vendredi 25 mars 2016

Artaud, ouvrier émotif — de la traduction au transbordement

En septembre 2014 ont eu lieu les neuvièmes rencontres de Chaminadour, à Guéret. Elles étaient consacrées à Antonin Artaud et sont désormais disponibles sous forme d'un livre publié par l'Association des lecteurs de Marcel Jouhandeau et des amis de Chaminadour. C'est peu de dire qu'elles furent passionnantes, à en lire les comptes rendus. On y trouvera de nombreuses communications fouillées qui permettent de mieux lire Artaud, en mettant son travail d'écriture en rapport avec les quelques langues qui ont traversé son existence.

C'est le cas de la première intervention, intitulée "Antonin Artaud et l'imaginaire de la traduction", signée par Mathias Verger. Partant du postulat que "l'effraction linguistique est ce qui produit la jouissance vertigineuse de la langue", Verger montre comment Artaud, "partagé entre les langues" et jouant "fréquemment sur 'l'indétermination de ses origines'", recourt au grec, à l'italien et au français, au latin aussi, voire à l'anglais. Ainsi en va-t-il du terme inventé "golosité", qui vient de l'italien golosita, la gourmandise. Ou du mot "couti", qui veut dire boîte en grec, et qu'Artaud aime à confronter aux mots clouté et couteau. Et Verger de commenter:
"En faisant sonner le sang grec dans le poème français, il s'agit moins de retrouver une raison étymologique (qui serait finalement une sorte d'allégeance aux généalogies linguistiques) que de se faire 'barbare', c'est-à-dire de parler en langues étrangères, au risque de l'incompréhensible, et donc en dehors du périmètre tracé du logos."
Pour caractériser le travail de translation auquel se livre Artaud, Mathias Verger reprend un verbe utilisé par Artaud lui-même, le verbe "transborder", et qui figure dans une lettre adressée par l'écrivain en juillet 44 à Pierre Seghers, à propos de la traduction de Poe:
"L'inspiration, la délibération passionnelle initiale sont d'Edgar Poe, mon travail est celui d'un ouvrier émotif qui transborde de langue à langue non pas des tournures de syntaxes et des formes grammaticales mais ces perceptions innées du Verbe par lesquelles le Poète demeure en contact éternel avec les mondes d'inhumanité."
Verger fouille alors les méandres de ce précieux verbe – qui indique à la fois un déchargement, mais contient aussi le mot transe, ainsi que l'anglais border (frontière), en concluant:
"Il y a toute la transe du corps extatique et dansant dans le verbe 'transborder', mais il y aussi la rémanence du préfixe de la trans-lation. On pourrait lire 'transborder' comme un mot-valise qui fait entendre le drame de cette langue toujours déjà sur le départ, en traduction. 'Transborder' est lisible comme une métaphore de la traduction, mais c'est aussi à la lettre un mot qui hésite sur les frontières. […] Les rebords de l'écriture d'Artaud sont à chercher du coté des langues étrangères."
Non seulement cette notion pertinente de "transbordement" peut nous aider à mieux comprendre certains aspects de l'œuvre d'Artaud, mais il est évident qu'elle permet également de repenser le travail de toute écriture cherchant à s'éprouver dans ses origines et son instabilité, tout comme elle peut se révéler une formidable clé du travail de traduction. Ecrire, ce serait donc, pour certains écrivains, moins faire l'expérience des limites que déplacer les "rebords" de la langue, les dédoubler, les surimposer à d'autres bords, bref, écrire non seulement avec sa langue mais avec celles que rêve ou qu'a rêvé notre langue, avec celles qui la traversent, la hantent et parfois la griffent pour mieux la vivifier.

Ecrire et traduire auraient alors en commun cette nécessité "barbare" d'envahir et de se laisser envahir par d'autres langues, jusqu'à ce que la langue elle-même de l'écriture – la "langue mineure", comme diraient Deleuze et Guattari – devienne elle-même, dans sa quête d'un dérangement permanent, barbare. Et le fait est qu'on ne saurait ni écrire ni traduire sans entendre et faire entendre le barbare qui "somnambulise" en soi – c'est-à-dire non pas le vandale accompli, mais le migrant rêvé, celui qui vit son devenir dans l'expérience des bords, de leur passage. Ce qu'Artaud appelle, de façon magnifique, un "ouvrier émotif".


1 commentaire:

  1. C'est vrai que cette expression d'"ouvrier émotif" est magnifique ; le "migrant rêvé", c'est pas mal non plus ; pincement de coeur à l'idée que dans telle usine, dans tel bateau, ni ouvriers ni migrants ne savent que dans un petit texte du 25 mars, il a été question d'eux en ces termes.
    A part ça, je relis l'avant-dernier paragraphe de ce post, et ça me fait penser à une petite vidéo vue sur internet dans la semaine, c'était Rancière qui répondait à une question à un colloque je crois (je ne sais plus parce que j'en ai vu plusieurs d'affilée), et il expliquait que pour lui non plus, la question de la littérature n'était pas tant que ça affaire d'expérience des limites. Association d'idées que je ne sais pas mener plus loin que ce seul constat... Tout ça pour dire que j'ai trouvé matière à réflexion, matière à émotion dans ce post, et que ça me donne du coeur à l'ouvrage.
    D.

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