre sur Nabokov, et qui expose son analyse sur le site Slate. En effet, Pitzer a trouvé de nombreuses similitudes entre certaines phrases du discours de Bob et une analyse de l'œuvre de Melville paru sur un site intitulé SparkNotes. Elle a même établi un tableau comparatif qui laisse songeur. Ainsi qu'elle le signale:
"Sur les 78 phrases de la conférence que consacre Dylan à la description de Moby Dick, même un examen rapide révèle que plus d'une douzaines d'entre elles ressemblent de près à des phrases présentes sur le site SparkNotes. Or la plupart des phrases-clés communes à ces passages ne figurent absolument pas dans le roman de Melville."
Comme on peut le voir sur le tableau comparatif que voici, la présomption de pompage est assez éloquente:



Mais Spitzer, bonne princesse, rappelle que Dylan est coutumier de la chose et a toujours été prompt à l'emprunt. Cela dit, vu le niveau assez scolaire d'analyse de SparkNotes, on se demande bien pourquoi l'élève Dylan a pris la peine d'y aller pour fabriquer ses anti-sèches. Comme le signale un autre universitaire, Gwynn Dujardin, professeur de littérature à la Queen's University, à Kingston, dans l'Ontario,
"Dylan copie une publication contemporaine sujette au copyright au lieu de Moby Dick lui-même, qui est dans le domaine public."
Faut-il y avoir cet esprit de contradiction qui caractérise l'esprit forcément rebelle de Bob Dylan? Une simple coïncidence née des amours du hasard et de la probabilité? Une ultime pirouette de l'esprit potache? Une façon de se moquer des jurés du Nobel? On se souviendra juste qu'après le bide que fut la parution de Moby Dick, Melville s'attela à l'histoire d'un copiste, un certain Bartleby… Oh, humanité(s) !