jeudi 26 juin 2014

Ton book est-il ta bitch?

Cette année, le sujet de bac philo n'y allait pas par deux mille quarante-huit chemins: 
 "L'artiste est-il maître de son œuvre?"
Comme toutes les questions, c'est une question bête, mais comme toutes les questions bêtes, elle est redoutable. Oui, parce que l'essence de la question est d'être bête. Autrement dit: naïve, hypocrite, biaisée, etc. Tout ce qu'une bête n'est pas, d'ailleurs: naïve, hypocrite, biaisée. Mais revenons à ce maudit mouton caché sous la question. Il serait intéressant de la poser aux écrivains actuels. A tous les coups, il y en aurait une tripotée pour répondre que oui, l'artiste est maître de son œuvre, mais qu'au bout d'un moment, ça ma brave dame, les personnages, voyez-vous, prennent un peu le pouvoir, ils vivent leur propre vie – et vous refilent des tuyaux.
Bien sûr, ce qui est intéressant dans l'énoncé, c'est le mot "maître". On pourrait dire qu'il renvoie, d'une certaine façon, à une idéologie de la domination (oh-oh), et qu'il aurait été amusant – terrible? – de retourner la formule et de poser la (ouch!) question suivante: "L'œuvre est-elle l'esclave de l'artiste?"
Mais nous pinaillons. La question de la maîtrise est bien évidemment essentielle. Parce qu'elle n'est pas donnée. Elle est même au centre de l'aventure de créer. Que maîtriser quand l'œuvre n'existe pas encore? Ce qu'il convient de maîtriser, logiquement, ce serait ses conditions de production, d'émergence. Puis, dès qu'elle prend forme, il s'agit de maîtriser précisément non sa forme, mais les formes que va nécessiter sa forme. Et donc, à ce stade, de s'inquiéter un peu, puisqu'une autre question pourrait se poser, perverse seulement en apparence: "L'œuvre est-elle le maître de l'artiste?"
Car il est clair que la mise en branle d'un faisceau de formes crée comme un vortex, et qu'un dialogue (une lutte?) s'instaure entre celui qui brasse les formes et les formes elles-mêmes. S'agissant d'écriture, il est évident que le matériau – à la différence du marbre ou du pigment (mais je n'en suis pas sûr) – est déjà en soi une entité habitée par tout un peuple de puissances. Je peux utiliser le mot "maître" et le mot "œuvre", mais je n'ai pas le droit d'ignorer leurs biographies. L'accent circonflexe de maître, le e dans le o d'œuvre: ils sont déjà codés non seulement dans mon apprentissage de la langue mais dans ma perception visuelle et mentale de ces mots et de leur efficience. (La question originelle n'est pas, je le rappelle: "Ton book est-il ta bitch?")
Il y aurait long à dire sur la "maîtrise", sœur jumelle de la "traîtrise". Mais surtout, on a l'impression que la question – "l'artiste est-il maître de son œuvre ?" – devrait surtout être traitée en termes de contrat. Une fois admis l'essence de la propriété intellectuelle, qu'en est-il? Eh bien, disons-le tout net, c'est le merdier. Certains éditeurs se comportent un peu comme des banques (ou des casinos?), certains écrivains jouent dirait-on aux traders, quant aux distributeurs ils s'étonnent qu'on leur reproche leurs dîmes monumentales – pendant ce temps, les libraires lisent et les critiques survolent.
Mais qu'on se rassure. La question était philosophique, pas littéraire. Encore moins économique.


1 commentaire:

  1. En vérité, il arrive à des lecteurs de lire. Mais les libraires, Mr Claro, il font ce qui leur permet d'exister: ils vendent du livre. Bien sûr, il arrive à des libraires d'être lecteurs attentifs aussi (l'un n'empêche pas toujours l'autre)

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