mardi 20 octobre 2015

Sous le texte, la panthère


Sous le texte gît toujours un autre texte, dont la puissance évocatrice n’est pas sans faire l’économie de l’oubli. Écrire, c’est non seulement écrire en complicité avec d’autres écrits, mais également, ce qui peut paraître paradoxal, écrire dans le sillage de leur effacement, inscrire des traces vouées à s’estomper, ou se brouiller. L’écrivain n’est pas un mémorialiste, il travaille diverses matières à diverses intensités, mais à chaque fois comme si elles avaient la densité (ou la volatilité) d’un écrit, qu’il s’agisse d’un souvenir, d’une expérience, de spéculations, de pures chimères. Le vécu ne peut tenir que s’il accepte d’être dissous dans la langue, c’est-à-dire de mourir dans la mémoire pour mieux revivre, différemment, certes, sur la page — ce que Proust a plus d’une fois souligné dans la Recherche.
En cela, l’écrivain se retrouve qu’il le veuille ou non dans la posture du traducteur, qui travaille son texte (sa traduction) en laissant son cerveau osciller entre deux mécanismes : la mémoire et l’oubli. En effet, lorsqu’on travaille sur le texte d’arrivée, on se doit de visualiser, comme s’il s’agissait d’un décor situé au fond d’une scène mais que les mouvements survenant au premier plan empêchent de distinguer avec précision, le texte d’origine. Et parce que cette étrange situation produit un effet de flou, il est ainsi possible à la langue de vibrer encore un peu, de renier son orbite et de s’affranchir de sa matrice tout en bombarder le nouveau avec les impulsions de l’ancien.
En fait, ce dont le traducteur doit se souvenir quand il s’attelle au texte pour ainsi dire célibataire qu’il a produit, à force de brouillons qui sont comme autant de versions, c’est non pas de l’exactitude de ses reliefs ou de la pertinence de ses creux, mais des lectures multiples qu’il en a faites en tant que corps imparfait. Il y a le texte, et il y a sa lecture, comme il y a un corps et son mouvement, un être et son contact.
Rappelez-vous : nous sommes dans une ménagerie, la panthère passe et repasse, et entre les barreaux passe l’autre de son regard.

1 commentaire:

  1. Je pense à ces peintres qui ont reproduit, chaque fois différemment, le même tableau...

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