mercredi 31 août 2016

Pensée et écriture: le calcul des lacunes

Si l’écriture ne se confond pas avec la pensée, c’est sans doute parce qu’elle permet différemment son surgissement. Mais aussi parce qu’elle pressent, de par son expérience, sa pratique, que la pensée, hors l’écriture, rate quelque chose, s’interdit l’apprentissage des dérives.

Il y aurait ainsi dans la pensée une fausse cohérence, due à la magie des enchaînements, au déroulé du fil tendu et continu où se dissipe la raison. Ecrire, en revanche, ce n’est pas faire l’économie de la pensée, de l’acte de penser, mais au contraire réinventer le mouvement de la pensée, la laisser s’inventer et imposer un style. Non pas penser le style, mais conférer à la pensée un style.

C’est sans doute ce que veut dire Paul Valéry dans ce texte séminal intitulé « L’amateur de poèmes », et figurant dans Album de vers anciens. Texte dense, arqué, et à la fois fluide, libre. Parlant de la pensée comme d’une « parole intérieure », Valéry touche un point essentiel :
« Incohérente sans le paraître, nulle instantanément comme elle est spontanée, la pensée, par sa nature, manque de style. »
C’est à qu’intervient le poème, non pas œuvre close ou bouquet sonore, mais expérience d’une mesure, au sens musical autant que philosophique. Par le poème, de par sa force de concertation, quelque chose de l’ordre de la pensée peut survenir qui ne s’éparpille pas aussitôt dans le fondu enchaîné de l’abstraction. En écrivant, en me consacrant à ce que Valéry appelle, littéralement, « l’écriture fatale », je peux à la fois abandonner les apprêts du je et éviter la dissolution encourue par la pensée, « parole intérieure sans personne et sans origine ». Dès lors, le style n’est plus considéré comme une simple cadence mais comme un temps nouveau, propice à la pensée – et Valéry de conclure son texte par ce prodigieux constat :
« Ni le doute ne me divise, ni la raison ne me travaille. Nul hasard, mais une chance extraordinaire se fortifie. Je trouve sans effort le langage de ce bonheur ; et je pense par artifice, une pensée toute certaine, merveilleusement prévoyante, – aux lacunes calculées, sans ténèbres involontaires, dont le mouvement me commande et la quantité me comble : une pensée singulièrement achevée. »

Le calcul des lacunes : c’est là sans doute un travail auquel l’écrivain ne saurait renoncer. A chacun d’en deviner/définir les ruses, les exigences, les défis.

vendredi 26 août 2016

Comme une explosion continue qui respire

Profitons de ce que, sur terre, la rentrée littéraire a commencé pour aller sonder un tout autre cortex – ou plutôt un corps-texte, une sorte de « frankenstexte » une machine-à-énoncés, telle que l’a pensée et agencée Mathias Richard dans son livre intitulé syn-t.ext, récemment paru aux éditions tituli.

Considérant la littérature comme un « cimetière » – ce qui en soi est assez pertinent, comme pourrait l’être par ailleurs l’image du über-bordel –, l’auteur-musicien a mis au point des modules baptisés « syntextes », qu’il produit en compactant/resserrant/assemblant des textes plus longs, exogènes ou non, en passant de la technique de l’amoncellement à la stratégie du montage. En gros, une forme renouvelée de cut-up, mais où le sens n'est pas oblitéré, subissant moins des altérations que des accélération, et ce grâce à un travail rythmique, que l’auteur explicite en Annexe :
« Il s’agit de condenser des dizaines de pages en quelques phrases :concentrer les résumés pour aboutir au niveau 2, faire ouvrir la porte secrète des pensées du cerveau ; résumer les résumés pour trouver de nouvelles idées, de nouvelles visions. Le mutantisme pourrait être un amoncellement de concentrats visiotextes, de concentrats psychiques synthétiques. »
Bien sûr, on peut rester réfractaire à cette conception « chimique » du texte, mais si l’on estime comme Mathias Richard que la « littérature est une machine qui t’espionne tous les jours, 24 heures sur 24 » et que tous les textes de tous les temps étant stockées dans l’infini carrousel de la production mentale-langagière, alors non seulement cette approche se révèle cohérente mais également nécessaire. Mais retranscrire ne signifie pas copier, car le filtre qu’est l’auteur – considéré ici comme « médium » – œuvre à la façon d’un « veilleur », fonctionne comme une « caméra animale, se donnant pour mission de
« capter et recracher ce que ses fibrilles sondent et synthétisent, exprimer la vie à travers sa boîte noire crânienne (scriptopsie), explorer et retransmettre la conscience possible. »
Mathias Richard produit ainsi deux spécimens de textes, des syntextes écrits (pour l’œil) et des syntextes vocaux (intitulés vokal_, et réservés à la lecture-performance).  Il existe aussi des « sursyntextes », mais on n’entrera pas ici dans le détail. Ce qui importe, c’est la matière – organisée, cadencée – que nous donne à lire Mathias Richard, et la façon dont, en tant que lecteur, nous allons l’ingérer. Car le syntexte est nécessairement lu comme un « texte », et le lecteur n’a pas pour mission, lui, de le décomposer, même s’il ne peut s’empêcher, en l’ingérant, d’en sentir les coutures, raccords, etc.

Ce qui frappe, à la lecture forcément un peu épiletoque de syn.t.ext, c’est la force de production du langage, dont les déchets redeviennent sans cesse matrices, opérant des synthèses disjonctives, court-circuitant les signifiants, shuntant la syntaxte. Question : la succession quasi « praxinoscopique » des énoncés – considérés comme des chutes, mais des chutes en instance de concentration – produit-elle autre chose qu’un sens dérivé, bâtard ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle génère une nouvelle esthétique, une transe savamment calibrée, une musique constituée d’unités se heurtant à la façon de particules.

Entre fusion et dénonciation du primat du texte, syn.t.ext vient rappeler en cette rentrée dite littéraire que si « la réalité est une surimpression en embranchement de toutes les choses possibles », il revient à l’écrivain de maîtriser ce que Mathias Richard appelle très justement « l’interférence constructive ». Et maintenant, play :
« J’ai depuis l’inconscience, puis l’enfance, ce tangage, ce balancement, cet écho, cet aveuglement, cette soif, ce sourire vers la lumière, cet appétit les dents blanches, cette joie quand le ciel l’orange explose en citrons, en jus, en pollens, en grains de photons, comme une explosion continue qui respire, un incendie partout qui nourrit, un jus royal qui donne soif et étanche et donne soif encore et donne envie d’escalader les hauteurs les plus hautes possibles pour aller exploser dans le ciel et intensifier encore plus la lumière que l’on boit qui nous désintègre. »

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Mathias Richard, syn-t.ext, Librairie éditions tituli, 15 €

mercredi 24 août 2016

Tout savoir sur la rentrée littéraire en un temps record

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un journal quelques romans infâmes
Décrits par quelque sapajou,

Les pages enflées, comme une triste rubrique,
Brûlant et suant les clichtons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son récit plein d'exhalaisons.

La presse rayonnait sur cette confiture,
Comme afin de la fuir à point,
Et de rendre au centuple à la grande Culture
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Le lecteur regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La déceptions était si forte, que sur l'herbe

Vous crûtes vous évanouir.