mardi 18 novembre 2014

Les allongés et la comédie des hommes valides (sur Virgile, Broch et Starr)

Je vous ai parlé il n'y a pas longtemps de Jean Starr Untermeyer, la traductrice américaine de La Mort de Virgile, le roman d'Hermann Broch. Dans ses mémoires parus en 1965 et encore inédites en français, Private Collection, elle consacre un chapitre entier à Broch, chapitre intitulé "Midwife to a Masterpiece", autrement dit: sage-femme d'un chef d'œuvre. De toute évidence, Jean Starr Untermeyer fut davantage pour Broch et son Virgile qu'une sage-femme, car non contente de veiller sur la mise au monde de ce livre, elle en accompagna indéfectiblement la terrible gestation pendant des années. Sentant dès le début de leur rencontre qu'il lui faudra devenir, sans doute, une "Mädchen fur alles" – une bonne à tout faire –, elle est celle qui, d'emblée, et très concrètement, permet à Broch d'écrire : en un coup de fil elle réussit à remettre la main sur la machine à écrire que l'écrivain a égarée à sa sortie de la gare.

Cet étrange duo, qui fait l'économie de l'amour et investit peu dans l'amitié, a alors cinquante-deux ans, même si Jean confesse qu'elle voit en ce pâle Allemand son aîné:
"Un errant, dont les qualités requéraient de ses disciples qu'ils le suivent dans sa quête, même si celle-ci devait les mener dans d'arides déserts ou sur des sommets gelés. Broch, fût-il prophète, appelait les extrêmes."
Jean Starr Untermeyer n'a alors traduit qu'un peu de poésie et une biographie de Schubert. Broch teste son endurance avec des vers de Beer-Hofmann avant de lui confier son grand œuvre. Il lui demande d'abord de se faire la main sur les "élégies" qui constellent son roman encore en cours – celles qu'il a écrites lors de son séjour à la prison d'Altaussee après que les Nazis l'ont arrêté. L'essai est concluant. Mais Jean doit subir une opération assez lourde. Elle garde le lit de longues semaines, "les jambes comme cimentées au matelas". Elle connaît alors une expérience étrange: privée de toute énergie, elle s'interroge sur le sentiment d'unité qu'elle éprouve dans ses aspirations (pour la poésie, la musique). Elle rapportera ce conflit à Broch, qui lui dira:
"Oui, c'est ça mourir. Vous le comprendrez quand vous aurez lu Le Virgile."
"Le Virgile": c'est ainsi que Broch appelle son livre. Comme s'il voulait dire: le vigilant.

Jean Starr Untermeyer se consacre très vite, et de plus en plus, à la traduction du roman de Broch. Sa méthode? Musicale. Acharnée. Têtue. Mais d'autres maux la rattrapent. Elle souffre bientôt d'un herpès zoster. Une fois de plus, elle doit rester alitée. Elle manque y perdre la vue. Rétablie, elle reprend le travail, s'abîmant dans cette traduction qu'elle définit ainsi magnifiquement: "une aventure en empathie". Qu'elle mènera à terme.

En 1947 et 1948, Broch est par deux fois accidentés – fracture du bras gauche, puis fracture de la hanche. Les jambes dans le plâtre, reliées pas deux montants de bois, il est obligé de passer de nombreux mois dans un fauteuil inclinable. Une attaque le terrasse au début de 1951; il meurt peu après, fin mai.

Relisons le début de La Mort de Virgile? On y voit le poète latin, l'auteur de L'Enéide, "rivé à la couche installée pour lui au milieu de navire", "paisiblement étendu", "fragile marchandise", "un malade" qui s'interroge une dernière fois:
"[…] devait-il être entraîné à nouveau dans la comédie douloureuse des séductions insensées de la vie; lui, un allongé, devait-il être entraîné à nouveau dans la comédie des hommes valides? […] [Ils] ne savent pas que se coucher pour l'amour, c'est se coucher pour mourir: mais un allongé définitif le sait […]."
La comédie des hommes valides: peut-être est-ce le destin des "allongés" de s'en méfier, eux qui pourtant demeurent invisiblement verticaux dans leur passion, leur patience – leur patiente et passionnée souffrance.
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Jean Starr Untermeyer, Private Collection, a personal reminiscence of some of the more important literary figures in the early half of the century, NY, Alfred Knopf, 1965 [le chapitre sur Broch occupe les pages 218 à 277]
Source de la citation française: Hermann Broch, La Mort de Virgile, traduit de l'allemand par Albert Kohn, Gallimard, 1955

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