dimanche 18 septembre 2016

Les folles lettres de Tavares

Lire un livre de Gonçalo M. Tavares, c’est pénétrer les arcanes du caprice, un caprice sous-tendu par une logique, une logique innervée par une liberté, une liberté façonnée par un imaginaire, un imaginaire dirigé par un intellect, un intellect né d’une éthique, une éthique éprise de —. Stop/Encore. Nous voilà déjà pris au piège-Tavarès, épris de méthode maraboudeficelle, qui relève moins de l’aléatoire que de la chimie.

Dans son dernier livre paru aux éditions Viviane Hamy – Matteo a perdu son emploi – Tavares nous propose vingt-six étapes, vingt-six passages par des divers stations-personnages, selon un ordre alphabétique implacable : ainsi, le lecteur passe/saute de Aaaronson, à Ashley, Bauman, Boiman, Camer, Cohen, etc. jusqu’à Nedermeyer. On pourrait tout d’abord se livrer à quelques remarques formelles, histoire de se mettre en train, de prendre le train, d’inventer des rails : 26 personnages, comme les vingt-six lettres de l’alphabet ; sauf qu’ici on n’a que douze lettres (les initiales des personnages), allant de A à N, avec deux lettres manquantes (F et J) ; en outre, le livre comporte 27 chapitres. Mais sait-on vraiment lire au-delà des lettres ? Dans Matteo a perdu son emploi, Kashine inscrit le mot « NON» sur le dos de Kessler et Goldstein tatoue en braille la table des périodiques sur le dos Gottlieb, preuve s’il en est que nos injonctions nous précèdent tout en confirmant notre cécité.

Que le lecteur de ce blog se rassure : le livre de Tavares dont nous parlons n’est pas un traité de combinatoire à l’usage des coiffeurs de girafe. Sous des dehors capricieux et fantasques (et si ce ne sont pas des dehors, alors il doit s’agir d’une doublure), l’auteur tisse un récit tout en relais où l’on passe d’un destin à l’autre, sous l’égide de Roussel et de Borgès (pour ne citer que deux phares possibles). Mécanique, dynamique, disjonctif : le récit se moque du psychologique, préférant la catapulte, le revirement, la césure. Comme souvent chez Tavares, on entre par la porte de l’ordinaire, puis on croit traverser le vestibule de la fable et avant qu’on ait compris, une trappe s’est ouverte, et alors qu’on tendait la main pour attraper la queue du mickey de la parabole, hop, nous voilà sur une autre case de l’échiquier, dans une autre allée du labyrinthe, sur un autre plan. Pour les amateurs de détail, voici, en vrac, quelques éléments de la table (périodique ?) des matériaux : folie, cécité, inscription, entropie, mort. Ou encore : un scientifique qui compte les cafards, un architecte qui conçoit un rond-point carré, un archéologue qui exhume du présent, un psychiatre qui plante un drapeau dans une clairière.

Mais là où Tavares est encore plus fort, c’est quand il termine le livre par une sorte d’exégèse du livre. Muni de son arc nietzschéen qui décoche des flèches zen, il fait du lecteur la cible de sa pensée ô combien mobile, une pensée qu’il laisse essaimer et proliférer pour ainsi dire en live sous les yeux du lecteur. Ou comment expliquer en dépliant, tordre en prolongeant, éclairer en irradiant. Et tout cela en demeurant – c’est là sans doute la marque de fabrique, la force magique de l’auteur – d’une simplicité aussi ludique que stimulante, une simplicité née d’une prodigieuse puissance poétique, une prodigieuse puissance poétique engendrée par une incroyable intelligence philosophique, une incroyable intelligence philosophique alimentée par un —. A vous de jouer.
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Gonçalo M. Tavares, Matteo a perdu son emploi, traduit du portugais par Dominique Nédellec (qu’on applaudit très fort), et publié par Viviane Hamy (qu’on salue bien bas)

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