lundi 6 février 2017

Contre les entonnoirs littéraires : la critique tonique de Sophie Divry

Il est parfois important de mettre les poings sur les i. Voire de rappeler de quel i on parle. C'est ce que fait Sophie Divry dans son essai récemment sorti chez Notab/lia, Rouvrir le roman. Tonique et décontracté, son texte n'en est pas moins combatif. Son propos est multiple et stimulant: montrer que le roman, loin, d'être moribond (ou carrément enterré) se porte bien, mais à condition qu'on se donne les moyens de l'ouvrir – et non de le cultiver comme un bonsaï ou de l'installer dans un amphi. Le texte de Divry n'est pas un manifeste, même s'il manifeste, agitant clairement des bannières portant des messages sans équivoque.

Tout d'abord, Divry pose comme condition préalable à toute création responsable le travail réflexif. Elle rappelle combien les écrivains ont, de tout temps, réfléchi (et écrit) sur leur métier, se sont frottés à la théorie, même si certains craignent que trop de pensée nuise à leur labeur – ce que semble penser par exemple un Laclavetine, rétif aux "questions d'école", que cite Divry, et auquel elle oppose les propos de Jacques Roubaud sur les bienfaits d'une "certaine communauté". Elle s'attaque ainsi à l'illusion persistante qui veut qu'un écrivain s'invente cavalier seul, allergique au théorique, friand de singularité:
"Et, de fait, l'absence de théorie ne nous conduit pas à nous ébattre dans un paysage de liberté formelle élargie, mais plutôt à obéir à des règles indues, que nous identifions difficilement et dont nous nous extrayons plus difficilement encore. Sans effort théorique conscient, une théorie inconsciente s'installe dans l'espace littéraire."
Partant de là, Sophie Divry va s'attaquer aux principaux dogmes qui entravent parfois l'essor créatif. Elle commence par plaider "la pluralité stylistique" en rappelant l'aventure des métamorphoses tentées par des écrivains comme Perec, Oates, Pessoa, Volodine, et en démontant judicieusement la célèbre formule de Buffon, "le style c'est l'homme" – ce qu'elle dit de "l'injonction du style" est, à cet égard, impeccable et réjouissant. Puis Divry se penche sur la question du narrateur, du point de vue omniscient, prenant appui sur les remarques de Bergougnoux concernant le style, réflexions dont elle pointe l'indigence (ce que j'avais fait également sur ce blog), trouvant "un peu fatigant de voir sortir des lapins politiques de chapeaux littéraires". 

Divry aborde ensuite un point passionnant: elle s'interroge sur le statut social de l'écrivain et ses accommodements avec son impuissance, son sentiment de culpabilité (est-il un privilégié?), démontrant parfaitement les limites du fameux "coup double" avancé par Bourdieu; si je révolutionne le roman, le style, etc, peut-être que j'œuvre alors, finalement, à une révolution plus vaste (même si je suis réac, élitiste, etc.) Elle dégage deux tendances chez les écrivains en proie à la culpabilité: venger sa race et trahir sa classe

Difficile ici d'aborder et de commenter tous les aspects dont traite Sophie Divry (la lisibilité, le sens, le rôle de l'éditeur, la mise en page, l'esprit de non-sérieux, etc.), tout comme de citer in extenso les auteurs qu'elle convie à ce vivant banquet (Sorrentino, Gass, Pynchon, Ernaux, Hilsenrath, Butor, Federman, Selby, mais aussi Zola, Flaubert, Camus). L'intérêt premier de son essai repose à la fois dans un refus des clivages, des sectarismes, des postures (et des intérêts que ces clivages, ou la revendication de ces clivages, masquent) et une valorisation joyeuse de l'expérience littéraire (au sens large). Surtout, Divry ne prend pas de gants et redonne toute sa force à cet impératif libre qui fait de l'écrivain autre chose qu'un travailleur de l'amer, à ce verbe hautement excitant qu'il vaut mieux ne pas perdre de vue : chercher.

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Sophie Divry, Rouvrir le roman, éd. Notab/lia, 14 €

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