vendredi 8 mai 2015

Cent phrases en une (Un art de la défaite, 1)


Ce qui (sans doute) reste le plus difficile à expliquer (représenter) (ou même, très simplement ::: dire) quand on écrit, c’est la pulsion qui vous pousse (vous propulse) à écrire, c’est rentrer dans les arcanes de la nécessité qui fait que vos doigts, à peine posés sur le clavier, ont non pas « quelque chose à dire » mais de nombreuses choses à faire, comme si le langage les avait réquisitionnés lors d’une escale en enfer, et n’avait plus désormais qu’à les siffler pour qu’ils accourent en araignées véloces. De nombreuses choses ? Oui, car qui écrit découvre précisément ceci : on n’écrit pas sur un simple fil, entre deux cimes, corde tendue et surtout ne pas regarder en bas.


L’écriture, s’il fallait la définir, ce qu’à la page ne plaise, pourrait être ainsi imaginée : opérer le plus grand détour possible pour arriver à d’autres buts que ceux qu’on s’est fixés. Autrement dit, non seulement éviter le « sujet » qui a eu la bêtise de s’interposer dans le projet d’écrire, mais chercher quelles traverses le rendent caduque, et ce que sa caducité nous apprend. Pour cela, pas le choix : faire plusieurs choses en même temps. Non pas écrire une phrase pour se laisser rouler dans sa farine syntaxique, mais écrire – en même temps que la phrase – les violents possibles qu’en apparence cette phrase ignore. A chaque mot, sentir la peau, pourrie ou pas, dans laquelle ledit mot gigote depuis des lustres, et non pas le vernir ni l’éclairer autrement, mais apprendre à le réaccoupler à d’autres séquences, le laisser ruer dans d’autres brancards.

La phrase est un cauchemar à tiroirs, qu’il faut aider à coulisser. Elle semble courir, s’écouler selon les déclivités de la page-terrain, vivre d’écarts et d’influences, et c’est là un de ses plaisirs, cette tentation d’éparpiller/rassembler. Mais qui l’écrit doit également l’écrire à contre-poil, à l’envers de son rythme, car elle a tendance à imposer ses lois millénaires, soit par articulation excessive soit par juxtaposition outrée. La phrase, telle une bestiole déterrée trop tôt, aime s’inventer des jointures qui, à force de pliures, la rendent plus segmentée que mobile, et sauf à la déplier de l’intérieur, par séismes subtils, comme Proust au Claude Simon, ou la réfréner et l’immobiliser, comme Duras, on risque de la rendre son tracé purement graphique. Qui s’y aventure doit donc s’ingénier à faire cent phrases là où le lecteur n’en voit qu’une, c’est-à-dire à laisser les chemins qui ne mène nulle part relater leurs origines.

4 commentaires:

  1. Magnifique texte, valant pour tous ceux pour qui l'écrit ne relève ni de la table de dissection ni de l'étal du boucher, et dans l'écriture desquels l'on ne verra ni bouliers, ni jeux stériles, ni ficelles du fichu "métier", ni expériences ne valant QUE dans la clôture du laboratoire, ni l'évidence de contraintes (au sens oulipien, et même un peu au-delà, peut-être), ni forges, fussent-elles rougeoyantes! Magnifique texte, disais-je, que le tien, ici, et qu'on reconnaît de loin - comme d'autres dans le même cas - à ceci qu'il n'y a rien, vraiment plus rien à ajouter...

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  2. Ou: non pas le fuir mais chercher à atteindre le Minotaure.
    Très belle définition de l'écriture! Merci.

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  3. En tout cas, quelle pyrotechnie métaphorique que votre billet pour le dire. Une page comme une plage où le sac et le ressac déposeraient en offrande après les courses folles les pièges déjoués les filets tendus les tempêtes les alizés qui accompagnent les courants les trésors qu'une volonté douée aura su assembler pour que du kaléidoscope ne se fixe du meilleur et du pire ce qui ne peut que transcrire l'éphémère passage de l'être dans le défilé des jours agités et peuplés d'émotions, sentiments, ressentis ou au contraire vidés comme poissons morts à l'œil éteint , gisants comme autant de cétacés désarmés, inadaptés .

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  4. D'où vient que lorsque vous dites des choses que l'on croyait déjà savoir on a cette impression de les découvrir, avec tout ce qu'implique la découverte : joie, impression de nouveauté absolue et pourtant reconnaissance, gratitude, renaissance ... ?

    Je n'exagère pas.

    Claro: l'auteur qui réinvente ses lecteurs au fur et à mesure qu'ils le lisent <3
    (en d'autres temps on vous aurait brûlé comme sorcier !)

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