vendredi 30 janvier 2015

Turing Club: adhérence zéro

Imitation Game, le biopic tourné par Morten Tyldum sur Alan Turing, est un véritable chef-d'œuvre. Un chef d'œuvre d'inanité visuelle, précisons quand même. En fait, on pourrait même croire que ce film a été produit par un ordinateur à qui on aurait dit: Fabrique un truc qui mêle l'étrangeté solitaire du génie désagréable, le tragique de la condition homosexuelle en Angleterre dans les années 50, les dégâts très importants occasionnés par l'armée allemande, le mystère rutilant d'une machine à laquelle on ne comprend rien, puis rajoute un personnage de jolie femme qui sache se mordiller la lèvre inférieure et minauder du sourcil (et faire des mots croisés), quelques supérieurs bougons mais admiratifs, des collègues agacés mais impliqués, un policier très curieux. Ah, au fait, voici le sujet: l'individu d'exception façonnant le cours de l'Histoire. Ou alors: comment une équation a fait tomber Hitler. Ce genre.

Du coup, Imitation Game ne nous épargne rien en matière de clichés. Didactique à l'excès: on nous montre des bombardements pour qu'on comprenne ce qu'est un bombardement. Lacrymal: des gros plans sur des visages d'enfants anglais qu'on éloigne de la capitale, ils sont calmes mais inquiets. Cryptique: Turing dessine des trucs qu'il scotch au mur comme le premier serial-killer venu. Tragique: Turing a donné à sa machine le nom d'un camarade de classe mort (bon, en fait, Turing avait appelé sa machine The Bomb, mais bon…)

Pourtant, la matière ne manquait pas. Mais le réalisateur s'est fixé un pari: ne jamais expliquer une seule fois la pensée de Turing, le fonctionnement de sa machine, l'impact de ses recherches. Il faut juste contempler et admirer la machine absconse construite par Turing, regarder tourner (ou ne pas tourner) ses rouages, entendre sa musique mécanique : en gros, ce que Tyldum voudrait qu'on fasse avec son film. Sauf que son montage ressemble à une construction en Lego pour enfants de cinq ans. Des plans lisses, en faux acajou, un cadre consensuel, des dialogues où l'encre n'a pas encore séché, et une musique qui fendrait l'âme si l'âme était en mousse. On est presque étonné qu'il ne nous fasse pas le coup de la pomme empoisonnée (même si on a droit à un petit couplet sur le cyanure…).

Les films sur les génies mathématiques semblent maudits, ratés pour la plupart, c'est encore pire si c'est possible que les biopics sur les écrivains – on ne peut pas dire qu'Un homme d'exception de Ron Howard était une brillante réussite, et il faut sans doute remonter à Pi de Darren Aronofsky pour approcher le pertinent. On aura sûrement droit un jour à un biopic sur Einstein, ou sur Newton, tiens. On en frémit d'avance. Parce que le problème avec les films sur les génies scientifiques, c'est que la peur de l'incompréhensible produit visuellement l'effet inverse: un lissage pathétique des aspérités. Vu qu'on ne comprendra rien à ce qui est produit par ledit cerveau, autant que tout soit clair dans la réalisation. Finalement, les Américains s'en sortent mieux lorsqu'ils filment l'itinéraire d'un crétin. Oui, on l'avoue: on attend un biopic sur Bush.

jeudi 29 janvier 2015

Incroyable mais vrai

Ami lecteur, il est bon d'exercer ta sagacité. Nous te proposons aujourd'hui un petit jeu, simple mais efficace. Tu vas livre un extrait de livre, puis tu devras cocher la bonne réponse. Tu verras, ça ne prend pas beaucoup de temps, c'est distrayant, amusant, et même peut-être drôle. Allez, c'est parti? Donc: sauras-tu trouver de qui est l'extrait suivant:
"J'ai demandé en ville s'il y avait des soins de massage à domicile. Mais oui, et la voici : c'est Ada. Elle vient deux fois par semaine, en fin d'après-midi, à 19 h 30. Elle a 40 ans, c'est une petite brune aux yeux bleus, une Piémontaise un peu forte, rieuse, puissante, légère. Elle connaît les corps, elle a du génie. Des pieds à la nuque, recto, verso, elle s'approprie tout, pénètre tout, tout de suite. Je m'offre à elle, je ne lui déplais pas, au bout de la troisième séance elle m'embrasse et se plante sur moi, et voilà. C'est un peu cher, mais j'ai pris la précaution d'augmenter son prix. Elle est très experte, un vrai médium, c'est le massage complet ni vu ni connu, rien ne s'est passé, fougue et délicatesse. Elle se fait plaisir, et on parle très peu, c'est mieux."

Réponse 1: Philippe Sollers, Médium, Gallimard
Réponse 2: Tiffany Reisz, Les profondeurs du plaisir, éd. Harlequin

mercredi 28 janvier 2015

De la multiplicité des râteliers

Ta voiture est allemande.Ta vodka est russe. Ta pizza est italienne. Ton kebab est turc. Ta démocratie est grecque. Ton café est brésilien. Tes films sont américains. Ton thé est tamoul. Ta chemise est indienne. Ta montre est suisse. Ta bière est allemande. Ton essence est saoudienne. Ton ordinateur est chinois. Ta radio est coréenne. Tes chiffres sont arabes, tes lettres latines. Et tu te plains que ton voisin est un immigrant. Reprends-toi. 

— Anonyme, début du XXIème siècle
           

Fondane pour mémoire

Juif. Roumain. Poète. Philosophe. Dramaturge. Essayiste. Traducteur. Naturalisé français. Que sont nos identités? A ces questions, l'Etat français n'eut qu'une réponse lorsque Benjamin Fondane résista au nazisme: elle l'arrêta. Déporté à Drancy, puis à Auschwitz, il fut gazé début octobre 1944. Juif. Roumain. Poète. Le devoir de mémoire ne sert-il pas à grand-chose, comme l'a prétendu récemment Michel Houellebecq dans un entretien où il se voit déjà académicien, comme quoi chaque homme a les rêves qu'il mérite.

Et sans doute la mémoire n'est pas un devoir, mais un muscle, qu'il convient d'exercer et d'entraîner sans cesse, et c'est souvent ça, lire: se souvenir, lire pour se souvenir, lire pour qu'entre les lignes d'autres textes se souviennent, de nous, du lecteur que nous avons été et de celui que nous serons.

Les textes eux aussi se souviennent, certains du passé, d'autres de l'avenir, et nous nous déplaçons dans leur ombre portée, à la fois inquiet et confiant. Donc Benjamin Fondane. Juif. Roumain. Poète. Qui n'a n'a pas oublié les pogroms d'Ukraine, les cohortes d'émigrants —
Émigrants, diamants de la terre, sel sauvage,
je suis de votre race,
j'emporte comme vous ma vie dans ma valise,
je mange comme vous le pain de mon angoisse,
je ne demande plus quel est le sens du monde,
je pose mon poing dur sur la table du monde,
je suis de ceux qui n'ont rien, qui veulent tout
– je ne saurai jamais me résigner.
Ce non-savoir né du perpétuel déplacement de soi par les autres – ne pas savoir se résigner – est l'autre versant de la mémoire. "Pas assez de réel pour ma soif" s'écrie Fondane dans un poème. Il faudra donc non pas créer du réel, de la fiction, mais chanter la soif, laisser chanter la soif jusqu'à ce que les gorges saignent. On peut bien sûr rajouter du sens au monde, écrire des romans à thèses, déguiser ses phobies en récits, jouer les prophètes médiatiques, briguer des fauteuils en bois, couiner avec les putois, prendre la langue pour un gant de toilette usé et s'en frotter la bouche en guise de fondement. On peut aussi relire Fondane:
J'entre dans le mouvement qui me fuit, et j'ai peur,
mes mains, mes mains et ce qu'elles tiennent du monde.
Dans le passé sanglote une bouche ouverte,
ce n'est qu'une chanson pour le pays des ombres

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Benjamain Fondane, Le mal des fantômes, liminaire d'Henri Meschonnic, Verdie Poche, 9€50

mardi 27 janvier 2015

Chère semaine passée


Cher semaine passée,
Un astéroïde vient de frôler la Terre, occasionnant un incendie chez Jean-Marie le Pen et soufflant la dernière étincelle présente dans le regard de Demis Roussos, aussitôt remplacée heureusement par celle de Tsipra, tandis qu’un F-16 grec s’écrasait, crise oblige, en Espagne. Bref, la semaine a débuté par quelques concomitance karmiques plutôt troublantes, mais heureusement le Clavier Cannibale est Métèque ascendant Faribole, et survivra donc à ce cafouillage astral. Même si, il faut bien l’avouer, tout n'était pas rose la semaine dernière.
La faute à qui ? Eh bien au film Gemma Bovery, une daube qui semble faire de la publicité cachée pour un produit inexistant, et où l’on voit une femme-robe filmée comme une robe-objet par une caméra-caddie sous l’œil concupiscent de figurants-parlants, tandis qu’un Lucchini camé à la farine s’épate sans conviction aucune, mais avec force crispation de sourcils, des ressemblances inouïes entre le scénario – écrit visiblement à l’origine pour des playmobils – et le roman de Flaubert, bref, un film d’une ineptie telle qu’on n’y entend même pas souffler le vent dans le bocage normand malgré de louables efforts de la paluche dans les feuillages. La réalisatrice Anne Fontaine ne sait filmer de son actrice que sa garde-robe Laura Ashley et sa nuque parfois dégagée, une actrice dont la jeune jeunesse, la belle beauté et la fraîche fraîcheur (et les formes formées) sont suivies et broutées par un objectif-bovin qui s'égare dans de grotesques ralentis chabadas où ne manque que la célébration d'un fromage local. Rien à sauver dans ce reportage sur l’ondulation des hanches en milieu champêtre et l'érotisme torride des pétries, où l'on découvre néanmoins l'importance du chien dans le contre-champ et les ambiguïtés de la manœuvre de Heimlich.
Heureusement, on a vu le dernier Tony Gatlif, Geronimo, avec Céline Sallette en âpre et généreuse combattante des destins foutus, jamais madone, elle, mais toujours réelle, fendant farouche les plans instables de sa silhouette Giacometti, le regard aussi résolu qu’apeuré et donc humain, tandis qu’autour d’elle des hommes enfants et colériques comparent la taille de leur canif et tournent sur eux-mêmes, prisonniers d’une danse-tradition dont ils ne contrôlent aucune des dérives. Revisitation en mode gitan/capoeira de West Side Story, le film de Gatlif est mobile même quand immobile, occupé par des tourmentes qu'il sait chorégraphier comme personne.
Enfin, on a vu La nuit des rois, au Théâtre des Quartiers d’Ivry, dinguerie shakespearienne montée/démontée par Clément Poirée, avec un Bruno Blairet dans le rôle du fou, ou plutôt traversant ce rôle pour éclairer/éclater telle une dynamo/dynamite cette fantaisie où hommes et femmes échangent non seulement leurs émois mais leurs sexes.
Alors merci quand même chère semaine passée. Flaubert a tenu bon et Shakespeare a triomphé. C'est déjà ça.

lundi 26 janvier 2015

Les deux phrases du jour à retenir (puis à jeter)



"Ce succès est très très important, car il démontre que l'on peut bien jouer ensemble". (Zlatan Ibrahimovic, attaquant du PSG)


* * *


"Que c’est bouleversant, ce que la littérature peut nous dire de la société !" (François Busnel, défenseur de la littérature)

David Besschops: imbroglio cannibale

On vous avait parlé il y a quatre ans – quatre ans déjà… – du livre de David Besschops, Trou commun, paru chez Argol en 2010 – cinq ans déjà – un livre crispé et râpeux comme on les aime. Revoici le rare Besschops avec un texte intitulé Besschop(s), paru aux éditions L'Âne qui butine, éditeur belge basé à Mouscron. Ce pluriel entre parenthèses s'explique par la construction ternaire du livre, sorte d'hagiographie abjecte de l'auteur, par lui-même, son père puis sa mère. Ça commence par la naissance, vécue en farce bouchère ("David Besschops a débuté très tôt relié par un tortillon de couleuvres aux entrailles de sa mère") puis vient le temps paroxystique de l'inceste, de la haine du père, de la mère en alcool. L'auteur écrit pour se désaboucher du trou commun familial, pour s'extirper du clapier à mépris où on l'oblige à végéter, avec pour seul allié, pour seul levier, un corps sexuel à refaire:
"écrivain de mon roman de commande j'adoube ma trouille la bien membrée ma trouille est verte dans une robe rousse et mon poignet est muet je m'interroge quel sperme éjaculer quand l'inceste se situe en dessous de la ceinture la Peur m'étreint me congratule m'appelle papa je l'ai enfreint le père rempart je plonge dans le trouble l'univers foutral enfin pair de ma Peur […]"
En paragraphes-blocs, telles des pierres de refus qui s'accumulent, Besschops tente de se remachiner une généalogie, en faisant fuir les pulsions, les phobies, les rages. La deuxième partie – intitulée Deuxième patrie… – cède place et voix au père, au pater familias qui met en garde l'éditeur du livre contre les viles élucubrations du fils, façon pour Besschops d'exorciser les dénis du noyau papa-maman:
"A l'en croire relater l'arrachage d'un morceau de chair au fantasme collectif – qui s'apparente davantage à un sournois vol de sac à mains qu'à un rapt – serait matière à roman"
Vient enfin la troisième "patrie", celle attribuée à la mère, des "mamandements" où le fils se soit privé de tout: d'eau, de décomposition, de l'origine de sa vie… Mais le livre ne s'arrête pas là, et d'ultimes "biographies" rendent au pluriel du titre la puissance des possibles.

Païenne comédie en trois enfers, Besschop(s) renvoie à la maternelle tous les bidouilleurs d'autofiction qui confondent intérieur et confort. Ni confession ni récit, mais tentative de réincarnation hors la terreur du "Trou", livre cavalier seul, livre-orage, au plus près du corps sans organe de l'écriture, dans la lignée d'Artaud et de Guyotat :
"roman cirque où le je mécanique première personne automatique des conjugaisons du taire entier gauchit ou s'affuble clown sous l'accoutrement sous la mitre du braire blabla soudé aux ébats carnivores je me troque contre le pouls tempête des avis de décharge délit de foules et autres sciences l'écriture s'immisce dans la cacophonie l'entrejambe pourrissant des lettres certains sons transmigrent frôlent l'ineffable et la petite délinquance qu'importe l'inceste seule le conte roman"

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David Besschops, Besschop(s), éd. L'Âne qui butine

vendredi 23 janvier 2015

Enard / Toledo : Une Europe pour quoi faire

Ce soir, vendredi 23 janvier 2015, donc, à 20h, à la Maison de la Poésie, Mathias Énard et Camille de Toledo débattront sur le thème "vertiges, vestiges – nos Europes évanouies, à venir". La conversation sera animée par Guénaël Boutouillet. Je vous copie-colle la présentation que donne le site remue.net, comme ça tout le monde sera content:


"Mathias Énard, depuis La Perfection du tir (paru chez Actes Sud en 2003), enchaîne des livres dont chacun semble, au premier abord, une remise en question, formelle et narrative, du précédent. Mais au-delà de cet étonnement premier (et trompeur), le fil qui relie ces romans est celui aussi qui tend cette vaste ambition, littéraire, historique, formelle : entre tropisme méditerranéen et traces des conflits balkaniques, entre Histoire longue et bascules du temps présent, le roman d’Énard est européen, d’amplitude et d’humeurs ; il est d’Europes, oserait-on ajouter face à sa multiplicité, témoin, appel, d’une Europe hybride, métisse – vivante.
Vivante est aussi l’inquiétude, celle d’être au monde (titre de son livre paru chez Verdier en 2012), que Camille de Toledo met en question et partage, au long de ses livres et interventions, qu’elles soient collectives (le SUEA, le projet Sécession) ou individuelles. Ce bel étonnement, qui nous saisit, face à ce qu’écrit de Toledo, quelles qu’en soient les résonances et ramifictions, cet étonnement poignant aussi, souvent, de plus en plus, à mesure que son chant prend, chant d’entre-les-langues, d’entre-les-ruines, dont Oublier, trahir, puis disparaître (paru au Seuil début 2014) donnait la pleine mesure, fait écho à cette Europe complexe et plurielle traversée sans pause par les personnages de Mathias Énard. 
Lister ce qui les relie serait fastidieux, entre ce goût commun pour le multilinguisme, qui les mène d’Espagne (où de Toledo retraduit lui-même de nouvelles versions de ses livres) à Berlin (où ils vivent chacun, pour cette année, au moins). De multiples échos, dont nous nous efforcerons de capter les tonalités. En amicale complicité."

Maison de la Poésie de Paris, vendredi 23 janvier, 20h. Maison de la Poésie, Passage Molière, 157, rue Saint-Martin - 75003 Paris M° Rambuteau - RER Les Halles // Infos et réservations, tél : 01 44 54 53 00, du mardi au samedi de 14h à 18h.


jeudi 22 janvier 2015

Se loger à Paris: un pari osé

Vous le savez, se loger à Paris devient de plus en plus problématique. Heureusement, il existe des solutions. En voici une. Je suis tombé par hasard sur cette petite annonce et ma foi, n'hésitez pas, c'est une affaire qui se présentera pas deux fois:

Paris VIIIe - Au coeur du Triangle d'Or. Magnifique appartement d'angle de 260 m² à l'étage noble d'un élégant immeuble en pierre de taille avec 12 portes fenêtres offrant de jolies vues sur les boutiques de luxe. Récemment et luxueusement rénové, il se compose d'une triple réception, de six chambres, de quatre salles de bains et d'une belle cuisine équipée. Décoré dans un style contemporain en ayant conservé tous les éléments d'époque, entièrement climatisé et équipé d'un système domotique des plus sophistiqués. Vendu meublé. 5 400 000 € "


Meublé ! Oui: meublé ! Non-mais-tu-rends-compte? Une sacrée économie, moi je dis.

mercredi 21 janvier 2015

Le musée de l'inhumanité: Gass au clavier



A paraître le 5 février prochain




Joseph Skizzen est un fils d'immigrés autrichiens ayant fui leur terre natale à l'orée de la Seconde Guerre mondiale pour se réfugier aux États-Unis. La vie entière de Joseph est placée sous le signe de l'imposture. Ses parents se sont fait passer pour Juifs afin de négocier leur fuite. Puis le père a abandonné sa famille du jour au lendemain. Livré au « rêve américain », Joseph a grandi, guidé par une règle unique : rester dans la médiocrité pour ne pas se faire remarquer. Devenu professeur de musique, Skizzen, gagné par la misanthropie, a installé dans son grenier un musée particulier : le musée de l'Inhumanité. Il y accumule les témoignages de la nature fondamentalement mauvaise de l'homme.

D'une écriture éminemment musicale, le roman de Gass est d'une virtuosité incroyable. On y croise des personnages inoubliables, comme une vendeuse de voitures reine du gospel, une bibliothécaire défraîchie, une prof de français nymphomane... Ou quand la sérénité tente difficilement de s'insinuer dans la peinture tragi-comique d'un monde voué à l'entropie.


Extrait:
"Ceux qui étudient sérieusement la terre s’inquiètent de plus en plus devant les nombreux périls menaçant l’existence de la race humaine, mais ceux qui ont pris pour objet d’étude l’humain lui-même redoutent que les êtres humains s’endur- cissent de plus en plus et ne disparaissent jamais."
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William H. Gass, Le Musée de l'Inhumanité, traduit de l'anglais par Claro, Collection Lot 49 – à paraître le 05 février 2015, 21 € ttc

mardi 20 janvier 2015

Ce soir, Mellano en concert au Point Ephémère

(publicité gratuite à but admiratif)



MELLANOISESCAPE
+ JOZEF VAN WISSEM


mardi 20 janvier 2015
20h
musique à caractère immersif et introspectif
(13€ en prévente / 15€ sur place)

L'astuce du jour


Espitallier, mécano du particulier

Salle des machines: tout recueil de poèmes digne de ce nom pourrait faire sien ce titre. Boîte à outils conviendrait également, mais la machine a l'avantage d'être célibataire, alors que l'outil ne saurait que se dépouiller de sa lame après avoir oublié son manche. Salle des machines: c'est donc le titre choisi par Jean-Michel Espitallier pour ce recueil – ce rassemblement? – de textes parus entre 1995 et 2004 (les premiers textes ayant été écrits en 1984 et 1994), ce montage de "pièces détachées, exilées de différentes époques". En mécanicien de l'anaphore et de la reprise, Espitallier nous ouvre les portes de son "grand bazar", avec des textes empreints/emprunts de Rimbaud, Cendrars, Larbaud, des "retours de pays chauds" où l'article se fait rare et le mot rare rouage :
"Entonnoir des verveux
Écluse à crémaillère
La nuit
Les bois flottés s'écaillent aux biefs

Un vieux romanichel mène rouir son chanvre
La nuit – anguille arquée
Phosphores"
Les textes qui constituent "En guerre" font, eux, fonctionner la liste, qui est à la fois accumulation, saturation, ruissellement, information se dévorant elle-même, récit hypnagogique où le lecteur devient pure instance d'énonciation, relais radio des choses devenues mots. La rhétorique y est également convoqué, afin de faire dégorger le discours dialectique:
"Nous sommes l'axe du bien. Nous faisons le bien et portons le bien au mal qui fait du mal au bien. Nous sommes l'axes du bien. Nous sommes l'axe du bien en lutte contre le mal. Contre l'axe du mal. L'axe du mal fait le mal où se trouve le bien. Nous sommes l'axe du bien en lutte contre le mal."
"Le Théorème d'Espitallier II"  travaille d'autres formes: la négation ("le rein n'est pas un animal, la gigogne n'est pas un animal" etc.), la première fois ("c'est la première fois que j'utilise un pot au lait dans un poème"…), l'énumération (liste de tous les Jean-Pierre connus), l'algèbre (multiples "histoires de jusqu'à 15").

Il y a quelque chose de profondément enfantin dans la poésie d'Espitallier. Alliant la fausse naïveté au systématique détraqué, ludique jusque dans la dénonciation, il prolonge à sa façon l'héritage de Prévert (poète plus politique qu'on ne le pense) pour s'avancer sur le territoire miné de la performance. La salle des machines célèbre les noces du mécano et du saboteur, ce double devenir dont rêve l'enfant quand il découvre que le langage est piégé. Moralité:
"La gamme n'est pas un animal."

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Jean-Michel Espitallier, Salle des machines, collection Poésie / Flammarion dirigée par Yves di Manno, éd. Flammarion, 18 €

lundi 19 janvier 2015

Explication de la théorie du ruissellement

Vous avez dû entendre parler comme tout le monde de la théorie économique dite du ruissellement, ou plus vraisemblablement sa version anglo-saxonne: le "trickle down economics", cette théorie libérale expliquant que les revenus des plus riches sont réinjectés dans l'économie afin de booster la machine. Il existe donc un certain pourcentage de la population mondiale qui détient un certain pourcentage des richesses mondiales. Sachez avant toute chose que ce pourcentage de la population mondiale qui détient un certain pourcentage des richesses mondiales est très bas. Sachez aussi que le pourcentage des richesses mondiales détenu par un certain pourcentage de la population mondiale est très très très élevé. Bon, si ça n'est pas clair, voici deux images qui permettront d'illustrer ce propos:

 
[TraductionLa Fille: Chère maman, pourrais-tu m'expliquer en détail la théorie économique du ruissellement? Ça m'intéresse vraiment, tu sais. La Mère: Mais très certainement, Choupinette. Sache qu'un pour cent de la population mondiale possède en gros les trois quarts des richesses mondiales et donc s'en met plein les fouilles tandis que la planète patauge dans la semoule. La Fille: Mais c'est très intéressant, dis donc. Est-ce que cette situation peut changer dans un avenir proche ou lointain? La Mère: T'es conne ou quoi?]

L'impression de quitter la Terre: le Rapport Pilecki

De septembre 1940 à avril 1943, soit pendant presque mille jours, Witold Pilecki quitte "la Terre". C'est ainsi que ce capitaine de cavalerie, cofondateur d'un réseau de résistance (l'Armée Secrète Polonaise), appelle le monde des vivants. Il quitte la Terre parce qu'il part pour Auschwitz. Mais à la différence des autres détenus de cet enfer, il y va de son plein gré, et c'est son expérience et son combat quotidien que raconte Le Rapport Pilecki, traduit pour la première fois en français, et qu'a publié il y a peu l'éditeur Champ Vallon.

"Déporté volontaire": Pilecki se fait prendre volontairement dans une rafle afin d'être déporté à Auschwitz, alors réservé aux Polonais, pour y organiser la résistance et préparer la révolte. La résistance, il va certes l'organiser, mais à un niveau discret, sans cesse recommencé, et ce sera avant tout la résistance à la mort, au renoncement. Quant à la révolte, Pilecki comprend assez vite qu'organiser un soulèvement massif au seins d'Auschwitz ne sera pas possible. 

Est-ce parce qu'il est là de son plein gré qu'il résiste mieux que d'autres? Est-ce l'importance de sa mission qui lui permet de vivre comme s'il pouvait, comme s'il allait, comme s'il devait survivre? Le fait est que ce Polonais, animé d'une farouche énergie, comprend très vite le fonctionnement du camp, et quelles stratégies, quelles ruses, quelles manigances sont nécessaires pour être assuré de vivre dix minutes, dix heures, dix jours de plus, et ce sans pour autant collaborer avec le Nazi,  sans entrer dans ce que Primo Levi appelait la "zone grise". Pilecki écrit donc un rapport, il se concentre sur le factuel, ce qu'il voit, apprend, déduit. A peine arrivé à Auschwitz, il éprouve le choc :
"C'est le moment où j'ai eu l'impression de quitter la Terre, de rentrer dans un autre monde. Je ne dis pas cela pour faire littérature. Au contraire, pour décrire ce monde, je n'aurai pas besoin d'employer des mots superflus, j'irai directement à l'essentiel."
Il comprend aussi que la survie est affaire de chance, de hasard, même si l'entraide est cruciale – et c'est cette entraide qu'il va renforcer à travers des réseaux de résistance, par groupes de trois hommes. Mais s'il écrit un rapport, il se voit mal taire se sentiments sur l'horreur, l'humain, l'immensité du carnage. Et il témoigne régulièrement de la métamorphose imposée au détenu par les SS:
"Nous étions refaçonnés intérieurement. Le camp jaugeait chacun d'entre nous, testait le caractère de chacun: certains ont glissé dans un égout moral, d'autres ont vu leur personnalité étinceler comme du cristal. Nous étions refaçonnés par des instruments tranchants. Les coups, les blessures endolorissaient nos corps, mais, dans nos âmes, ils trouvaient un champ à labourer. Nous sommes tous passés par cette transformation."
Plus d'une fois, Witold Pilecki frôlera la mort. Plus d'une fois il se sentira vaciller au bord du gouffre. "Mon état d'esprit se dégradait dangereusement", écrit-il à un moment. "Perdre le sens même de la lutte signifiait s'abandonner au désespoir". La conscience même de ce glissement est alors salavatrice: "Quand j'en ai pris conscience, je me suis senti mieux". Et Pilecki de se battre sans cesse: contre les coups, les menaces, les maladies, les privations. Avec les mots. Puisqu'il s'agit non seulement de résister, mais de témoigner.

Son rapport est détaillé, chronologique, et l'éditeur a pris soin d'adjoindre à son récit des encadrés qui développent certains points (l'orchestre d'Auschwitz, la correspondance, les "Sonderkommandos", etc.). C'est un document exceptionnel, pas seulement par les lumières qu'il jette sur l'abjection, mais par la volonté de résistance qui l'habite, l'altruisme immense qui le traverse. Finalement, Pilecki décide de s'évader. Et il y parvient, même si, comme il le dit:
"S'évader était un art: il fallait le faire sans compromettre les autres."
Que restait-il à faire à Pilecki après s'être enfui d'Auschwitz? Il participa à l'insurrection de Varsovie d'août-septembre 1944, puis lutta contre le régime communiste, qui finit par l'arrêter, le condamna pour espionnage et le fusilla clandestinement en 1948. Mais entretemps, pendant l'été 1945, Pilecki avait eu le temps d'écrire ce "rapport" d'une humilité et d'une puissance exceptionnelles.

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Le Rapport Pilecki, déporté volontaire à Auschwitz, 1940-1943, traduit du polonais par Urszula Hyzy et Patrick Godfard, notes historiques d'Isabelle Davion, postface d'Annette Wieviorka, éd. Champ Vallon

vendredi 16 janvier 2015

Le mouvement perpétuel est une zone sensible

Aujourd'hui, qu'a-t-on pour 13 € ?  Une heure de travail accomplie par un saisonnier polonais récoltant des tomates. Un bon gigot, mais de provenance incertaine. Une coupe de cheveux potable (mais sans gel). Une capsule de champagne Baroni N°4. Un piquées-main perles de riz turquoise vert de six millimètres dont franchement on n'a rien à battre. Bref, tout ça manque cruellement d'ambition. Alors cherchons encore un peu. Mais surtout, trouvons. Oui! Imaginez que pour la modique somme de treize euros vous puissiez acquérir ce dont l'humanité rêve depuis que la roue a inventé l'eau tiède. Imaginez que pour treize euros vous puissiez tout simplement vous offrir… le mouvement perpétuel. Ah. Voilà qui vous en bouche un coin. Encore une extravagance, pensez-vous en haussant des yeux qui peinent à distinguer, au fond du ciel, les formes géométriquement discutables de la divinité (zut, c'est encore un satellite). Pourtant, ce n'est pas un canular. Le mouvement perpétuel existe. Il a même été découvert, inventé et réalisé par Paul Scheerbart, qui non seulement expose, révèle et détaille sa découverte mais nous permet en outre de la dupliquer, vérifier, admirer.

Pour cela, c'est très simple. Achetez Perpetuum Mobile, de Paul Scheerbart, que viennent de publier (en traduction) les indispensables éditions Zones Sensibles. Orphelin comme ses dix frères et sœurs, titillé par la vocation, à défaut de la position, du missionnaire, Scheerbart, née en 1863, finit par s'adonner à la critique d'art mais dilapida tout son héritage et sombra un temps dans la boisson, vice fatal s'il en est. Ebranlé par le sort et ses coups tel un clou capitulant sous les arguments du marteau, Scheerbart en conclut qu'il valait mieux écrire des romans populaires, ainsi que le lui suggérait son épouse, qu'il appelait gentiment "Ourse", car l'amour est ainsi fait qu'il fait de nous des animaux sensuels. Mais comme écrire des romans est une activité assez vaine, Scheerbart mit son génie au service de l'invention pure et dure et finit, non sans difficulté, par mettre au point un système de mouvement perpétuel, histoire de montrer à ses contemporains que la vie a, sinon un sens, du moins une certaine propension à la persistance.

Perpetuum mobile est le journal de bord de cette invention. A première vue, tout ça peut paraître fantaisiste. Et pourtant, au fil des pages, le lecteur frémit, vacille, cède sous la pression de la conviction. La stupeur, une fois parvenue à son comble, laisse la place à la révélation. Scheerbart, malgré son côté Cosinus, a réussi l'incroyable. Et comme les éditions Zones Sensibles ne sont pas du genre à laisser le lecteur sur le bord de la route et en caleçon à pois, elles fournissent avec le livre un kit d'assemblage du mouvement perpétuel, avec schéma, roues prédécoupées, pop-up, etc.

Vous pensez bien que j'ai voulu aussitôt monter le bidule. J'ai un peu galéré au début mais comme je suis du genre persévérant, j'ai persévéré. Eh bien, sachez que ça marche. Le mouvement perpétuel existe bel et bien, et il est beau, il est bon, il est juste, il roule des hanches et rit des yeux, c'est la périphérie devenu centre, l'inutile érigé en nécessité, la chance de votre vie. Imaginez une fellation mécanique assortie de roues délicieusement dentées. C'est un exemple, hein, ne vous emballez pas outre mesure. Mais franchement, ça vaut le coup et ça impressionne. D'ailleurs, Scheerbart avait entrevu les révolutions que provoquerait sur terre son mouvement perpétuel:
"L'homme aisé fera rouler derrière lui son potager et ses étables à cochons ou à bœufs – le perpé ne coûte pas cher – il durera aussi longtemps que les roues tiendront. Il faudra donc s'attendre, dans les premiers temps, à un véritable démembrement des différentes patries."
Même si vous navet – pardon: même si vous n'avez pas de potager, l'expérience vaut le détour. A vous de jouer, donc. De toute façon, on est vendredi, alors ne me faites pas croire que votre ambition première est de bosser comme un cyber moujik. Vous m'avez très bien compris: c'est le moment de refermer le couvercle de votre ordinateur et de sortir dehors. Et une fois dehors, faites comme si vous étiez vous-mêmes animé par un mouvement perpétuel: entrez dans une librairie.

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Paul Scheerbart, Perpetuum Mobile, l'histoire d'une invention, traduit de l'allemand par Odette Blavier (et Hélène Morice pour la Préface), éd. Zones Sensibles, 13 euros

jeudi 15 janvier 2015

L'Ogre au Comptoir

La date: Jeudi 15 janvier 2015

L'heure: 20h00

Le Lieu : Librairie le Comptoir des Mots

L'adresse: 239 rue des Pyrénées - 75020 Paris – M° Gambetta (3), bus 26,60,61,64,69 – et sinon, à pieds, en cheval, en airbus ou à dos de chameau

Mis en orbite au Comptoir des Mots
des Editions
de
l’Ogre 

 avec les éditeurs: Aurélien Blanchard et Benoit Laureau
&
les pré/post-faciers: Claro et  Hugo Pradelle

Pour reprendre pied dans 2015 et la littérature, nous célébrons une naissance : celle des ÉDITIONS DE L’OGRE. Avec leur premier livre, Aventures dans l’irréalité immédiate de Max Blecher, l’Ogre annonce la couleur : la "littérature de l’irréalité". Lauréat du Prix Nocturne 2013 qui fut décerné au Comptoir, revoici ce magnifique "soleil noir" de la littérature roumaine dans une nouvelle traduction d’Elena Guritanu, accompagnée d’une préface de Claro et d’une postface d’Hugo Pradelle, qui viendront en parler puisque vous le demandez si gentiment.

Venez très beaucoup ! (En plus, il y aura des choses qui se mangent, cuisinées par les participants.)

Eric Chevillard: le pois des mots

Je suis Chevillard. De près. Je lis tout ce qu'il écrit, et même ce qu'il n'écrit pas. Par exemple, j'ai lu La Modification, que Chevillard n'a pas écrit. C'est dire si je pousse loin la conscience professionnelle. Je lis également son blog tous les matins – j'ai même acheté un ordinateur rien que pour ça. Alors forcément j'ai lu L'autofictif au petit pois, septième saison de l'excellente série "L'autofictif" que diffuse d'Eric Chevillard sur sa chaîne privée.

Disons-le d'emblée:  L'autofictif au petit pois est une "magistrale anatomie de la chute" (Frankfurter Allgemeine Zeitung). Il démarre comme un thriller et dépeint un monde en lambeaux et une époque en plein désarroi. Chevillard "manie l'ironie en virtuose, tout en refusant les facilités du cynisme et du détachement froid. Ses livres, empreints d'humanité, sont toujours traversés par uen fragilité sous-jacente" (The New York Times). Incroyablement maîtrisé, d'un style riche et foisonnant, L'autofictif au petit pois croise brillamment les thématiques romanesques de l'exil et de la mort et traite avec beaucoup de finesse et d'émotion les ambiguïtés entre des êtres déracinés au passé douloureux. A la fois roman choral à la construction savante, servi par une écriture élégante et soignée, et "hymne à l'innocence perdue" (Washington Post), ce superbe texte d'Eric Chevillard, paru aux éditions de l'Arbre Vengeur, "n'a pas son pareil pour plaquer son décor et composer des portraits de personnages originaux, dépassés par la notion de bien et de mal" (L'Express). En brillant causeur, Chevillard manie la plaisanterie, l'anecdote, le mythe mais surtout, en fin stratège, il dévoile tous les artifices des flagorneries, enseigne à se méfier des éloges sucrés, de la fausse franchise et des amitiés hypocrites. C'est donc avec impatience que j'attends l'article élogieux qu'il publiera très certainement, dans le supplément Livres du Monde, sur mon prochain livre à paraître le 13 février aux éditions de l'Arbre Vengeur, livre qui s'appelle Dans la queue le venin. En plus, nous avons le même éditeur cette fois-ci, donc ça ne serait que justice.

Eric – je peux te tutoyer? – sois assuré de ma profonde admiration à l'égard de ton œuvre ainsi que de ma confiance en ton soutien inconditionnel à ma carrière.
P.-S. Es-tu toujours au Crédit Agricole? Ton RIB n'a pas changé?

mercredi 14 janvier 2015

Gonzague Saint Bris, mitigeur

Ce qui est bien avec Gonzague Saint Bris, c'est qu'en plus d'avoir inventé la soupe, il se la sert lui-même. Se qualifiant de "Tourangeau pur rillettes" (!), il s'est fignolé un CV riche en calories où titres vains et lauriers fanés alternent au gré d'une cuistrerie toc-chic, et où semble se produire quelque cryptique fusion entre André Castelot et BHL. Chantre du paon-romantisme comme d'autres de l'eau tiède – on trouve d'ailleurs sur son blog une pub promo pour un mitigeur à 28,99€, la vérité si je mens! –  il a fondé en 1995 une manifestation littéraire intitulée "La forêt des livres", que la presse étrangère aurait, selon son site, qualifiée  de "Woodstock de la littérature" – sauf qu'en place de Jimi Hendrix ou Joe Cocker on a plutôt droit à Renaud Donnedieu de Vabres ou Maurice Druon. With a little help from my right friends, quoi.

Auteur d'une cinquantaine d'ouvrages où le mot Histoire rime avec celui d'Amour (exploit!), Gonzague, qui a été conseiller municipal de Loches – respect! – mais aussi Chevalier dans l’Ordre Royal de Dannebrog – mystère! – est désormais artiste visuel. Il vient de découvrir (ou d'inventer?) ni plus ni moins l'art numérique. Il était temps. Notre scribe 2.2, après des années consacrées au collage et au coloriage des mots, aborde donc avec audace et margarine un pan encore méconnu de la création. Deux œuvres "iconoclasses" font déjà date et pitié : il s'agit du "Selfie de Vinci" et de la "Joconde Bleue". Admirez, je vous prie, sur votre droite, l'inventivité des formes et la grâce des couleurs.

Le selfie, on le sait, c'est l'autoportrait de soi par soi-même comme représentation du moi mais pour toi. Arf. Du coup, grâce à Gonzague, Vinci devient le père Fouras, et Monna Lisa pose pour le Club Med. Une façon originale de revisiter les grandes œuvrettes du passé grâce à un usage ingénieux et, disons-le, légèrement cacaochyme, de la palette graphique. A la fois hommage, détournement et astuces pour préparer vos fonds de veaux et vos macarons surprise, ces œuvres fortes et surtout colorées risquent de bouleverser l'équilibre chimiquement instable de l'art contemporain. Grâce à elles, le passé passe à la moulinette du présent et en ressort non seulement altéré mais également pignolisé. (Je fais une pause, car mon spliff vient de s'éteindre.) Elles seront exposées à Tours, fief de l'auteur des Larmes de la gloire, les 24 et 25 janvier, à la galerie… Vinci! Gonzague compose aussi des "tableaux lettristes", mais là nous avouons n'être pas encore prêts psychologiquement pour aborder ce continent maudit . Et comme si ça ne suffisait pas, il nous fait découvrir les châteaux de France à bord d'un drone. Qu'il doit piloter lui-même, suppose-t-on.

Si, comme l'a écrit quelque part Saint Bris, l'absence est un "tissu flou de bouffées de présence* qui vous reviennent par morceaux déchirés et uniques", alors il devrait s'y abonner vite fait**. On attend maintenant avec impatience qu'il se lance dans la musique et nous propose une version pour hochets et tétines de la Neuvième Symphonie.

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* Un tissu flou de bouffées de présence??!! Aaargh. Sors de ce corps, Alexandre Jardin !
** (Je joue sur l'expression "aux abonnés absents", hein. Je le précise parce que c'est pas évident à première lecture.)

mardi 13 janvier 2015

Babel et Caïn ::: La terre sous les ongles, d'Alexandre Civico


La terre sous les ongles, premier roman d’Alexandre Civico, pourrait être le récit d'une fuite. On y verrait un homme monter dans une voiture et rouler, rouler, direction le Sud, l’Espagne, Cadix, avec dans son coffre quelque chose. L’homme est las, seul, comme si la fin du monde ne le concernait plus. Ou ce pourrait être l’histoire d’une famille, celle d’un père ayant quitté Cadix pour émigrer en France, où il ferait alors venir sa famille, il y aurait des enfants, et les enfants grandiraient, ils apprendraient un autre pays, et le monde du travail se chargerait de les mettre au pas, on suivrait alors la trajectoire d'un des enfants. Le roman serait celui du souvenir, il tournerait autour du père comme une eau sale hésitant à s’engouffrer dans la bonde, avec en prime une sale pépie. Tout cela, La terre sous les ongles pourrait l’être, et l'est sans doute, mais il lui manquerait quelque chose, ce serait la terre sans les ongles, ou les ongles sans la terre. Car le véritable nerf du livre, qui en fait bien plus qu’un « road-book », qu’une télémachie forcenée, c’est la langue, pas seulement celle du livre, qui claque, gifle, écrase, malaxe, enfonce, mais celle dont il est question à intervalles réguliers et compulsifs, aux multiples visages : langue du père, langue du fils, andalou, français, castillan, espingouin de Cadix, arabe, en passant par tous les sabirs que forge l’apprentissage, que déforme la honte, qu’encrasse l’habitude
 
Le rapport à la langue, dans La terre sous les ongles, est carné. Il est douloureux. C’est un écorchement, une friction. L’espace lui-même en subit la tourmente, et voilà la narrateur contraint de « transpercer la France », voilà que conduire la nuit n’est plus qu’une « plaie ouverte, purulente. [Les] yeux suintent à scruter l’obscurité. » Défilent alors les parlers d’une terre déchue. Un Galicien jacte « comme s’il mastiquait ses foutues pommes de terre ». Les Français mâchent « la langue de l’ordre », « trop épaisse, ; comme une énorme tranche de pain de mie », et qui, parvenue à ras de terre, dans la bouche des travailleurs, « a disparu, a fondu, dans un potage arabo-italo-portugais ».La langue est une épopée pâteuse, transmise à la louche, et chaque lampée a un sale goût. On est ce qu'on parle, et quand on change de langue, on dérape, on apprend à déraper. Déraper encore, déraper mieux?
Le narrateur a certes appris le français, mais il lui reste l’accent des origines, la petite coloration livide qui trahit ce qu'il prendrait presque pour une maladie. Il sera taciturne, mutique autant que possible, « sa langue, dans sa bouche, repliée comme un linge sec ». Même la langue des livres demeure insaisissable :
« [Les livres] flottaient dans l’air, dans la maison. Leur présence n’était que symbolique, ils n’avaient pas en ce lieu d’existence physique. Ils étaient comme Dieu, comme un gaz, une odeur. »
Tour à tour aliment, femme, animal, minérale, la langue d’emprunt, l’adoptée, l’honnie ronge le narrateur. C’est à travers sa maîtrise, vécue à la fois comme une trahison et une imposture, qu’il éprouvera son rapport à l’autre, à la société. L’histoire de la lutte des classe serait-elle l’histoire de la lutte des langues ?  La terre sous les ongles accumule les images pour dire la réalité anatomique, gustative, étouffante de la langue. Le récit lui-même est écrit à la deuxième personne du singulier, comme si l’histoire s’adressait au narrateur, n’osant se fondre avec lui, lui refusant jusqu’à ce sacrifice.
Sacrifice. Ce livre est aussi le livre des sacrifices. Le lecteur découvrira lesquels, page après page, à mesure que le récit s’en reviendra sur ses traces, effaçant/ressuscitant tout ce qui compose une vie d’homme, aussi saccagée soit-elle. L’éternité s’en est allée depuis longtemps avec le soleil – reste peut-être la mer. 
C'est l'histoire d'un homme qui trimballe quelque chose. Dans le coffre de son crâne cahotent des souvenirs. Il faut parfois en finir avec ce qui nous empêche de commencer. En 96 pages, Alexandre Civico taille dans le vif avec des phrases qui sifflent aux oreilles comme une lame cherchant sa cible.

RENCONTRE EN LIBRAIRIE AVEC ALEXANDRE CIVICO DEMAIN SOIR MERCREDI 14 JANVIER A 19H30 A LA LIBRAIRIE CHARYBDE (129 RUE DE CHARENTON, 75012) en compagnie de Sylvain Coher, auteur de Nord-Nord-Ouest (Actes Sud). VENEZ TRÈS BEAUCOUP.
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Alexandre Civico, La terre sous les ongles, éd. Rivages, 96 pages, 15 euros – en librairie demain
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Illustration, © Mikko Lagerstedt

lundi 12 janvier 2015

La patience du chaos : Bon en lettres

L’abécédaire est-il un genre littéraire ? Ce qui est sûr, c’est qu’il présente deux aspects en apparence antinomiques. Au premier abord, il semble faciliter la tâche à l’écrivain : la structure est toute trouvée (l’alphabétique), les « chapitres » peuvent être courts (une ligne ou deux); le ton peut varier du philosophique au caustique ; enfin, il permet à l’auteur de puiser dans une matière personnelle (souvenir, expérience, etc), et surtout il peut être écrit dans le désordre le plus total puisqu’il sera réorganisé de A à Z et qu’en prime le lecteur n’aura aucune obligation d’en faire une lecture linéaire
 
Mais considérons maintenant les problèmes qu’il pose. L’écrivain qui s’y livre doit établir une liste d’au moins 26 mots. Mais derrière cette liberté apparente se dissimulent d’innombrables choix. Par exemple, pour parler de la famille, me contenterai-je d’arriver à la lettre F ou passerai-je par des relais plus retors ? Car je peux faire escale à « Baudruche » pour parler du père, je peux évoquer la mère en rédigeant une entrée « Poussière ». L’abécédaire conduit donc celui qui s’y livre à élaborer des stratégies. En devenant dictionnaire de l’intime, l’abécédaire doit également apprendre à « composer ». Parlera-t-on des amis dans « Fâcherie », « Cimetière », « Argent »? En outre, ce genre pose des questions stylistiques redoutables : on peut verser facilement dans le lieu commun, le moralisateur, l’intimiste, on peut éprouver la tentation de la formule, du bon mot, ou au contraire se perdre dans la réflexion, le commentaire. Bref, l’abécédaire est plus qu’un exercice d’organisation de la pensée et du langage (et du monde), c’est aussi un formidable révélateur de la capacité de celui qui l’écrit à réinventer un genre qui, par sa structure même, dit déjà formidablement le pouvoir de la langue. La première entrée du livre ne sera pas seulement un mot commençant par A, ce sera le début du livre, et l’écrivain ne peut pas simplement parier que son lecteur lira tout dans le désordre. Il faut éviter sans cesse le lourd et le léger, le péremptoire et le docte, puisque derrière le contrat se niche la forme fallacieuse (mais structurante, obsédante) de la définition. Or il s’agit moins dans cette entreprise de définir que d’inventer de nouveaux contours. Autre risque : celui que le lecteur, face à une structure pour ainsi dire mobile, ne lise pas tout, saute certaines entrées – le mot ne l’inspire pas, l’entrée lui paraît trop longue, moins pertinente, etc.
Toutes ces raisons permettront d’apprécier à sa juste valeur Fragments du dedans de François Bon,  publié il y a peu chez Grasset dans la collection « 26 ». Non seulement Bon réfléchit à plusieurs reprises sur la matière même de langue, des lettres, de l’alphabet, mais il en joue avec malice – ainsi, équilibre a droit à 3 entrées; mot figure avant mort –, et parvient à croiser le privé et le public, le souvenir et l’analyse avec une souplesse d’esprit et de style qui confère à son livre une respiration peu commune. Le lapidaire y côtoie l’extensif, la contradiction y prend ses aises, le doute s’y taille de belles portions, la franchise montre la voie.
Cent cinquante quatre entrées pour explorer un « cosmos du dedans » où clé à molette et nouilles peuvent se révéler des entrées aussi pertinentes (et percutantes) que lettre et inconnu. Le maître mot du livre, sans doute, sa cheville ouvrière et libératrice, un mot qui d’ailleurs n’est pas une entrée, c’est « on », ce « on » qui figure dans le nom de l’auteur mais que ce dernier sait manier avec une intelligence rare. Non pas un « on » de majesté ou un « on » impersonnel, mais un « on » de partage, qui rend son livre profondément généreux.
Comment lire Fragments du dedans ? Dans l’ordre, le désordre ? En y créant de nouveaux chemins ? Par affinités lexicales ? Au hasard ? A défaut de réponse, citons Bon à l’entrée "géographie" :
« Le rapport que vous avez à la géographie est celui de la superposition des cartes. Le problème que vous avez avec la géographie, c’est de n’être pas toujours dans la bonne carte, quand tout le monde vous voit pourtant au bon endroit. D’autres fois le contraire : on est sur la bonne carte, mais si loin. La géographie est belle quand elle vous aide à découvrir. Quoi. Elle-même. »

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François Bon, Fragments du dedans, éd. Grasset, coll. 26, 18 €

vendredi 9 janvier 2015

Stoltenberg et les traîtres érotiques


Un jour, lors d'une interview télévisée, l'écrivain américain James Baldwin réfuta la notion de "blancheur". Le journaliste trouva que c'était pousser le bouchon un peu trop loin. James Baldwin fit alors cette réponse puissante et lumineuse :
« Si vous insistez pour être blanc, je n’ai d’autre alternative que d’être noir. »
Dans son livre Refuser d’être un homme, qui regroupe des textes écrits en gros entre 1975 et 1985, John Stoltenberg explique en quoi l’assertion de Baldwin l’a aidé dans sa démarche féministe : il ne veut pas insister pour être un "homme", au sens de représentant et acteur de la suprématie masculine. Certes, il a conscience qu’il est délicat de tenir un discours féministe dès lors qu’on est un homme mais sa position lui permet en revanche, ainsi que le souligne Christine Delphy dans son avant-propos à l’édition française de Refusing to be a Man, de parler du point de vue de quelqu’un qui connaît « les stratagèmes de domination » forgés « consciemment » par les hommes. 

Le texte de Stoltenberg aura mis presque trente ans à trouver un éditeur français. Au vu de ses thèses et de la résistance auxdites thèses, on n’osera guère s’en étonner. Compagnon de la féministe radicale Andrea Dworkin, John Stoltenberg a écrit, avec Refuser d’être un homme, un ouvrage essentiel et percutant, prenant à bras-le-corps les principaux problèmes liés à la suprématie masculine.

Partant du principe que l’identité sexuelle n’est ni une réalité ni un état de nature, mais une idée, ou pire, une foi, partagée de façon tacite par ses fidèles – alors que nous sommes, pour reprendre l’expression d’Andrea Dworkin, « une espèce multisexuée » –, il pose d’emblée la question qui lui semble synthétiser l’impunité de cette foi : pourquoi des hommes violent-ils ? Il est clair pour Stoltenberg que « notre identité de genre est le résultat et non la cause des valeurs violentes de notre conduite ».  Cette histoire de genre est ici cruciale, car pour l’auteur, « les pénis existent ; le sexe masculin, non ». Mais l’équivalence établie entre la réalité physique (le pénis) et le fantasme (le sexe masculin) crée la dimension virile qui passe par l’objectification sexuelle de la femme, laquelle consiste globalement à « pornographier l’autre ». Partant de ce constat, Stoltenberg nous invite « à devenir [nous] aussi des traîtres érotiques au système de la suprématie masculine ».

La question de l’objectification sexuelle est centrale dans la réflexion de Stoltenberg, car pour ce dernier « la sexualité masculine sans l’objectification sexuelle demeure un impensé ». Et cette objectification sexuelle, en outre, doit être considérée comme un acte, et pas seulement comme un fantasme, d’où la critique passionnante que fait l’auteur de la pornographie, bastion économique du sexisme, et dont la ruse ultime consiste à « rendre sexy le sexisme », interdisant de fait toute possibilité d’une éthique de soi. Mais la pornographie n’est pas le seul agent de la formation des mâles. Les relations père-fils interviennent bien évidemment :
« D’une certaine façon, tout homme apprend au cours de sa vie à ajuster son entière sensibilité érotique et émotionnelle – et, partant, sa volonté – à un projet d’appropriation. »
On comprendra, à la lecture de ces chapitres engagés et pénétrants, que, pour l’auteur de ces essais, la liberté sexuelle n’est pas encore advenue, dans la mesure où le phénomène qui en prend la fallacieuse apparence fait grassement l’économie de la « justice sexuelle » et encore plus grassement le jeu de l’objectification sexuelle (dégradante pour les femmes, réconfortante pour les hommes).

Stoltenberg se penche également sur la menace que ressentent les hommes devant le désir d’autonomie des femmes face à la procréation. Selon lui, l’insécurité masculine viendrait entre autres de ce que les hommes sentent que si leur mère avait eu le choix, ils n’existeraient peut-être pas ; et que si leur femme avait le choix, leur fils peut-être ne verrait pas le jour. Or l’homme considère le fils comme une sorte d’extension phallique de son être. 

On conseillera donc vivement la lecture de ce livre à tous les êtres dotés d’un pénis, et en particulier à ceux qui éprouvent une certaine appréhension à l’idée de lire des écrits féministes. Le choc n’en sera que plus violent et, qui sait, d’autant salutaire.

La pensée du genre, dans sa dimension contestatrice, et parce qu’elle se heurte à un pouvoir et à des enjeux économiques colossaux reposant quasi exclusivement entre des mains « viriles », entre des puissances que Stoltenberg qualifie de « superbites », cette pensée reste aujourd’hui, et pour longtemps encore, sans doute, la pensée la plus ardue et la plus avancée de la tâche révolutionnaire quotidienne. Car où en est-on actuellement ? Laissons le mot de la fin à Stoltenberg, en goûtant à sa juste et ironique valeur la pertinence de son propos :
« La présence ou l’absence d’un pénis assez long est le principal critère départageant ceux qui grandiront comme homme ou comme femme. Et un des éléments ironiques de ce triage tout à fait fantaisiste et arbitraire est le fait que n’importe qui peut pisser assis ou debout. »
Les superbites feraient bien de s’asseoir et réfléchir un peu…

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John Stoltenberg, Refuser d’être un homme – Pour en finir avec la virilité, avant-propos de Christine Delphy, Mickaël Merlet, Yeun L-Y, Martin Dufresne, ouvrage traduit de l’anglais (quasi bénévolement) par ces trois derniers, éditions Syllepse (Paris) et M éditeur (Québec), coll. Nouvelles Questions féministes (2013), 22 €

jeudi 8 janvier 2015

Mais où est Charlie ?


Le choc. La stupeur. La peur. L’indignation. L’incrédulité. L’horreur. Chaque mot, juste et inadéquat, vient recouvrir l’autre, l’enrichir, l’appauvrir. Mais la terreur – celle exercée, pas celle ressentie – se moque des nuances. On la croyait aveugle, gratuite, aléatoire, chacun visé par l’arbitraire d’actes ponctuels, chacun menacé puisque tous désignés complices,  l’innocence niée au nom d’une soi-disant guerre qu’on n’ose croire sainte. Or voilà que la terreur revient à ses fondamentaux : l’attentat. La désignation des cibles. Voilà qu’elle assume son visage vengeur, et que l’attentat se présente nu pour ce qu’il est : une exécution.
Les morts de Charlie-Hebdo ne sont pas morts lors d’un attentat terroriste : ils ont été exécutés. Identifiés, jugés, condamnés, puis exécutés. Reconnus coupables par une pseudo justice sans nom, sans juges, sans jurés, sans pitié. Autrement dit, stricto sensu: sans foi ni loi. Cette fois-ci, il ne s’agit pas une bombe devant un cinéma, dans un grand magasin ou dans le métro ; ce n’est pas non plus un attentat suicide. Ce qui s’est passé, c’est ni plus ni moins la transformation d’un espace privé – la rédaction d’un journal – en tribunal expéditif. Toi, toi, toi, et toi, et toi aussi : tous coupables. Sentence : la mort. Exécution : immédiate. Bref : un dispositif commun aux guerres et aux révolutions. Notre liberté, qui peut être d’offenser, se heurtant à une vindicte, qui sait comment tuer.
L’émotion : qu’en ferons-nous ? Qui nous l’empruntera pour s’en servir ? Qui en fera à son tour une arme ? Qui lui donnera d’autre nom que celui d’émotion ? La peur. Qui en fera un étendard, un levier ? une autre peur ? une peur autre ? Le choc. Qui utilisera ses ondes pour déplacer certaines masses ? L’horreur ? Qui profitera de la cécité qu’elle peut engendrer ? L’indignation et l’inquiétude n’ont jamais créé de cohésion sociale. Hier, on s’indignait devant l’islamophobie de Zemmour. Aujourd’hui, on s’inquiète de la sécurité de Houellebecq. Hier, les caricatures de Charlie-Hebdo étaient choquantes, puisque destinées à choquer, interpeller, faire rire (ou non). Aujourd’hui, nous sommes tous Charlie. Au centre: la liberté de s’exprimer, pierre de touche démocratique, dont nous avons à charge, sans cesse, de tracer les limites. Des lois peuvent la définir (incitation à la haine, diffamation, etc.), des peines la sanctionner (amendes, interdictions, etc.). Ces lois et ces peines peuvent être discutées, critiquées. Pourquoi ? Parce que la liberté d’expression ne saurait faire l’économie du désaccord, voire de la dissension, étant par essence confrontation d’idées et de formes. Elle peut et doit faire débat. Or la terreur vient nier toute possibilité de débat. La terreur nie les fondements mêmes du débat ; elle prend la parole pour la retirer à jamais. Le droit à l’outrance n’est pas un devoir d’offense mais l’expression d’une conviction ; la terreur, elle, fait du meurtre l’arme du silence.
Mécréant : il faudrait, il faudra peut-être rendre un jour à ce mot ses lettres de noblesse. Le dictionnaire nous donne trois définitions possibles de ce mot: 1/ Qui a une religion autre que la religion chrétienne ; 2/ Qui n’a aucune croyance religieuse ; 3/ Personne sceptique sur un point autre que la religion. Mais s’il existe trois acceptions de la mécréance, il ne saurait en exister qu’un seul mode, que tous, mécréants ou pas, doivent partager et respecter : libre de le rester.

mercredi 7 janvier 2015

Ce que j'ai vraiment à dire concernant Soumission

Le roman dont tout le monde parle actuellement est un peu décevant. D'abord, parce qu'on se fiche de savoir si Ari va accepter la proposition de Raffaelo Palazzo et devenir sa maîtresse « sous contrat », sous son contrôle, de jour comme de nuit. Ensuite, parce qu'il est peu probable qu'Ari doive choisir entre l'affection qu'elle porte à sa mère, dont le bonheur dépend de Rafe, ou le respect d'elle-même et des valeurs dans lesquelles elle a été éduquée. Bref, dans l'ensemble, je trouve que le battage médiatique autour du roman de Melody Ann est un peu excessif et qu'il est temps de se consacrer à autre chose. Voilà. C'est dit. Et qu'on n'en parle plus. Ah, j'oubliais. Un roman portant le même titre vient de paraître sous pseudo chez Flammarion. Sacré Zemmour.

Le choc des images

[© Glen Baxter]

Dans la boue avec des semelles de vent : le miracle Mazabrard


Monologues de la boue : le titre du premier texte de Colette Mazabrard met la parole au centre de la matière, une matière gorgée de pluie, que la narratrice va arpenter, au rythme de trois étés successifs, d’abord dans le nord-est de la France, puis plus bas, à l’ouest, et ce jusqu’à Compostelle. Pèlerinages d’où le salut sans doute est exclu, même si la langue qui les dit accomplit à merveille ce vœu, exprimé à un moment au détour d’un chemin : « travailler à affirmer la beauté ».
La beauté, on la trouvera à chaque page, à chaque phrase, au cours ces marches initiées par une rupture, et qui pousse celle qui parle à aller de l’avant, sous une pluie incessante, comme si le déluge promis par Rimbaud s’était enfin emparé des êtres et des sols, Rimbaud que Mazabrard cite au début de son texte et qui accompagne secrètement son errance, de café tapageur en illumination. Une femme, donc, marche, sur la boue des chemins, cherchant elle-même à « devenir boue », à se « remplir du chemin », dans le jour et la nuit, la campagne et les bois, parmi les « cris d’animaux qui laissent au réveil une empreinte ».
Elle marche et voit, regarde, boit le paysage, retient les mots entendus, les cris perçus, sensible parce qu’écorchée par une amour perdue qui lui a dit que « le monde est vaste ». Mais le monde n’est pas vaste, il est gris, tortueux, son argile défoncée par les bombes anciennes, le monde est froid et pourtant c’est l’été, c’est ainsi, quand l’amour blesse il n’est plus de soleil, alors il faut avancer. C’est un pèlerinage et ce n’est pas un pèlerinage : on ne devient pas pèlerin de son chagrin, on cherche plutôt la « répétition rituelle qui efface et réécrit les autres habitudes », où « pleurer le grand chagrin de cette perte ».
Mais ce serait une erreur que de réduire, comme sur une carte, l’immense fourmillement sonore de ce texte à la blessure d’une perte. A chaque paragraphe-ronce, à chaque mot pesé et déposé sur la page avec la délicatesse des rages humbles, l’auteur s’offre tout entière à la nature qu’elle traverse en « bête des bois », y puisant non pas des forces mais de plus profondes ressources, la matière même de sa langue, qui change toute chose en discrète épiphanie, en fragments d’illumination. Tantôt elle est « réveillée par le rot rauque d’une biche idiote », tantôt elle voit « une péniche [qui] semble glisser sur les champs » ; et si elle voudrait que sa quille éclate, elle préfère s’oublier dans la tête d’un soldat sans sépulture « devenu argile, glaise, hanneton ».
Monologues de la boue : mais si la boue, par la bouche étouffée de douleur, parle, c’est aussi afin de partager, au plus aigu de la solitude, une expérience, et de transmuer cette expérience en un poème éperdu de rythme – ainsi commence le texte :
« Tu songes au ciel et aux labours gras devenus plomb noir, sous un vent auquel rien ne vient dresser obstacle. »
Le vent ? Ou l’écriture, qui souffle ici sans cesse, hachée en apparence, comme fragile, heurtée et pourtant riche d’un insolente résistance. Le vent ? Il est peut-être la réponse à la boue, car il vient de loin jusqu’en ces lieux, il est passé par Rimbaud mais aussi Claude Simon et Thoreau. Si la terre est ce qui retient, aspire – « Humilité ? Devenir humus » –, le vent, lui est la musique offerte en salvation à l’être en chagrin :
« Paysages ingurgités. Ceci est mon corps. Innutrition de paysages. Vrombissement du vacher sous son large chapeau, son étrange conversation avec ses bêtes rythmées par son pas lent, ample. Le vent. Le vent. »
Suivez, suivez dès aujourd’hui Colette Mazabrard sur les chemins de l’écriture : vous ne pourrez qu’entendre le chant, généreux et têtu, d’une prose tout entière éprise d'une « nouvelle vigueur".

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Colette Mazabrard, Monologues de la boue, Verdier, 13 € 

mardi 6 janvier 2015

La connerie mode d'emploi

«Une femme est certes humaine mais représente un type légèrement différent d’humanité, elle apporte à la vie un certain parfum d’exotisme ». (Michel Houellebecq, in Soumission)

J'avais l'intention de commenter cette phrase mais à quoi bon? Houellebecq est certes humain, mais il apporte à la vie un certain relent de ———. (Je vous laisse compléter.)

Ces femmes qui ont fait Ulysse


A la perspective mégalo de millions de lecteurs, Joyce préférait l’idée d’un lecteur lisant les mêmes livres des millions de fois. Mais avant de trouver ce lecteur, même unique, les livres de Joyce, et en particulier Ulysse, durent subir les foudres de la censure, tant la société de son temps n’y entrevoyait que blasphème et obscénité. Un livre paru récemment aux Etats-Unis fait le point sur cette incroyable histoire à rebondissements que fut la publication d’Ulysse. Intitulé The most dangerous book : The battle for James Joyce’s Ulysses et écrit par Kevin Birmingham, cet ouvrage a entre autres le mérite de rappeler la place proéminente qu’eurent les femmes dans la lutte pour la parution d’Ulysse. Tout a commencé sans doute avec Nora Barnacle qui demeurera à jamais l’inspiratrice du livre, sinon la clé de sa genèse – le jour de sa rencontre avec Joyce a désormais son célèbre « Bloom Day », ce mythique 16 juin 1904 fêté à Dublin et ailleurs, et pendant lequel se déroule l’action du roman. Mais quatre autres femmes – au moins – se révélèrent plus que cruciales dans la défense de la littérature, la lutte contre la censure, et le soutien inconditionnel à Joyce.
Il y eut tout d’abord Dora Mardsen. Cette féministe, longtemps membre de la Woman Social and Political Union, une organisation féministe radicale anglaise, avait créé une revue littéraire et politique du nom de The Freewoman. Suite aux recommandations de Rebecca West, elle entra en contact avec Ezra Pound, qui lui fit connaître le travail de Joyce. Peu de temps après, The Freewoman changeait de nom, devenait The Egoist, et entreprenait de publier des extraits du Portrait de l’artiste en jeune homme, le roman de Joyce dont aucun éditeur anglais ne voulait. Cette publication en feuilleton permit à Joyce de continuer d’exister publiquement, car Dubliners ne s’était vendu qu’à quelques centaines d’exemplaires.
Il y eut ensuite Miss Harriet Weaver, elle aussi anglaise et grande lectrice de The Freewoman, également membre de la Woman Social and Politicial Union. Elle sera amenée, passion aidant, par devenir l’éditrice de The Egoist. Elle n’aura alors de cesse de publier les écrits de Joyce et de la soutenir financièrement, de façon ouverte ou déguisée – en plus d’être pauvre, Joyce, on le sait, avait d’importants frais médicaux pour stopper les progrès de son glaucome. Harriet Weaver dut se battre sans cesse contre les imprimeurs anglais qui tous refusaient d’imprimer des chapitres du Portrait, choqués qu’ils étaient entre autres par le troisième chapitre de ce roman. Weaver cherchera ensuite à faire publier Ulysse en Angleterre. Virginia Woolf ayant refusé de l’imprimer – trop long, pas sa tasse de thé … –, Weaver s’obstinera néanmoins et finira par faire circuler le roman aux Etats-Unis. Les deux premiers tirages du livre seront brûlés par la censure, dirigée alors par les Postes américaines, organe encore puissant que le FBI naissant. Mais avec l’aide d’une amie, une femme là encore, une dénommée Iris Barry, Weaver continuera de réimprimer l’ouvrage voué aux flammes et de le faire entrer clandestinement, à la fois en Angleterre et aux Etats-Unis.
Outre-Atlantique, Joyce bénéficiera du soutien de l’Américaine Margaret Anderson, basée à Chicago, éditrice et fondatrice de la revue The Little Review, proche d’Emma Goldman, « la reine des anarchistes », dont elle publiera d’ailleurs certains discours.  En 1916, Anderson s’associera avec une autre jeune femme, Jane Heap, et le couple s’occupera à temps plein de la revue. Très vite, les deux femmes décident de publier Ulysse en feuilletons. Les numéros sont régulièrement interceptés, interdits, détruits. Anderson et Heap seront même condamnés à dix jours de prison ou à une amende 100 $ – c’est une femme présente au procès, Joanna Fortune ( !), qui versera la somme pour leur éviter la prison.
Il y aura enfin Sylvia Beach, qui après avoir ouvert à Paris en novembre 1919 la librairie Shakespeare & Co (inspirée en cela par une autre libraire, Adrienne Monnier), décidera de publier Ulysse en langue anglaise à Paris. Il fallait trouver entre autres un imprimeur à la hauteur de la tâche, car Joyce ne cessait de réécrire les épreuves – un tiers d’Ulysse sera écrit alors que le livre était en cours de composition… Les éditions de Beach subiront à leur tour les foudres de la censure américaine, malgré ses soins pour les faire parvenir discrètement à des libraires anglophones.
Le livre de Kevin Birmingham vaut le détour, ne serait-ce que pour cet hommage rendu à toutes ces femmes, dans la mesure où souvent l’histoire de la publication d’Ulysse est associé à la ténacité d’Ezra Pound ou à la clairvoyance de Valéry Larbaud, voire à l’entregent d’Hemingway. Certes, ces derniers firent beaucoup pour Joyce, mais l’attitude Pound, par exemple, fut souvent ambiguë. Il écrivit un jour à John Quinn – un riche amateur d’art qui se révéla un personnage clé aux Etats-Unis dans la publication d’Ulysse en feuilleton puis en livre. Dans sa lettre, il invitait ce mécène américain à créer et financer une revue littéraire digne de ce nom, dont lui, Pound, serait l’audacieux nautonier. Mais pour Pound,
« aucune femme n’aura le droit d’écrire dans cette revue […]. La plupart des maux des revues américaines […] sont (ou étaient) dus aux femmes. »
Pound changera éventuellement d’avis devant la pugnacité d’une Margaret Anderson. Mais le fait demeure que ce furent des femmes, qui plus est des féministes fortement engagées dans les luttes de leur temps – des « suffragettes », comme on disait alors –, des femmes par ailleurs souvent proches de l’anarchisme, qui permirent à Ulysse de retourner sain et sauf à Ithaque. Ni Pénélope ni sirènes, elles refusèrent que des hommes décident à leur place de la moralité de leurs lectures, de ce qui était littéraire ou pas, obscène ou non. Et telles Molly, oui le cœur battant follement elles dirent oui je veux Oui.