mercredi 29 mars 2017

Bienvenue au Funky Collège

Bienvenue dans le Funky collège de Patrice Luchet, un lieu où la parole, décomposée en ritournelles et en gestes, permet aux corps et aux affects de caramboler. Ils sont pléthore, les collégiens de ce livre, chacun porté par son prénom comme par un étendard qui n’attend que le vent du rythme pour claquer sur la page. 

Alors oui, il s’agit peut-être d’un recueil de poèmes ayant pour protagonistes des collégiens, mais on pourrait tout aussi bien dire : théâtre. Théâtre des opérations, théâtre des rituels, théâtre des dérapages.

Il faut avoir entendu Patrice Luchet lire ces saynètes pour comprendre qu’ici le souffle fait sens, et qu’on a à faire à un travail d’animal-machine :
« tiens tiens
c’est le trou noir
tiens tiens
on est happés
tiens tiens
happés dans un trou noir
tiens tiens
c’est de la matière noire
tiens tiens
de la matière noire qui nous entoure
tiens tiens
on est dans un monde inconnu
tiens tiens
on explore ce monde auquel on comprend rien
tiens tiens
on prend des notes sur ce monde »
Chaque poème a sa cadence propre, qui force le lecteur à voir et se représenter par le prisme de la répétition et de la différence. Et il s’en passe, des choses, au Funky Collège. On reçoit une raclée en cadeau d’anniversaire ; un cancer fait sourire mais pour les bonnes raisons ; on fast et on furious dans des caddies ; le temps se décompose entre deux sonneries de fin de cours ; la voix de maman devient l’angélus secret du calendrier scolaire… En classe, dans le couloir, dans la cour, hors l’école : tant de choses à laisser advenir, dans la vitesse ou l’immobile, le silence ou le raffut. Et tantôt le vers allonge la foulée, déplie le sens, l’anime en ricochet, tantôt il le retient, le poigne, le cogne :
« caché
pas vite bu
pas vite vu
cachées si vues
cachées
caisse rapide
espèces et cartes
passer
sortir
poche pochon sac
dedans pas vu
pas croisé
alcool
nous
les filles
vues pas vu »
En poète-performeur attaché au quotidien et à son horlogerie chantante, Patrice Luchet assoit le lecteur au centre de son funky collège puis appuie sur l’alarme et laisse s’ébrouer le chœur énergumène des collégiens. On est souffleté, on halète, on articule aussi, on réapprend à articuler, on chanterait presque. Mais le prof de maths nous a prévenus :
"tout corps projeté contre un autre
va à l’impact
une déformation se produit
ou quelque chose de ce genre"

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Patrice Luchet, Funky collège, les éditions Moires, coll. Clotho, 17€

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lundi 27 mars 2017

La leçon du corail : Guibert au grand vif

© Hervé Guibert
Le dernier roman qu’écrivit Hervé Guibert s’intitule Le Paradis ; il y raconte les péripéties d’un narrateur anonyme et de la femme qu’il aime, Jayne, dans divers lieux (Afrique, Fort-de-France, Papeete, Bora-Bora…). Précision : le narrateur est plein aux as (famille suisse richissime) et c’est par ailleurs un écrivain qui ne publie pas. Il n’est d’ailleurs pas si anonyme que ça : son identité sera révélée un peu avant la fin du livre. Le narrateur souffre par ailleurs d’une étrange maladie, il tombe même dans le coma, mais ce n’est pas le sida, ainsi qu’on nous le précise. Quant à Jayne, qui l’accompagne dans ses nombreux voyages, elle meurt à la première ligne du roman. Cette ex-championne de natation, qui dévore (peut-être) les écrits de Nietzsche, Strindberg et Robert Walser, se fait en effet éventrer par des récifs de corail. Et la police, tout naturellement, constate qu’elle n’existe pas.

Tout va bien, donc : l’histoire d’amour et d’errance peut commencer. En jouant malicieusement avec les temps du passé, du présent, de l’imparfait et du passé composé, comme on saute d’une d’une rythmique à l’autre pour mieux affiner une tonalité, Guibert brasse les cartes de son récit afin de permettre au vif de l’emporter sans cesse sur la mort. Car la mort rôde à chaque page, et il convient de l’orner avec vigilance d’atours ravageurs. Le pistolet du narrateur fait l’amour à Jayne, le corail éventre mais se régénère tout seul, on empoisonne les poissons pour les pêcher, dormir sous un mancenillier est dangereux, mais les enfants se postent sous ses branches la langue tendue, la soupe d’oursins est délicieuse mais se vomit, le matoutou est un crabe anthropophage qu’on déguste malgré son goût infect, le scanner du cerveau rend fou…

De fait, ce dernier roman de Guibert – roman magnifique par son agitation, poignant par sa nervosité, tout en décrochements et en grâces, à la fois léger et trébuchant – opère comme un sortilège, il permet de transfigurer la nuit qui épaissit dans les veines, de laisser bruire un dernier appel d’air dans les poumons du récit. Guibert joue ici en rêveur désabusé avec « l’ancienne comédie » rimbaldienne, il nous bourlingue dans un Harrar improbable et fait moissons d’impressions d’Afrique pour retarder l’heure noire où vous retiennent les racines du mal :
« Devenir un légume, c’est amusant de devenir un légume, ce sont les magies de la métempsycose. Un beau légume sous perfusion, les bras entravés par des aiguilles épaisses, les mains bandées pour m’empêcher d’écrire, ou dans une camisole de force pour m’empêcher de me jeter par la fenêtre. Paranoïa. Quand vais-le aller me rouler un patin à un cheval stationné devant l’hôtel ? Quand accepterai-je la folie des grands fous, de Nietzsche et d’Artaud avec ses pustules de syphilis sur le front, de Strindberg qui peignait des vagues et des champignons vénéneux ? »
Ecrit du fond de la maladie, ce roman survit pourtant dans un état magique d’apesanteur, tant la phrase de Guibert, même quand elle pique, mord ou brûle, demeure séductrice, vive, exempte de toute complaisance – aussi généreuse qu’indomptée.
De toute façon, pour Guibert, c’est simple, ça l’a toujours été :
« Quand je n’écris plus je me meurs. Pas de panique. »

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Hervé Guibert, Le Paradis, éd. Gallimard


vendredi 24 mars 2017

La mère jamais recommencée

(Femme assise sur la plage, Picasso)
A lire Jane Sautière, on sent bien combien sa voix, rare, vient étoffer d’autres plus prolixes, celles de Duras, d’Annie Ernaux, de Marie-Hélène Lafon, pour ne citer qu’elles. Pourtant, son écriture est de celles qui ont à jamais, elles aussi, fait le deuil du superflu. Une écriture au vif, aux cadences discrètes, éprise à intensités égales du limpide et de la roche, aimant les torsions, les flexions, travaillant tantôt au ciseau, tantôt au pouce, modelant, recommençant.

Nullipare, paru en 2008, est un livre tout en orbes, fonctionnant par inspirations concentriques. Au centre, il y a ce mot – nullipare –, qui désigne médicalement la femme qui n’a pas eu d’enfants, un mot qu’un radiologue accole un jour à l’auteure. Le mot a quelque chose de définitif, non seulement en ce qu’il définit, mais aussi parce qu’il sonne comme un constat, une sentence. Un mot inventé, bien sûr, par des hommes, pour désigner certaines femmes, un terme dispensé d’emblée de se chercher un équivalent masculin. Jane Sautière décide alors d’« interroger l’ahurissant mystère de ne pas avoir eu d’enfant ». Pour cela, il convient d’élargir le cercle de l’interrogation, de l’aider à s’épanouir autour de ce « zéro », cet « inconnu », cette absence.

Le mot de nullipare s’estompe alors pour laisser apparaître les mots : nulle part. Avant que d’être ici, nous sommes cet ici. Jeanne Sautière effeuille donc les différents lieux où elle a vécu : Téhéran, Franconville, La Garennes-Colombes, Phnom Penh, Paris, Alger, Beyrouth… Le lieu est lié à la naissance, il colle ensuite à l’enfance, s’accroche à l’adolescence, puis nous laissons l’âge adulte le traverser ou l’occuper. Mais le lieu de naissance, lui, est lieu de langue, il est nourricier, fondateur de légendes. Le persan, le breton : deux langues effleurées par l’auteure, qui a pris le parti de l’étranger, du lointain, du dissemblable. Nulle part : un bouquet de lieux dont on emporte partout le parfum. Nulle part : comme la promesse de ne rien engendrer.

Après le désapprentissage des lieux, vient la découverte du verbe. Mais là encore, l’écriture ne cherche pas à pallier l’absence d’enfants :
« Il n’y a pas de substitution possible. Ce n’est pas parce que je n’ai pas eu d’enfants que j’écris, mais c’est avec cet élément-là parmi d’autres, plus ténus et peut-être plus actifs. »
L’écriture est déjà dans l’aventure du corps, il participe de l’incarnation.

Le cercle s’élargit encore, et c’est la mère de l’auteure qui se met à tourner dans le texte. Une est mère qui est née quand son père est mot, a donné la vie quand sa mère est morte, une mère qui a perdu deux enfants avant d’accoucher de l’auteure. Jane Sautière sait qu’elle est
« née de l’horreur de désirer et la vie et donner la vie lorsqu’on a, apocalypse de la faute, survécu à la mort de ses enfants. »
Donner la vie, mais en sachant qu’on invite ainsi la mort, à trouble échéance. Mais aussi : entrer dans un « processus particulier », auquel on peut donner le nom fermé de « deuil », sachant que c’est ici « le deuil de ce qui n’a pas eu lieu, être mère ». Passage magnifique où Jane Sautière ébauche un jeu de miroirs entre la « nullipare » et la Vierge, « vierge du vivant disparu ».

Plutôt que mère, l’auteure préférait, petite, être cheval. Oui, plutôt cheval, connaître « la condition de la bête ». Et surtout : ne pas vivre dans le manque ou le regret, même s’il faut vivre à l’intérieure d’un manque, à l’ombre d’un regret. Il y a tant de façons, nous dit Jane Sautière, d’avoir des fils, sans pour autant « jouer à la mère ». De connaître, aussi, « la persistance de la mort des enfants ».

Le dernier cercle, c’est l’aujourd’hui, l’acceptation du corps présent, qui n’a pas enfanté, n’est plus enfant, ne sera jamais mère. « Mille cinq cent soixante fois mes règles », puis « rien ». Mais pas « pour rien » :
« Je ne peux pas dire, cela : ‘pour rien’, ce n’est pas pour rien. C’est devenu, tout cela, quelque chose qu’il fallait vivre pour la chose elle-même, l’amour pour l’amour, le désir pour le désir, un déplacement de la fonctionnalité au profit de quoi ? oui, de quoi ? De quelque chose sans profit, sans dépassement qui ne s’appelle pas rien. Une immanence finalement. »
J’ai dit : le dernier cercle. Pas tout à fait. Le livre de Jane Sautière s’élargit encore sur la fin, il débouche sur une « plage immense », « dans une lumière de fin du monde », où il est encore possible, à la faveur d’un dénuement réinventé, de s’offrir en corps, encore :
« dans un présent indépassable, non pas tous les temps, mais ce temps-là, celui d’un moment, un présent non pas éternel (pas de présent sans la conscience de la mort), mais le présent mortel de la vie."

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Jane Sautière, Nullipare, éd. Verticales, 12,90€