vendredi 28 novembre 2014

La queue et le petit pois: quand l'arbre se venge


Attention ceci est une publicité déguisée en publicité à caractère promotionnelle. Elle ne constitue en rien une menace ni une incitation aux mauvaises mœurs. Elle ne nuit pas gravement non plus à la santé, alors n'hésitez pas à vous laisser tenter :
Les Fêtes approchant, les éditions l'Arbre Vengeur (qui n'ont peur de rien ou presque) propose aux amateurs, aux collectionneurs, aux fidèles (voire aux fétichistes) la possibilité de recevoir en avant-première et chez eux les prochains livres d'Eric Chevillard et Claro dédicacés par leurs auteurs (et nantis d'un superbe et rarissime marque-page). Pour en savoir plus sur cette offre aussi exceptionnelle qu'inattendue — et très limitée dans le temps: vous avez en effet jusqu'au 6 décembre à 16h13), soyez fous: envoyez un message à: contact@arbre-vengeur.fr On vous expliquera le détail de l'opération.
Les livres en question sont, me concernant, Dans la queue le venin, et pour Chevillard: L'autofictif au petit pois. Deux livres qui traitent tous deux à leur façon de choses différentes. Parution officielle le 13 février, veille de la Saint-Valentin. Les quatre cent mille premiers acheteurs auront droit également à une considération distinguée en papier massif.

Une dent contre l'homme: un geste de Lemon

Certains d'entre vous ont peut-être suivi cette affaire:  Joan Tarshis, une actrice américaine, a accusé l'acteur Bill Cosby de l'avoir violée en 1969. En fait, Cosby aurait tenté d'abuser d'elle et Tarshis aurait réussi à l'en dissuader en lui faisant croire qu'elle avait une infection et que ce n'était donc pas dans son intérêt. Cosby l'aurait alors obligée à lui faire une fellation – j'utilise le conditionnel non parce que je mets en doute les propos de Tarshis, mais parce que l'affaire est en cours de développement. La victime a raconté récemment ce triste épisode, entre autre sur CNN. Et là, ô surprise, le journaliste qui l'interviewait, Don Lemon, a eu une idée géniale qui permettra sûrement aux femmes de se soustraire désormais à ce genre de cauchemar. C'est très simple mais il fallait y penser.
Don Lemon : Vous savez qu'il existe des façons de refuser une fellation si vous n'êtes pas d'accord. Vous pouviez utiliser vos dents. Le mordre.
J'aime beaucoup ce "Vous savez qu'il existe…" L'homme, ce bon conseiller. L'homme, si averti, si prévenant. Bon sang mais c'est bien sûr ! Grâce à la clairvoyance d'un homme, Don Lemon, les femmes vont pouvoir plus ou moins échapper au viol. Il leur suffira d'arguer d'une infection puis, si l'homme persiste, de lui mordre le quiqui. Après ça, on s'en doute, elles n'auront plus d'excuses. Bon, on ne va pas embêter Lemon avec des détails comme la peur, la peur des coups par exemple, qui font qu'une femme forcée ne prendra pas forcément l'initiative de décupler la fureur du mâle en se défendant. Pour Don Lemon, s'exprimant sur CNN devant on suppose pas mal de téléspectateurs, la "peur" de l'homme ça ne doit pas vouloir dire grand-chose. Pour lui, il existe des méthodes. Le contexte, c'est secondaire. En gros, une tape sur la main et hop tout rentre dans l'ordre. "Vous savez…" Oui, les femmes savent, mais elles savent surtout que homme contrarié, homme méchant, Mister Lemon; que la justice défend en général les hommes; et qu'en plus d'être victimes on soupçonnera les femmes de l'avoir cherché.
Enfin, espérons que les propos débiles dudit Lemon feront peur à certains Américains. La bêtise sera peut-être plus efficace que le mépris de la peur.

jeudi 27 novembre 2014

Danielewski: le retour

Le nouveau roman de Mark Z. Danielewski enfin annoncé! Titre : The Familiar. 880 pages. Parution prévue aux Etats-Unis en mai 2015, chez l'éditeur Pantheon. Le Volume II devrait sortir à l'automne 2015. Déjà 6 volumes sont écrits, autrement dit près de 4000 pages. La totalité du cycle devrait comporter vingt-sept volumes…

L'histoire se passe entre le Mexique, l'Asie du Sud-Est, Venice/Venise, et les personnages sont nombreux et variés: un thérapeute débutant qui galère, un membre de gang de LA qui connaît la gloire, deux savants en fuite, un drogué en désinto, un programmateur californien… Il y a aussi Xanther, âgée de douze ans, qui va chez son père pour avoir un chien et au lieu de ça doit s'occuper d'une créature nettement plus exotique…  Allô les éditeurs français? 

Le jeudi, c'est bibli !

The Public Library of Cincinnati, Ohio (built in 1874)

mercredi 26 novembre 2014

Le mercredi, c'est Muti


Ornella Muti, Ben Gazzara, in Contes de la folie ordinaire, de Marco Ferreri…

Houellebecq et l'université: une pipe sinon rien

N'étant pas franchement fan de Houellebecq, je suis ravi quand on m'aide à décrypter son travail, aussi est-ce avec une curiosité et un enthousiasme sans nom que j'ai dévoré l'entretien qu'a donné au journal La Voix du Nord l'universitaire Antoine Jurga, auteur d'une thèse sur Houellebecq. Dans cet entretien consultable en ligne ici, il dissipe certains malentendus. Par exemple, on pourrait croire que Houellebecq est le chouchou de l'université, eh bien non:
"C’est un écrivain qui n’est pas totalement autorisé dans les milieux universitaires."
Quel dommage. A la fois, on apprend dans la foulée que :
"Six thèses sont en préparation sur lui."
Mazette, les critères sont sévères. Six thèses et toujours pas ses entrées à la fac? Bon, continuons. Houellebecq est-il sulfureux? Telle est la question posée par le journaliste de La Voix du Nord. Je ne sais pas trop ce que ça veut dire, "sulfureux", mais ça doit être vendeur. De toute façon, ce n'est pas le cas de Houellebecq, selon saint Jurga:
"Ce n’est pas du tout un écrivain sulfureux. Pour l’avoir rencontré, c’est quelqu’un de particulièrement timide, simple […]."
Ça explique tout. L'homme, c'est l'œuvre. Ouf. Donc, pas sulfureux. Ok. Genre: Sade? Oh, un bon pote, plutôt réservé. Mais il est quoi, alors, Michel ? Réaliste? Objectif? Oui, objectif. Ce qui est normal parce que, figurez-vous :
"Il aime à rappeler qu’il est ingénieur agronome de formation. Cette formation scientifique lui permet d’avoir un regard objectif."
Mais alors, pourquoi y a-t-il, comment dire… une certaine résistance chez certains devant son œuvre? J'avais hâte de connaître la réponse à cette question, car justement, moi, je suis réticent face à Michel H. Eh bien maintenant je sais pourquoi, et c'est Jurga qui me l'apprend :
"On n’a pas envie d’entendre […] que tout le monde aimerait avoir une fellation par jour… "
Ah c'est pour ça. Euh, juste une question: c'est trop ou pas assez, une fellation par jour?  Zut, Jurga ne m'entend pas et ne répond pas à cette question pourtant d'une importance fabuleuse. En tout cas, ça explique ma réticence envers Houellebecq. Duh? Mais encore? Houellebecq est-il majeur? Là encore, l'homo sapiens sapiens du Jurgassique a la réponse:
"Oui, parce qu’on ne peut pas en faire l’économie. Il fait partie du paysage, il est traduit dans trente langues, il est adapté au théâtre, au cinéma…"
Bien. Ça c'est fait. Check. Et sinon, d'autres cartactéristiques houellebecquiennes qui m'auraient échappé? Hélas, oui. Tout d'abord:
"Ce qui est étonnant chez Houellebecq, c’est qu’il est presque réac, il aime la famille."
Presque? Ouch. Etonnant? Arf. Bon, passons au style, qui doit être du coup la véritable raison d'aimer (ou pas) cet écrivain. Et là, la réponse tombe comme une plâtrée de polenta brûlante sur une fesse de bébé endormi:
"C’est un écrivain majeur […]  Il n’y a pas de style particulier chez Houellebecq, il n’y a aucun esprit novateur dans l’écriture, il écrit, en gros, comme Balzac."
Je peux le dire aujourd'hui: mes études en fac n'ont duré que trois semaines. Grâce à Jurga, je sais pourquoi.

 

lundi 24 novembre 2014

Volodine et les roquets

On ne va pas épiloguer sur l'émission radiophonique Le Masque et la Plume, qui a depuis longtemps confondu pseudo-irrévérence et vulgarité assumée, fausses postures et vrais ressentiment, mais force est de constater qu'à chaque fois, à part quelques audaces vite châtrées, il s'agit, globalement, de se "moquer" de la littérature. De ricaner du fond de son ignorance. D'ériger le péremptoire en lampadaire et de s'y soulager à sa faible lumière.

En les écoutant parler l'autre jour de Terminus radieux, le roman de Volodine ayant décroché le Médicis, on a donc pu, une énième fois, assister à ce si français carnaval de la bêtise qui fait se gondoler les panses et enfler les "cerveaux".

Qu'ont-ils dit, ces critiques éclairés dont la verve semble se tendre à elle-même un miroir orné de lampions. Que le roman de Volodine était d'une "lecture ardue" (Garcin) – mais que "ce n'était pas grave" (ceux qui le défendaient). Passons sur la sortie d'Arnaud Viviant, d'une virulence grotesque et complaisante, où l'éructation confina au haut-le-cœur, où le tapage de cuisses parut l'inverse démesuré de l'applaudissement. Même ceux qui cherchaient à défendre Volodine se sentaient impuissants face au mépris goguenard de Garcin et consorts. Que retenir alors de cette levée de boucliers contre Volodine? Dans le fond, rien. Sur Volodine, ils n'avaient rien à dire: juste des sensations, des boutades, des insultes. C'était censé être drôle, je suppose. Mais en fait, ce qui se jouait là une fois de plus, ce n'était rien d'autre que la haine de la littérature dès lors qu'elle s'incarne dans un projet souterrain et perdure à l'écart du cirque promotionnel ; une haine de tout ce qui se fait dans l'ombre et accède soudain à la (relative) lumière. Comme l'a souligné d'emblée Garcin, "avant ce prix personne d'ailleurs quasiment ne l'avait lu". On sent bien ce que signifie ce "quasiment", quel clivage il célèbre. Mais voilà qu'un prix lui est décerné, et là c'est la curée.

Pourtant, le véritable tour de force de ceux qui ce jour-là ont insulté Volodine et son œuvre (et ses lecteurs, tant qu'à faire) fut le suivant: établir clairement et sans complexe la supériorité de la raillerie poisseuse et hoquetante sur une œuvre jugée "ardue". Répondre à la complexité par la simplification. Passer du "ce n'est pas ma tasse de thé" à "ça sent la bile". Au vu de l'incroyable et obscène véhémence mise en branle, on est contraint de s'interroger: comment se fait-il que la littérature la plus discrète qui soit paraisse à ce point dérangeante à ces "esprits chagrins"? Serait-ce justement sa discrétion, son travail de sape, qui l'ait rendue aussi odieuse aux yeux de ces grosses têtes qui n'ont rien à envier Philippe Bouvard et sa clique?

En fait, il aura suffi d'un prix littéraire pour qu'un écrivain, qui par ailleurs s'est toujours "méfié" du milieu littéraire, soit livré en pâture à quelques histrions. Comme si ces fiers masqués et cocasses emplumés n'avaient pas supporté que, soudain, l'inestimable ait un prix. Le lecteur, même s'il fait partie du "quasiment personne", en tirera les conclusions qui s'imposent.






TrashPics Colmar 2014






vendredi 21 novembre 2014

Quand Colmar se livre

Je serai ce week-end à Colmar, à l'occasion du 25ème Salon du Livre (de Colmar). Je participerai là-bas à une rencontre le samedi à 13h (d'une durée de 46 minutes et vingt-trois secondes) avec Patrick Raynal, sous la modération de Michel Abescat (Télérama). Sinon, le reste du temps, je serai derrière une table et je signerai à tour de bras, vous pensez bien. J'aurai aussi la chance de voir quelques-uns des trésors conservés à la Bibliothèque de Colmar (en face de Monoprix, place des Martyrs, ça ne s'invente pas) et surtout de participer à une "présentation nocturne" du Retable d'Issenheim et de la Vierge au buisson de roses, actuellement abrités dans l'Eglise des Dominicains, place des ibidem, sous la conduite de Pantxika De Paepe (dieu, quel nom magnifique!), conservatrice en chef du musée Unterlinden.
Je ne serai heureusement pas seul à ce Salon. D'autres écrivains ont accepté l'invitation. Je pourrais donc y croiser, voire converser avec eux: Alexandre Jardin, qui a écrit paraît-il une "histoire d'amour passionnée et entravée, pleine de rebondissements"; Serge Joncour (qui me fait rire dès qu'il prend l'air inspiré, parce qu'on sait tous les deux qu'il va dire très sérieusement une énormité); pas Guy Marchand (il a annulé, d'ailleurs sur le site web du salon sa notule est barrée, ça fout les jetons); Olivier Rolin (dont je ferais bien de lire le dernier livre); Sepulveda dont tous les livres sont des best-sellers mondiaux, ce qui impose le respect et fait rêver de façon sonnante et trébuchante; et surtout Hervé This, co-créateur de la gastronomie moléculaire (la science qui explore les mécanismes des phénomènes qui surviennent lors des opérations culinaires) et de la cuisine moléculaire (cette forme de cuisine rénovée, modernisée), Hervé This qui, je le rappelle, est à l'origine de la prochaine grande tendance culinaire : la cuisine note à note; Nicolas Mathieu, qui a publié un roman intitulé Aux animaux la guerre, un polar dans lequel je mettrais bien les yeux. Il y aura aussi Alex Capus, qui a un an de plus que moi, ouf.
Autres rencontres envisagées: le bretzel, l'agneau pascal, l'anguille, l'asperge, l'eierküche, l'estomac de porc farci, la brioche tressée, la carpe à la juive, la chrischstolle, la confiture d'églantine, la fondue au munster, la moricette, la palette à la diable…
Bref, si tu es (ou vas) à Colmar, passe me voir, on parlera encre et cuisine.

jeudi 20 novembre 2014

Near Death Experience

Sur Twitter, on a pu lire récemment ce tweet signé Bernard Pivot:
"Il serait intéressant de demander, non pas aux écrivains les mots qu'ils préfèrent, mais aux mots leurs écrivains préférés."
Du coup, nous sommes allés enquêter. Nous avons interrogé les mots, lesquels ont eu l'obligeance de nous répondre.

Nous: Bonjour, les mots. Quels sont vos écrivains préférés?
Les mots: Sartre.
Voilà. Sinon, je crois que la série Walking Dead n'est pas finie.

Il faut sauver le soldeur Foenkinos

Vous êtes peut-être quelques-uns à avoir lu le papier honteux qu'a écrit le journaliste David Caviglioli sur le roman de Foenkinos, Charlotte. Comme vous, si vous l'avez lu, j'ai été choqué par le procédé et la bassesse de l'attaque. Que Monsieur Cavigliolo n'aime pas le livre de Foenkinos, c'est son droit, mais qu'il le descende de façon aussi péremptoire, sans argumenter, c'est lamentable. Par exemple, il reproche à l'auteur d'être incapable de la moindre poésie. Foenkinos a décidé de solder la prose pour mieux racheter la poésie: rien que cela est digne d'un peu de dignité.

C'est ne plus savoir lire. Il suffit de se plonger à corps perdu dans la première page du livre pour en avoir la preuve contraire. Voici le vers 11:
"Leur mère est plus douce."
Ce vers de cinq pieds est d'une grande richesse polysémique, car on y entend comme en délicat filigrane l'expression douce-amère, ce qui n'est pas le moindre de ses mérites. Oui, car l'art de Foenkinos, cet écrivain littéralement habité par la langue, est à traquer, torche à la main, dans les nuances, les subtilités, et aussi la nuance des subtilités. Le paltoquet Caviglioli parle à un moment du "souffle court" de Foenkinos. Là encore, il ne sait pas lire, et s'il avait été un peu plus loin il aurait pu se faire une idée plus juste de la phrase foenkinienne, tout en élan et majesté, proche des vastes foulées d'un Claude Simon:
"Elle avance maintenant la culpabilité au cœur."
Période ample, ryhtmique, presque solaire, et qui a un je ne sais quoi de modianesque, en plus de comporter cette audace sémantique: on y parle en effet d'"avancer une culpabilité". Image forte. La culpabilité, comparée à une somme d'argent qu'on prête. Plus loin, Caviglioli, qui n'est plus à une bassesse près, ose cette affirmation grotesque: "Foenkinos n'a rien à dire." Tsss. S'il avait pris la peine de lire le début du Chant III, il aurait compris que c'est tout le contraire:
"La guerre s'enlise, paraît éternelle.
C'est une boucherie dans les tranchées."
Il était temps de dénoncer ce carnage qu'est la guerre, et de le dénoncer poétiquement, qui plus est en jouant sur la profondeur des mots et la versatilité des sens. Le verbe "enliser" préfigure la clausule du vers suivant; "tranchée", et le mot "boue" semble rugir tel un palimpseste rageur dans le mot beau, fort et puissant de "boucherie". Même Florian Zeller n'avait pas poussé la dénonciation des horreurs de la guerre que se mènent les hommes avec des armes qui tuent aussi loin (on a tous en mémoire cette phrase lapidaire de La Jouissance: "Verdun’, ce seul mot fait frémir d’horreur.").

Enfin, Caviglioli traite Foenkinos d'inventeur du "roman touristique". Comme c'est fin, comme c'est malin! Pourtant, rien de touristique chez Foenkinos, on est plutôt du côté de l'épique, pas très loin parfois de Maurice Carême, par exemple quand l'auteur dit: "C'est un soir si froid de novembre." Camper une saison et une heure de la journée avec un octosyllabe parfaitement cadencé, voilà qui force le respect.
Bref, je voudrais mettre en garde ce journaleux arrogant contre de tels odieux laminages. Il faut savoir lire avant de critiquer, mon cher Caviglioli, savoir écouter la "petite musique" de la phrase avant de persifler. Charlotte est un grand roman en vers. La preuve, il a eu deux prix.

mercredi 19 novembre 2014

Des chiffres et parfois des lettres

En France, on traduit beaucoup, et dans ce "beaucoup", les auteurs nord-américains occupent une place importante. Mais qu'en est-il dans l'autre sens? Si l'on prend les douze derniers mois écoulés, on constate qu'environ 450 livres étrangers ont été traduits en anglais aux Etats-Unis. Sur ces 450 livres (qui ne sont pas tous des fictions), figurent une cinquantaine d'auteurs français.
Sur cette cinquantaine, hormis quelques "valeurs sûres" comme Robbe-Grillet, Henri Michaux, René Char, Victor Serge, Jean Echenoz, Pierre Michon, Yves Bonnefoy on notera la présence de quelques poids-lourds, parmi lesquels  Delphine Le Vigan, Christian Bobin, Michel Déon, Pierre Lemaître, Gregoire Delacourt, Marc Levy, Sork Chalendon, Marc Dugain, E.E. Schmitt.
Viennent ensuite quelques auteurs de qualité, qui ont élargi leur lectorat et dont les ventes sont en progression constante dernières années, comme Carole Martinez, Maylis de Kerangal, Mathias Enard, Lola Lafon, Julia Deck, Eric Chevillard. Qui d'autre? Eh bien, notons les regrettés Pascal Garnier et Edouard Levé, un poète oulipien (l'excellent Frédéric Forte),  Hélène Cixous, Hadrien Laroche, Pierre Senges (voilà qui réchauffe le cœur), Jean Teulé, Sophie Loubière, mais aussi Slocombe, Daeninckx…

Cinquante sur quatre cent cinquante, c'est pas mal, dira-t-on. Et sur ces cinquante, on peut au moins compter une quinzaine d'écrivains dignes de ce nom (tout ça est bien sûr très subjectif, mais je ne vais pas gaspiller vingt lignes pour expliquer pourquoi Pierre Senges est plus intéressant que Marc Dugain, même si bien sûr ça peut avoir son intérêt…). Donc, disons quinze sur quatre cent cinquante. Précisons que sur ces quinze auteurs, plus d'une dizaine ont remporté de beaux succès de librairie ici, et ont donc pu être remarqués outre-atlantique, par des éditeurs ou des agents, en raison de leurs ventes ou de la presse élogieuse qu'ils ont récoltés.

Il paraît en France chaque année environ 35 000 nouveautés. Quinze bon livres traduits en anglais sur trente-cinq mille, ça nous fait quand même du 0,004 %. Champagne! Ou mousseux…

Le monde et ses tentacules

"J’enviais les autres, hermétiquement enfermés dans leurs mystères, loin de la tyrannie des objets. Ils vivaient prisonniers sous leur pardessus et manteaux. Aucun élément extérieur ne pouvait les terroriser et les vaincre, et rien ne pénétrait leurs prisons merveilleuses. Alors qu’entre moi et le monde, il n’existait aucune séparation. Tout ce qui m’entourait m’envahissait de la tête aux pieds, comme si ma peau avait été criblée de trous. L’attention, très distraite d’ailleurs, avec laquelle je regardais les choses n’était pas le simple fruit de ma volonté : le monde prolongeait naturellement en moi ses tentacules ; j’étais traversé de but en blanc par les milles bras de l’hydre. Force m’était de constater que le monde était tel que je le voyais, jusqu’à l’exaspération, et que je ne pouvais rien y changer."


(extrait de Aventures dans l'irréalité immédiate,
de Max Blecher,
à paraître le 5 janvier aux éditions de l'Ogre –
traduit par Elena Guritanu)

mardi 18 novembre 2014

Les allongés et la comédie des hommes valides (sur Virgile, Broch et Starr)

Je vous ai parlé il n'y a pas longtemps de Jean Starr Untermeyer, la traductrice américaine de La Mort de Virgile, le roman d'Hermann Broch. Dans ses mémoires parus en 1965 et encore inédites en français, Private Collection, elle consacre un chapitre entier à Broch, chapitre intitulé "Midwife to a Masterpiece", autrement dit: sage-femme d'un chef d'œuvre. De toute évidence, Jean Starr Untermeyer fut davantage pour Broch et son Virgile qu'une sage-femme, car non contente de veiller sur la mise au monde de ce livre, elle en accompagna indéfectiblement la terrible gestation pendant des années. Sentant dès le début de leur rencontre qu'il lui faudra devenir, sans doute, une "Mädchen fur alles" – une bonne à tout faire –, elle est celle qui, d'emblée, et très concrètement, permet à Broch d'écrire : en un coup de fil elle réussit à remettre la main sur la machine à écrire que l'écrivain a égarée à sa sortie de la gare.

Cet étrange duo, qui fait l'économie de l'amour et investit peu dans l'amitié, a alors cinquante-deux ans, même si Jean confesse qu'elle voit en ce pâle Allemand son aîné:
"Un errant, dont les qualités requéraient de ses disciples qu'ils le suivent dans sa quête, même si celle-ci devait les mener dans d'arides déserts ou sur des sommets gelés. Broch, fût-il prophète, appelait les extrêmes."
Jean Starr Untermeyer n'a alors traduit qu'un peu de poésie et une biographie de Schubert. Broch teste son endurance avec des vers de Beer-Hofmann avant de lui confier son grand œuvre. Il lui demande d'abord de se faire la main sur les "élégies" qui constellent son roman encore en cours – celles qu'il a écrites lors de son séjour à la prison d'Altaussee après que les Nazis l'ont arrêté. L'essai est concluant. Mais Jean doit subir une opération assez lourde. Elle garde le lit de longues semaines, "les jambes comme cimentées au matelas". Elle connaît alors une expérience étrange: privée de toute énergie, elle s'interroge sur le sentiment d'unité qu'elle éprouve dans ses aspirations (pour la poésie, la musique). Elle rapportera ce conflit à Broch, qui lui dira:
"Oui, c'est ça mourir. Vous le comprendrez quand vous aurez lu Le Virgile."
"Le Virgile": c'est ainsi que Broch appelle son livre. Comme s'il voulait dire: le vigilant.

Jean Starr Untermeyer se consacre très vite, et de plus en plus, à la traduction du roman de Broch. Sa méthode? Musicale. Acharnée. Têtue. Mais d'autres maux la rattrapent. Elle souffre bientôt d'un herpès zoster. Une fois de plus, elle doit rester alitée. Elle manque y perdre la vue. Rétablie, elle reprend le travail, s'abîmant dans cette traduction qu'elle définit ainsi magnifiquement: "une aventure en empathie". Qu'elle mènera à terme.

En 1947 et 1948, Broch est par deux fois accidentés – fracture du bras gauche, puis fracture de la hanche. Les jambes dans le plâtre, reliées pas deux montants de bois, il est obligé de passer de nombreux mois dans un fauteuil inclinable. Une attaque le terrasse au début de 1951; il meurt peu après, fin mai.

Relisons le début de La Mort de Virgile? On y voit le poète latin, l'auteur de L'Enéide, "rivé à la couche installée pour lui au milieu de navire", "paisiblement étendu", "fragile marchandise", "un malade" qui s'interroge une dernière fois:
"[…] devait-il être entraîné à nouveau dans la comédie douloureuse des séductions insensées de la vie; lui, un allongé, devait-il être entraîné à nouveau dans la comédie des hommes valides? […] [Ils] ne savent pas que se coucher pour l'amour, c'est se coucher pour mourir: mais un allongé définitif le sait […]."
La comédie des hommes valides: peut-être est-ce le destin des "allongés" de s'en méfier, eux qui pourtant demeurent invisiblement verticaux dans leur passion, leur patience – leur patiente et passionnée souffrance.
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Jean Starr Untermeyer, Private Collection, a personal reminiscence of some of the more important literary figures in the early half of the century, NY, Alfred Knopf, 1965 [le chapitre sur Broch occupe les pages 218 à 277]
Source de la citation française: Hermann Broch, La Mort de Virgile, traduit de l'allemand par Albert Kohn, Gallimard, 1955

lundi 17 novembre 2014

Yéti Submarine: Mercuri en eaux doubles

Froide est la guerre, mais plus froides encore les panses anonymes des abysses. Il y évolue d'étranges krakens de fer aux rivets chantants, des boîtes noires à écailles que viennent caresser les dernières sirènes du monde. On y trouve même des êtres de simulacres, pourtant véridiques. Et avec un peu de chance, par temps clair, on pourra y croiser Alvin, un néo-bathyscaphe dont Alessandro Mercuri retrace la carrière mouvementée dans les années 60.

Reprenons. Le dossier Alvin – enquêtes, archives, photographies, neuvième volume de l'excellente collection suisse Re:Pacific, joue le jeu instable de l'enquête enchantée, et le joue avec intelligence, virtuosité et liberté. Campant les Etats-Unis de la Guerre froide et établissant des liens entre la sécurité intérieure et le mirage hollywoodien, Alessandro Mercuri nous entraîne, au gré de vignettes truquées et de photos doublées, dans les eaux troubles du fantasme (sub-)atomique. Tout commence quand est interrompue brutalement la projection de Docteur Folamour de Kubrick. Il s'est passé quelque chose à Dallas: la cervelle présidentielle a explosé; la bombe de Strangelove est aussitôt désamorcée. Ce dysfonctionnement, Mercuri en fait un des nombreux disjoncteurs de son enquête. Il épaissit les mystères, brouille les pistes, réveille les chimères. On suit les péripéties d'Alvin dans un monde vu comme à travers une vitre gelée: gelée par les secrets, l'information distordue et la fantaisie de l'auteur. 

Le 17 janvier 66 a lieu un accident atomique connu sous le nom de catastrophe de Palomares. Une bombe finit au fond de l'océan, et c'est l'ami Alvin qui la retrouvera après soixante-quinze jours de traque. Alvin permettra également de découvrir d'étranges spécimens de vertébrés et d'invertébrés. Alvin est un virus. Un explorateur. Une boîte à musique. Alvin est la navette que promène l'auteur sur la trame océane de son enquête à retardement. Le texte de Mercuri profite de ces deux pôles – menace atomique, exploration des grands fonds – pour faire balbutier la légende et l'histoire. Il sera ainsi question du tournage du clip des Village People, In The Navy; du dragon de mer feuillu, "merveilleuse et gracieuse créature que celle qui, dans toutes les fibres de son être, simule sans savoir qu'elle simule"; d'un narval lanceur de pieuvre qui inquiète Cervantès; de l'île Argus qui n'existe pas mais est très utile; d'une "femme hâlée de lumière, au ventre nu, virginale et bikini d'étincelante blancheur"; d'un crustacé décapode qui est peut-être la chose en "soie" [sic]…

Tout est vrai, même le songe. Mercuri fait rêver l'histoire secrète les grands fonds, agitant le hochet qu'est Alvin pour mieux subjuguer nos consciences intriguées. Question: "Est-ce un mirage miroitant à la surface de la mer allée avec le soleil?" (p. 63) La réponse, comme s'en apercevra le lecteur, est amplement diffractée dans ce poème stimulant et envoûtant qu'est Le dossier Alvin.
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Alessandro Mercuri, Le dossier Alvin, coll. Re:Pacific, Editions art&fiction, 22€50

vendredi 14 novembre 2014

Il était une fois dans l'Ogre

Pendant longtemps, disons au cours de la période pré-pompidolienne et post-Clovis, l'ogre était une sorte de brute épaisse avec un sanglier en guise de barbe, doté en outre d'un appétit qu'il ne faisait pas bon croiser à la sortie de la communale. Il buvait du mauvais whiskey, s'essuyait les babines avec des moutons et arpentait la campagne comme si c'était un paillasson. On le craignait, on l'évitait – et quand on le croisait, on se signait en pleurant avant de finir dans l'un de ses quatre estomacs. Seuls les amateurs de contes le prenaient vite fait bien fait en photos. Mais ça c'était autrefois. Désormais l'ogre n'est plus ce rustre affamé. Désormais, l'ogre est un… éditeur.

Je m'explique (j'aime bien m'expliquer, c'est plus facile que d'expliquer les autres). Il était une fois deux êtres humains répondant aux noms respectifs de Benoît Laureau et Aurélien Blanchard — non contents d'être amis, jeunes, beaux et intelligents, ce sont des passionnés. Benoît est un fou de cuisine et Aurélien serait prêt à tuer pour jouer au baby-foot. Comme si ça ne suffisait pas, ils ont décidé de créer les éditions de l'Ogre, ce qui n'est pas seulement une bonne idée mais également une excellente idée. Et pour commencer en beauté, ils ont décidé de publier un des plus beaux textes au monde, je veux parler du méconnu mais sublime Aventures dans l'irréalité immédiate, de Max Blecher. Ce texte avait été publié dans les années 70 par Nadeau, et nos Ogres nous en proposent aujourd'hui une nouvelle traduction (d'Elena Guritanu), agrémenté d'un autre texte de Blecher, Cœurs cicatrisés.

Je vous reparlerai très bientôt du texte de Blecher, que j'ai préfacé – mais sachez que "de tous les textes rares, sombres et solaires, têtus et célibataires comme les machines grippées qui les engendrèrent, Aventures dans l’irréalité immédiate demeurera à jamais comme l’un des textes les plus inouïs qu’ait produit un jeune homme promu non à l’envol glorieux mais à la pétrification hurlante". Non mais.

En attendant, retenez l'inquiétante familiarité de cette notion: irréalité immédiate. Voici en effet comment les compères Laureau & Blanchard définissent leur "aventure" :
"Nous souhaitons défendre des livres qui mettent à mal notre sens de la réalité. Notre ligne éditoriale veut donc rassembler sous une même bannière une certaine littérature du glissement de la perception, de l’effritement ou de la saturation du réel, que nous appelons, en référence à Max Blecher, la littérature de l’"irréalité". Nous pensons à des auteurs comme Kafka, bien sûr, mais également Musil, Gombrowicz et Blecher pour les étrangers, ou Hardellet et Pons pour les Français, et dans un registre plus contemporain, à tous ceux qui entreprennent un rapport singulier à la réalité et à la langue, tels que Rodrigo Fresan, Antoine Volodine, Éric Chevillard, Juan Francisco Ferré ou encore Jacques Abeille."
Le livre de Blecher, auteur roumain mort à 29 ans et l'égal d'un Bruno Schulz, sortira chez l'Ogre le 6 janvier. Ceux qui n'en feront pas l'acquisition ont intérêt à savoir courir vite, c'est moi qui vous le dit. En même temps que ces magnifiques Aventures dans l'irréalité immédiate, l'Ogre publie le premier roman de Fabien Clouette, Quelques rides, dont on vous parlera bien sûr aussi.

Voilà, vous êtes prévenus. L'ogre est revenu parmi les hommes – mais cette fois-ci c'est vous qui allez le dévorer, livre après livre.

jeudi 13 novembre 2014

Baiser en direction de la stratosphère

"Pas dans le cul aujourd'hui": entre ces guillemets crépite un vers de Jana Černá, née en 1928 à Prague et morte en 1981 dans un accident de voiture. C'est par ce vers que débute le poème suivant, écrit le 21 décembre 1948 et adressé au poète et philosophe Egon Bondy:
« Pas dans le cul aujourd’hui / j’ai mal / Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi / car j’ai de l’estime pour ton intellect. / On peut supposer / que ce soit suffisant / pour baiser en direction de la stratosphère. »
Et c'est ce vers qu'ont pris comme titre les éditons de la contre-allée pour une lettre de Jana Černá, adressée à Bondy, mais datée, elle, de 1968.

Fille de l'architecte avant-gardiste J. Krejcar et de Milena Jesenská - oui, la Milena de Kafka… –, Jana Černá évolue après guerre dans les milieux surréaliste, underground, où elle fait la connaissance, entre autres, d'un ami de Bohumil Hrabal: Egon Bondy. Unis par l'anti-conformisme contre le stalinisme, ils vécurent une passion qu'on devine mouvementée. Jana dilapida l'héritage familiale en très peu de temps, se maria plusieurs fois, eut cinq enfants, vécut dans la révolte… 

Pas dans le cul aujourd'hui, que publie en cette rentrée les éditions de la contre-allée, est donc une lettre, une longue lettre à l'aimé tapée furieusement à la machine, sans projet précis apparemment, sinon celui de parler, de parler librement dans une Tchécoslovaquie où la littérature passe avant tout par le samizdat et où l'emprisonnement est la seule réponse du pouvoir à la contestation. 

Dans la première moitié de la lettre, Jana Černá invite Bondy à opérer la fusion philosophie-poésie, à laisser s'exprimer la "puissance orgasmique" de la pensée, à cesser d'être complexé parce que la philosophie qu'il déploie ne serait pas assez sérieuse, rébarbative:
"S'il existe un espoir concret que tu produises un fruit mûr (et tel est bien le cas) alors c'est seulement à condition que ce fruit te comprenne tout entier, avec tes chaussettes, ton horreur des bibliothèques, ta barbe, ta bière, ta fantaisie, ton intellect, ta queue, tout ce qui se rapporte à toi." (p.41)
Peu à peu, les conseils laissent la place à une formidable déclaration d'amour. "L'ingénuité": par ce mot dont elle réinvente le sens, Jana décrit ce qu'elle éprouve pour Egon, ayant compris que sa relation au philosophe est "trop complète pour qu'on puisse y découper des morceaux comme dans un goulasch tendineux" (p.57). La lettre s'enfle alors d'une puissance érotique que plus rien n'endiguera, enragée par l'absence et par l'absence magnifiée, la langue devient un acte en soi, la charge d'un plaisir donné, reçu et partagé, la description sous le mode anaphorique (pourquoi ne puis-je pas…) d'un désir sexuel sous toutes ses manifestations, libéré des tabous et des convenances, performatif jusque dans ses audaces les plus crues. 

Haletante, transpirante, la phrase cherche à relancer sans cesse le plaisir que l'excitation ne saurait tarir dans la variation, faisant du plaisir une perpétuelle phrase à venir, dans un jeu à la fois "ingénu" et foutrement crucial, où le trivial active les sangs, où la surenchère affole la chair, puisqu'il importe à chaque instant de "livrer tout [son] corps à la dévastation de l'autre":
"S'il te plaît, c'est quoi, cette bêtise, pourquoi n'es-tu pas là? Qu'est-ce que c'est que cette connerie? Que je ne puisse pas t'embrasser maintenant, que je ne puisse pas m'étendre près de toi, te caresser, t'exciter et m'exciter par toi, que je ne puisse pas te sucer jusqu'à l'orgasme et te sentir entre mes jambes et rire ensuite avec toi parce que ta barbe empeste au point de donner une érection au contrôleur du tram qui poinçonnera ton billet?"
Si j'étais vous, je descendrais vite du tram pour entrer dans la première librairie venue afin d'acquérir cette lettre et d'en faire la lecture à voix haute à qui de droit.
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Jana Černá, Pas dans le cul aujourd'hui, traduit du tchèque par Barbora Faure, (éditions) la contre allée (-), 8,5€
A signaler également, toujours traduit par Barbora Faure, la réédition de Vie de Milena, chez le même éditeur, dans la collection la Sentinelle.
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[Photos: © Miroslav Tichy]

mercredi 12 novembre 2014

Gide, la daurade et les prix

Encore une bonne, une excellente, une faramineuse nouvelle:
"Le 18 octobre 2014 se sont réunis à 13 heures, au restaurant  La Méditerranée,  Place de l’Odéon à Paris, les membres du jury pour la création du  Prix de littérature André Gide."
Rappelons que ce restaurant propose en entrée des supions croustillants du littoral, sauce espagnole, chorizo et herbes fraîches (19€) et en plat une daurade royale laquée de miel, polenta crémeuse aux vieux parmesan (27 €). Je résume: fraîches les herbes mais vieux le parmesan. Mais concentrons-nous sur ce qui est vraiment frais dans ce prix pas encore vieux. En effet, le prix André-Gide récompensera un ouvrage pour des qualités qui jusqu'ici, suppose-t-on, n'entraient jamais en ligne de compte dans l'attribution d'un prix littéraire:
"Le Prix de littérature André Gide, créé et soutenu par la Fondation Catherine Gide, a pour vocation de récompenser une œuvre de langue française dont les caractéristiques seront : la nouveauté, l’originalité formelle, et un rapport exigeant à la langue."
Donc, avis aux écrivains qui n'écrivent pas des choses nouvelles, se fichent de l'originalité des formes et entretiennent un rapport peu regardant avec la langue: passez votre chemin. Pour les autres, n'hésitez pas à proposer votre livre, ça peut vous rapporter dix mille euros. Je rappelle que ces trois conditions sont nécessaires. Si vous faites preuve d'originalité formelle mais que la langue, ça vous gave, c'est raté. Si vous êtes hyper exigeant avec a langue mais que formellement vous êtes du genre ne-nous-foulons-pas-trop, même chose.

A quand un prix récompensant un ouvrage pour sa capacité à n'en mériter aucun, quels que soient les critères exigés ? Hein? Oh, on me souffle que ça existe déjà, et qu'il y en aurait même plus d'un…

Priser le ridicule

Pardon de vous déranger pour si peu mais je suis encore sous le choc de la nouvelle que je viens d'apprendre. En effet, je reçois à l'instant le courrier électronique suivant  – j'ai supprimé le nom de l'auteur et le titre du livre ainsi que la mention de l'éditeur, car bien sûr ils n'y sont pour rien et je les assure de ma bienveillance:

"Au moment de la parution au Livre de Poche de [xxxx], [Y] reçoit le 15 novembre 2014 pour ce roman le Premio città di Cuneo per il primo romanzo francese.
Après le Prix Littéraire des Grandes Écoles 2013, le Prix Simone Veil 2013, le Premier Prix du Conseil Général de l'Ain 2013, le 1er Prix du Salon du Premier Roman de Draveil 2013, le Grand Prix du 1er roman 2013 de la Ville de Mennecy, le Prix des Amis du livre d'Horte et Tardoire 2013, le Prix littéraire 2014 de l’ENS Cachan... [Y] est également lauréate du 27e Festival du premier roman de Chambéry et lauréate du Prix des clubs de lecture de Saint-Germain-en-Laye 2014."

J'ai juste une question: est-il encore possible aujourd'hui de ne pas décrocher un prix littéraire? Par ailleurs, je doute qu'il soit possible de faire figurer toutes ces glorieuses mentions sur un bandeau rouge: du coup, on ne verrait plus ni le nom de l'auteur ni le titre du livre. Je propose la création d'un bandeau rouge uniforme qui annoncerait juste: "Ce livre a été reprisé." Arf.

La lettre voilée : Karinthy et le mystère de la traduction


Frigyes Karinthy, mort en 1938, est un auteur hongrois, maître incontesté du deux pages et demie encre libre. Prenez son recueil Je dénonce l’humanité. Des textes courts, virtuoses, légers, d’une efficacité sournoise, souvent absurdes, parfois drôles, toujours mémorables. Une nouvelle en particulier devrait être aussi connue (et opératoire) que « La lettre volée » d’Edgar Poe. En fait, ce pourrait même être « la lettre volée » des traducteurs – avec, en bonus, Lacan en moins.  Il s’agit de la « Lettre mystérieuse ».
Un jeune Anglais – qui ne lit pas le français – repère une jolie femme à l’Opéra de Paris ; cette dernière s’en aperçoit, lui griffonne un message, qu’elle laisse tomber de sa loge. L’homme se précipite dessus (sur le mot, hein, pas sur la femme). Le message, hélas, est écrit dans un argot parigot impénétrable. Notre héros rentre chez lui, fait lire le mot au propriétaire de son hôtel… lequel lui demande de quitter les lieux sans tarder. Le narrateur se rend alors dans un autre hôtel dont il connaît le propriétaire, narre ses déboires, montre le mot et… de nouveau, sommation de partir. Il se rend alors chez son meilleur ami, que tout ça fait rire. Mais l’ami lit alors le mot et lui demande de ne plus le saluer. Le narrateur abattu va donc voir son père, qui lui promet de tirer l’affaire au clair, voire de poursuivre en justice ces hôteliers indélicats. Mais le père lit le mot – et répudie le fils.
A ce stade du récit, vous vous demandez quel message peut bien recéler ce mot, qui plus est en argot. Quatre personnes l’ont lu et ont toutes réagi violemment. Etait-il simplement obscène ? Mais dans ce cas, pourquoi le fils en pâtirait-il ? Etait-il d’ordre politique ? Intime ? Scientifique ? Allergique? Le fait qu’il soit en argot joue-t-il un rôle dans sa perception ? Contient-il une ou plusieurs ambiguïté(s) ? Pourquoi sa lecture entraîne-t-elle séance tenante la gêne ou l’horreur, avec pour conséquence une immédiate rupture des liens sociaux, familiaux ? Et surtout, la traduction joue-t-elle un rôle dans cette histoire, dans la mesure où cette anecdote, vécue par un Anglais d'origine irlandaise ne parlant ni le hongrois ni le français a été confiée à un Hongrois ne comprenant pas l'anglais qui l'a raconté en hongrois, après quoi le texte a été traduit en français ?
Quand vous connaîtrez la teneur de ce message, tout vous paraîtra clair. Limpide. Effrayant. Et maintenant, vous savez ce qu’il vous reste à faire.
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Frygyes Karinthy, Je dénonce l’humanité, traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy, éd. Viviane Hamy, coll. « bis », 9 €

mardi 11 novembre 2014

Au programme près : Annocque aux manettes


Dans Vie des hauts plateaux, le nouveau « roman » de Philippe Annocque (auteur de Liquide et Rien), le narrateur n’en finit pas de mourir et de prendre femme, d’être importuné et d’importuner, d’expulser et d’enfanter – bref, c’est un narrateur qui a d’autres chats à fouetter que la fiction, même si, de toute évidence, son existence quotidienne est mouvementée. Bienvenue, donc, dans un univers à géométrie non seulement variable mais fantasque, où tout est possible et improbable, où le statut ontologique de l’être s’est fait mordre par un drôle d’insecte, un fatal « bug ».
Oui, dans Vie des hauts plateaux, tout le monde bogue, le temps et l’espace aussi, même la pensée, et les gestes, mais c’est normal, c’est inévitable puisque le démiurge qui préside aux mouvements browniens des individus a une case en moins, ou en trop.
Le lecteur sent que quelque chose cloche. Il a l’impression d’être au sein d’une slapstick comedy, peuplé de charlots et de keatons, difficile de se raccrocher à quoi que ce soit, car la notion de permanence s’est fait la malle :
« Pour devenir quelqu’un d’autre, il faut d’abord que tu te rendes chez cette personne. Mais pour pouvoir sortir de chez toi, il faut que tu embrasses quelqu’un. (Enfin, il paraît qu’il y a d’autres moyens, mais celui-ci est le plus efficace et le plus fréquemment employé.) »
Du coup, on rit beaucoup en suivant ces vies : des hauts et des bas, des pirouettes, une gestion de l’absurde aussi rigoureuse qu’étourdie. C’est un peu comme dans les livres de Ben Marcus : on ignore quelles lois président aux mouvements et aux décisions, mais chacun se débrouille, il faut tester le réel, pas d’autres moyens, et tant pis si on frôle le drame neuf fois sur dix, ce n’est pas grave, les gens ne sont pas graves, la vie n’est pas grave, seule compte la persévérance, qui n’est pas si diabolique que ça.
Mais qui sont et d’où viennent ces personnes dont les vies semblent tantôt bloquées, tantôt interchangeables, qui progressent par disjonctions, trop humaines finalement dans leurs inconséquences et cependant profondément fantoches ? Le lecteur finira par trouver le secret de ces vies imaginaires – ou pas. Nous sommes en littérature, où les modes d’emploi, s’ils sont opérants, peuvent être ignorés. La lecture est une aventure, pas une enquête. Chargez donc la vie des hauts plateaux et vous verrez que simuler la vie est aussi amusant qu’inquiétant. 
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Philippe Annocque, Vie des hauts plateaux (fiction assistée), éd. Louise Bottu, 15 €

Aujourd'hui


Felix Vallotton, Les Barbelés (1916) – xylographie, 25,2 x 33,5 cm

lundi 10 novembre 2014

Simeone : un traducteur en métamorphose


Bernard Simeone, disparu en 2001, était traducteur et poète. Traducteur de l’italien, en particulier de Giorgo Caproni, Mario Luzi et Franco Fortini, mais aussi Sandro Penna, Umberto Saba. Il avait également fondé la collection de littérature italienne « Terra d’altri » chez Verdier.
Les éditions Verdier ont décidé de lui rendre hommage en cette rentrée avec un court recueil de textes dans lesquels Simeone exprime entre autres ses vues sur les liens entre écriture et traduction. La pensée de Simeone, exigeante, vibrante, audacieuse, cherche à redéfinir le lien qui unit écriture et traduction. S’interrogeant tout d’abord sur l’écriture, qu’il oppose à la communication, il s’efforce de redéfinir en elle la notion complexe de transmission, qui supposerait deux éléments : fidélité et devoir. Pour Simeone,
« Si fidélité il y a dans l’écriture, c’est envers une polysémie essentielle, pour ne pas dire une ambigüité. »
On devine déjà comment cette intuition va lui permettre d'aborder les arcanes de la traduction. Car si écrire c’est s’aventurer dans le presque indécidable, alors traduire vient redoubler ce geste éminemment risqué :
« […] traduire c’est affronter, tout autant que le texte original et de façon plus taraudante, les spires, abîmes et silences de sa propre langue, en une expérience dont l’intensité et la légitimité n’entretiennent pas une relation hiérarchique avec celles de l’écriture première. »
Toute la pensée de Simeone est là, dans cette conviction que la traduction permet une relance des dés, une réactivation des tremblements. Il le dit très clairement quelques pages plus loin, d’ailleurs :
« Ce qui est transmis, ce n’est pas un état préalable et défini du texte originel, mais sa vertu exploratrice […]. »
Quiconque s’intéresse à la traduction (et à son double, l’écriture) ne pourra qu’être conquis et passionné par cet ensemble de neuf textes, où Simeone réfléchit en écrivain et en poète  à son travail, et entre autre à la notion floue d’original qu’il conçoit comme une forme instable – c’est là sans doute une de ses intuitions les plus profondes, les plus troublantes :
« […] l’original […] devient une présence magmatique, en quête de solutions formelles inédites […]. »
Après la récente parution du texte de Luba Jurgenson dont on a déjà parlé ici, voici une nouvelle pierre apportée par les éditions Verdier à l’exploration du continent traduction. A signaler en outre la publication du deuxième volume de l’Histoire des traductions en langue française coordonnée par Yves Chevrel et Jean-Yves Masson, lequel traite cette fois-ci des traductions réalisées entre 1610 et 1815. On vous en parlera très certainement…

vendredi 7 novembre 2014

Déplacer les limbes: la survie selon Olivia Rosenthal


Mécanismes de survie en milieu hostile, le dernier livre d’Olivia Rosenthal, est à la fois magnifique et stupéfiant. Magnifique parce que mystérieux, se déployant lentement dans l’indéterminé, l’indécidable, avide de lumière, d’éclaircies, de lueurs. Stupéfiant, parce qu’il exige du lecteur une troublante subjugation, un apprentissage du texte, source d’exorcisme.
Le titre pourrait laisser présager une méthode, voire une approche systémique, d’éventuels conseils. Il n’en est rien, même si, comme on le verra, il y est question de stratégie, d’occultation, de défense et d’acceptation. Mais tentons d’abord d’expliquer de quoi il retourne.
Olivia Rosenthal a conçu cinq textes qui sont comme autant d’étapes pour décrire le sentiment de peur lié à la fuite, à l’abandon, la perte. Des situations sont dévoilées, un espace est visité, des sensations dépliées. Peu de repères, pas de nom, quelques indices. Une enfant attend le retour de ses parents qui ont dû partir suite à l’annonce d’un drame. Une femme a choisi de laisser sa compagne dans un fossé afin d'échapper à une menace. Une partie de cache-cache génère troubles et angoisses… Chaque texte comporte en outre en son sein, à la façon d’une ritournelle, le récit d’une expérience limite, NDA ou coma. Des témoignages cliniques, mais pas seulement, dans lesquels persiste une ambigüité de plus en plus perturbante. Enfin, chacun de ces cinq textes se voit adjoint une coda, où des "intentions" sont signalées. Cinq mouvements, donc, assortis de thèmes récurrents, pour une symphonie des ombres.
Les textes semblent pris entre une presque abstraction (une désorientation à la Beckett) et une réalité néanmoins tangible (les pièces d’une maison, la géographie des jeux d’enfant, un paysage d’errance). Où sommes-nous ? Quel est ce livre qui contient des espaces qu’on devine mentaux mais où les souvenirs semblent encore prisonniers du réel ? Ce qui est décrit relève-t-il de l’expérience refoulée ou est-il déjà l’amorce d’une fable, la métaphore d’un lien vicié avec le monde ? En fait, ce livre aurait pu s’intituler tout simplement : Limbes. Car on est ici dans une interzone fragile, un univers-hiatus, où la narratrice s’interroge sans cesse sur son entourage, sur les êtres qui se sont absentés (et vont ou non revenir), sur ce qui menace et sauve. Mais c’est au lecteur qu’il revient de lier ces récits avec les témoignages-traumas, composés en italique, où se débattent d’étranges morts-vivants.
L’inquiétante familiarité du livre tient en partie à la cohabitation tremblée de ces textes-exorcismes. Peut-on survivre sans se piéger soi-même ? Survivre, ce peut être nier la mort, refuser la grande lumière blanche au bout du tunnel, mais ce peut-être aussi fuir l’autre, refuser de s’engager, concevoir des stratégies d’évitement contre les plaies et bosses qui vont avec le métier de vivre. Mais même les limbes dans lesquels on se réfugie exigent une extrême vigilance. Comment rester caché ? comment finir par se laisser trouver ? (La narratrice elle-même avance masquée, puisqu’il faut attendre à chaque fois un certain temps avant que la grammaire trahisse le sexe de celle qui parle, à la faveur d’un adjectif ou d’un participe passé.) Comment survivre, surtout, à soi-même ? Le passé est-il une maison qu’il suffit de déserter ? Passons-nous sans cesse d’une scène de crime à une autre?
Les oscillations créées par ces textes déplaceront le lecteur, lentement mais sûrement, vers un lieu terrible, une pièce condamnée, celle du trauma et de son déni, et les deux derniers chapitres permettent alors de mieux comprendre les tours et détours par lesquels est passé le livre. Si l’autobiographique a jamais eu un sens en littérature, c’est dans ces pages intenses l’auteur se met en danger, non en s’exposant dans l'impudeur ou la posture, mais en faisant de la conscience un personnage à part entière, un enfant perdu dans la nuit de la mémoire. Au final, le lecteur aura vécu mentalement et physiquement l’aventure du texte, son extrême palpitation – et sa générosité absolue. L’écriture d’Olivia Rosenthal est un secret en soi, et un trésor pour nous.
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Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile, éd. Verticales – 16,90 €

jeudi 6 novembre 2014

Une leçon de traduction inattendue


On trouve dans le recueil Histoire de mon pigeonnier, d’Isaac Babel, une nouvelle intitulée « Guy de Maupassant ». Il y est question d’un avocat qui possède une maison d’édition et décide de proposer une nouvelle édition des œuvres de Maupassant. Et c’est son épouse, la voluptueuse Raïssa, qui est chargé de tout traduire. Hélas, Raïssa n’est visiblement pas à la hauteur de la tâche, et c’est au jeune narrateur qu’il échoit de sauver les meubles. Pourtant, « Maupassant est l’unique passion de ma vie », déclare Raïssa. Mais quand elle lit au jeune homme sa traduction, le narrateur est obligé de constater qu’
« il ne restait pas dans cette traduction la moindre trace de la phrase de Maupassant, libre, fluide, rythmée par de longues respirations de la passion. »
Il va donc emporter l’ouvrage chez lui et le reprendre, passer sa « nuit à tailler dans le vif ». Et là, en quelques lignes, Isaac Babel nous donne une grande leçon de traduction, toute simple. Il recourt à une image qu’on adopte tout de suite. Voici le passage :
« Ce n’est pas un travail aussi ingrat qu’il y paraît. Une phrase naît à la fois bonne et mauvaise. Le secret tient à la façon de la tourner, à peine perceptible. La manivelle doit se réchauffer un instant dans la main. Il faut la tourner une fois, et pas deux. »
Traducteurs et traductrices de tous les pays, vous voilà désormais armés d’un voluptueux précepte qui devrait vous aider à combattre l’apparente ingratitude de votre travail. N’est-il pas doux et miraculeux de savoir qu’il faut « réchauffer la manivelle » ? Il n’y a qu’Isaac Babel pour matérialiser, et quasi érotiser, à ce point des mécanismes mentaux. Et quand le narrateur rapporte sa traduction revisitée à Raïssa, elle n’en croit pas ses oreilles, et la dentelle « s’écartait et palpitait entre ses seins comprimés ». « Comment avez-vous fait cela ? » demande-t-elle. La réponse ne tarde pas :
« Je me suis mis alors à parler du style, de l’armée des mots, une armée dans laquelle entrent en jeu toutes sortes d’armes. Aucun fer ne peut pénétrer dans un cœur d’homme de façon aussi glaçante qu’un point placé au bon endroit. »
Je vous laisse découvrir la suite, et quel effet ces propos font sur Raïssa… Mais sachez que, convenablement chauffée, la manivelle peut faire des merveilles.
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Isaac Babel, Histoire de mon pigeonnier, traduit par Sophie Benech, Le Bruit du Temps, 7 euros

mercredi 5 novembre 2014

Les marches du passé simple

Aujourd'hui, nous allons apprendre à conjuguer au passé simple le verbe "grimper", verbe du premier groupe qui a plusieurs significations, mais ne parlons pas ici du règne animal. Nous entendrons "grimper" au sens de "monter", "gravir". Pour ce faire, nous nous appuierons sur un exemple probant tiré du texte suivant: "Lettre ouverte à David Foenkinos", que vient de rédiger et mettre en ligne le directeur adjoint du journal Le Point et ami de David Foenkinos, Jérôme Béglé. La voici:
"À chaque livre tu grimpas les marches du grand escalier de la littérature et de la reconnaissance."
Rappelons que le passé simple est un temps du passé, et qu'il a pour fonction de souligner une action ponctuelle, sauf si bien sûr il y a plusieurs marches menant en haut de la littérature, auquel cas il faudra s'en resservir plusieurs fois pour arriver à ses fins. C'est désormais également le temps du ridicule.

Déconstruire Zemmour


En entendant Eric Zemmour à l’émission de Ruquier, outre le douloureux sentiment d’assister à la montée en puissance d'un énième racialiste, on reste confondu par la bêtise du propos, qui n’existe que pour faire avancer des thèses qu’on croyait encore il y a peu l’apanage du Front national. Mais le plus étonnant dans sa prestation, c’est le besoin qu'il éprouve de s’en prendre aux «déconstructeurs».
Qui sont ces hordes barbares dont Zemmour nous vante l’incroyable pouvoir, des hordes qui ont « déconstruit toutes les structures sociales » afin de libérer un individu qui désormais « fait n’importe quoi », et n’est plus « qu’une particule dans un monde marchand ». Eh bien, ces ostrogoths ont pour noms… Deleuze et Guattari ! Peu importe que, philosophiquement, la déconstruction soit le fait de Derrida. C'est un "détail".
Zemmour a dû feuilleter l’ouvrage de Cusset sur la « french theory », survoler les âneries de Sokal & Bricmont, lire un résumé du pamphlet d’Aubral et Delcourt (et sûrement se taper le quatrième de couverture de La barbarie à visage humain…) et se dire que ce n'était pas la peine de se plonger dans les œuvres de Deleuze. Du coup, pour Zemmour, les années 60 se signalent par l’émergence d’un triptyque maudit : déconstruction / dérision / destruction. Pourquoi pas décongélation tant qu’on y est… Ah, c’est embêtant, parce que dans les années 60, Deleuze écrivait sur Nietzsche, Bergson, Spinoza, etc. – L’Anti-Œdipe n’est paru qu’en 1972, et c’est davantage une critique du familialisme tel que le conçoit la psychanalyse qu’un appel à renverser l’ordre établi pour devenir un pur consommateur, ce me semble  … Mais dire « les années 60 » reste plus efficace que dire « les années 70 », apparemment. On a ainsi l’impression que c’est Deleuze qui lançait des pavés… Eric Zemmour s’en fiche, il tient un os et ne veut pas le lâcher. Pense-t-il vraiment que Deleuze a détruit les structures élémentaires de la parenté, brouillé les frontières entre le cru et le cuit, et permis l’avènement de la globalisation marchande? Pense-t-il vraiment? 
La haine de l’étranger et des identités sexuelles floues semble devoir, depuis quelque temps, se doubler d’une critique virulente des philosophes des années 70, comme si, pour étoffer son incurie et son inanité, cette critique avait besoin de s’inventer un ennemi, qui plus est pensant. De là cette « apparence critique » qui se résume en fait à une haine de la pensée. Car il est clair que Zemmour n’a jamais lu une ligne de Deleuze, à qui il attribue tous les maux actuels. Néanmoins, il faut  peut-être voir dans ce réflexe primaire un désir de s’inscrire dans un débat d’idées, de donner l’impression qu’on a réfléchi, que ce qu’on avance se fonde sur des opinions qui elles-mêmes se seraient forgées au contact d’idées qui, si ça se trouve, auraient peut-être frôlé le monde des concepts. Bref, singer la réflexion pour mieux plébisciter une opinion.
Mais, a-t-on envie de dire, étant donnée la teneur de la « thèse » avancée – en gros: osons la discrimination et décomplexons le racialisme –, pourquoi se lancer dans une absurde et improbable croisade contre d’énigmatiques «déconstructeurs » ? Le mieux, je crois, est de relire ces propos de Deleuze sur les techniques du « marketing philosophique » :
« […] il faut qu'on parle d'un livre et qu'on en fasse parler, plus que le livre lui-même ne parle ou n'a à dire. A la limite, il faut que la multitude des articles de journaux, d'interviews, de colloques, d'émissions radio ou télé remplacent le livre, qui pourrait très bien ne pas exister du tout. C'est pour cela que le travail auquel se donnent les nouveaux philosophes est moins au niveau des livres qu'ils font que des articles à obtenir, des journaux et émissions à occuper, des interviews à placer, d'un dossier à faire, d'un numéro de Playboy. »

Babel cantos (2)

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Je vous ai parlé hier de Histoire de mon pigeonnier, d’Isaac Babel, et j’en vois encore quelques-uns dans l’invisible agora des lecteurs qui ne l’ont pas acheté dans la foulée. Tss-tss. Fermez les yeux. Imaginez. Vous êtes page 109, puis une brise se lève, la page tourne d’elle-même, vous voilà page 110, quelque chose se produit, les contours de la page s'estompent lentement, des bruits vous assaillent, vos narines frétillent, ça y est, la magie Babel se produit, vous êtes à Tiflis au début du vingtième siècle, les douleurs de l’amour vous tenaillent, puis vous rencontrez Vera, et au petit matin, après une nuit où un certain secret vous a été dévoilé, vous décidez de ne pas aller travailler, vous vous rendez sur la place du marché, dans le bazar ancien, et là, grâce au talent de la traductrice Sophie Benech, le monde de Babel recommence, dans toute sa beauté douloureuse, son immense extase crépitante :
« Un Turc placide nous a servi du thé avec un samovar enveloppé dans un torchon, un thé rouge comme de la brique, qui fumait comme du sang fraîchement versé. L’incendie enfumé du soleil flamboyait dans les parois de nos verres. Le braiment prolongé des ânes se mêlait aux coups de marteau des chaudronniers. Sous des chapiteaux, des brocs en cuivre s’alignaient sur des tapis décolorés. Des chiens fourraient leurs museaux dans des boyaux de bœufs. Une caravane de poussière volait vers Tiflis, la ville des roses et de la graisse de mouton. La poussière ternissait les deux écarlates du soleil. Le Turc nous resservait du thé et calculait le prix des craquelins sur son boulier. Le monde était magnifique pour nous être agréable. Lorsque j’ai été couvert de perles de sueur, j’ai retourné mon verre. »
(Ah, je vous vois déjà foncer vers votre libraire et le secouer comme un dattier pour qu'il vous déniche illico ce volume de Babel – oui! Isaac Babel ! pas le Goncourt!!)
Tous les sens sont convoqués dans cette synesthésie épiphanique. Et si vous lisez les pages qui précèdent cette bouleversante page 110, votre expérience de lecture sera encore plus riche, plus forte. Car ce qui est décrit ici, ce n’est pas seulement une réalité imparfaite et fugace, qui pourrait donner l’impression qu’un bon écrivain est un écrivain qui sait voir les choses. Il ne s’agit pas seulement d’observer, il faut que les choses observées, ou imaginées, s’oublient dans leur réalité, s’arrachent au temps et à l'espace sans  rien perdre de leur singularité, puis se réorganisent dans la page, pour la page, et pour cela bien sûr il faut qu'il y ait orchestration, il faut qu’une trame, telle un toile d’araignée, ait été tissée afin de permettre la résurgence de tous les possibles du réel. Ce que fait Babel avec un instinct sûr, un sens pictural éblouissant. L’écrivain peut alors retourner son verre et contempler le lecteur enivré de mots.
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Isaac Babel, Histoire de mon pigeonnier, traduit par Sophie Benech, Le Bruit du Temps, 7 euros

mardi 4 novembre 2014

L'allumeur de (ré)Werber

Alerte à la population. L'ami des fourmis a parlé. Oui, Bernard Werber lui-même en personne nous a récemment offert ses lumières sur le monde impitoyable de la littérature imprimée sur du papier. Et de nous assener dans le journal Métro cette revigorante vérité :
"Il y a deux sortes d’écrivains: ceux qui écrivent pour entrer à l’Académie française, et ceux qui écrivent pour leurs lecteurs."
Tu sais, Bernard, on n'est pas obligés d'écrire "pour". On peut aussi écrire "contre". Mais continue, au moins toi tu nous faire rire régulièrement.

Babel cantos (1)

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 Les éditions Le Bruit du temps, qui à chaque titre deviennent de plus en plus indispensables, créent leur propre format de poche, fidèle dans sa conception/confection au grand format.

Si vous avez hésité au moment de la parution des Œuvres complètes d’Isaac Babel en 2011, alors c’est peut-être le moment de pénétrer dans Babel-land par ce petit volume intitulé Histoire de mon pigeonnier.


  
Isaac Babel, au regard mobile et scrutatif, et dont Canetti disait, ainsi que nous le rappelle Claude Mouchard dans sa belle préface :
« Il donnait […] l’impression, tel qu’il était à ce moment, de devoir être là pour toujours, comme s’il se fût placé devant un abîme connu de lui seul et dont il interdisait l’accès aux autres. »
Isaac Babel, fusillé en 40 sur ordre de Staline.

Isaac Babel, admirateur de Maupassant et de Flaubert. 

Isaac Babel, qui sait dire « je » pour mieux se retrancher.

Isaac Babel, dont l’écriture fluide nous tend soudain des nœuds qui nous étranglent d’émotion.

Ce recueil, consacré à l’enfance, répond à un projet conçu par Babel lui-même, qui souhaita rassembler des textes divers que reliaient néanmoins des souvenirs et impressions anciennes. Traduit par Sophie Benech – c’est à elle qu'on doit la traduction des Œuvres complètes en 2011 au Bruit du temps –, Histoire de mon pigeonnier débute par une nouvelle éponyme dont la seule lecture fera de vous des babelophiles convaincus, acharnés et définitifs. D’emblée, le narrateur exprime un désir :
« Dans mon enfance, j’avais très envie de posséder un pigeonnier. Je n’ai jamais rien désiré aussi fort de toute ma vie. »
Comme souvent chez Babel, la première phrase est une flèche, qui donne la vibration, indique la célérité, même si bien sûr la cible se déplace au gré des pages — un des narrateurs de Babel dit d’ailleurs à un moment : « Une cible s’est allumée dans mon dos. » Dans Premier amour, voici la flèche : « A l’âge de dix ans, j’ai aimé une femme qui s’appelait Galina Apollonovna. » La nouvelle Un sous-sol débute ainsi : « J’étais un petit garçon menteur. » Une autre, intitulé Mes premiers honoraires, nous happe ainsi : « Vivre à Tiflis au printemps, avoir vingt ans et ne pas être aimé, c’est un malheur. »

Mais revenons à nos pigeons. Le narrateur rêve donc d’en avoir, et son père les lui promet sous réserve de décrocher des notes brillantes à l’école. Nous sommes en 1904, et le quota de Juifs dans le lycée de cette région d’Odessa est de 5%. Autant dire que l’enfant va devoir mettre les bouchées doubles. Scène extraordinaire: interrogé sur Pierre le Grand, l’enfant se met à quasiment hurler des vers de Pouchkine. Scène épouvantable: ayant enfin acquis ses pigeons, l’enfant tombe sur l’immonde Marenko, et voilà qu’éclate le pogrom. J’aimerais pouvoir citer l’intégralité de la page 54, mais allez en librairie, prenez ce livre, cherchez cette page 54 et lisez à voix basse :
« Ce monde était petit et affreux. J’avais un caillou devant les yeux, un caillou ébréché comme le visage d’une vieille femme avec une grande mâchoire […]. »
Dans sa préface, Claude Mouchard parle du « miracle Babel » et de la « fluidité sensuelle » sensible dans son écriture. Une fois de plus, grâce à Sophie Benech (et à Antoine Jaccottet, éditeur du Bruit du temps), le miracle Babel a lieu. Et tout le reste paraît dérisoire.

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Isaac Babel, Histoire de mon pigeonnier, traduction du russe, avant-propos et notices par Sophie Benech ; préface de Claude Mouchard, éd. Le Bruit du Temps, 164 pages, 7 €