lundi 31 mars 2014

En un pays incertain: l'énigme de Ruben

On se souvient de la fameuse phrase prononcée par Stephen Dedalus dans Ulysse : « L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller. » Eh bien, pour Samuel, le narrateur du roman d’Emmanuel Ruben, La ligne des glaces, ça serait plutôt : « La géographie est un cauchemar dont j’hésite à me réveiller… »
   Voici un roman dans lequel on s’embarque en ressentant très vite qu’on a éprouvé il y a quelques années en ouvrant Le dernier monde, de Céline Minard : le sentiment d’entrer dans un autre monde, un monde non parallèle mais décalqué, ou plutôt décalé, l’impression aussi, renforcée à chaque page, que l’auteur, même s’il brasse une matière floue, sait où il va et s’en donné les moyens. On pense aussi, chemin faisant, à Tout est illuminé de Safran Foer, tant l’Histoire convulsée y côtoie le désarroi contemporain sans s’affranchir d’une certaine magie. Mais revenons à la géographie, qui est ici comme l’angle mort de l’Histoire.
   Le narrateur arrive dans une ville de la Baltique, en Grande-Baronnie plus précisément, un pays très fluctuant dont il va devoir établir les frontières pour le compte de l’ambassade française où il a été dépêché. Mais la ville, et le pays tout entier d’ailleurs, sont un piège, et Ruben nous en fait tant de descriptions, sous tant d’angles possibles, qu’on ne sait bientôt plus où on est, comme si ce lopin d’Europe désaxé conjuguait en lui tous les passés et devenirs des autres satellites qui composent la galaxie européenne. C’est Venise et ce n’est pas Venise (trop de neige !), c’est un peu Amsterdam (il y a des canaux), les Russes y ont laissé leur empreinte, les Nazis des traumatismes, et la globalisation s’y invite tandis que végètent, en d’imprécis confins, quelques tribus perdues et improbables.
   L’enquête que mène le jeune narrateur, dans cette pseudo-Riga où l’hiver sévit impitoyablement, va le conduire à des explorations de tous ordres : touristiques, géographiques, mentales, historiques, linguistiques, folkloriques, amoureuses aussi. Ruben excelle dans la description, accumule couleurs et sensations, et peut vous décrire cent fois la neige sans lasser un seul moment : on sent bien que tout ce blanc qui étire sa peau de lait sur l'énigmatique topos baltique n’est autre que la page sur laquelle l’écrivain s’avance, page qu’il gratte, froisse, plie, déploie, mais ne lâche pas.
    Non-lieu absolu, atopique atoll, bastion infra-utopique, ultime Thulé, pierre de touche du continent européen, bout du monde, nœud gordien des affres diplomatiques, creuset des horreurs passées, stèle déchue… la ville et le pays où Samuel éprouve sans relâche sa propre perdition fonctionnent comme un liquide gelé et révélateur où s’enfoncent tous les fantasmes européens. L’image qu’on en extraie semble tantôt obscure, tantôt surexposée, comme une neige susceptible de plus vif éclat ou de l’ombre la plus noire selon le degré d’éclairage dont elle bénéficie.
   Le narrateur va et vient, charrié par la phrase de Ruben qui ne lui laisse guère de repos, l’obligeant à fouler descriptions et méditations, mais toujours dans l’action, même s’il est un parangon d’errance. Il y a des personnages bien vivants dans ce livre, que ce soit Lothar, le Suisse malgré lui, ou les fuyantes Dvina et Néva, le chiffreur Fignol et quelques autres. Il y a surtout des spectres. Certains brandissent encore le bras dans l’air froid, d’autres s’amenuisent au fond du ghetto. Où commence l’Europe ?
« […] la seule vraie frontière n’était pas sur les cartes, n’était ni naturelle ni arbitraire, n’était pas une ligne rouge imaginaire mais une ligne rouge bien réelle, une frontière profonde, historique, mémorielle, corporelle, qui n’avait pas tranché l’Europe car il n’y avait jamais eu d’Europe mais qui avait tranché des bras et des jambes, des cous, des cœurs, des langues, des cerveaux. »
Ruben, dont ce n’est que le troisième texte publié, réussit l’exploit de parler avec précision des états flous et de secouer nos fades conceptions de l’Europe avec un souffle qui tantôt mime le halètement de l’homme pris dans le blizzard, tantôt procède par strates, nappes, sans que jamais la tension ne se relâche. Si ce roman, qui se veut une saison en enfer où le gel a remplacé le feu, ne déclenche pas un tsunami d’engouements, je veux bien m’exiler en Grande-Baronnie…

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Emmanuel Ruben, La Ligne des glaces, éd. Rivages

6 commentaires:

  1. C'est franchement trop tôt pour envisager l'exil, la droite n'a pas encore totalement repris le pouvoir, et puis surtout on a encore besoin de vous !

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  2. La décoquilleuse de service :
    très vite Ce qu’on a éprouvé
    sait où il va et s’en donnE

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    1. Et encore une fois la décoquilleuse en laisse passer, par exemple "comme une neige susceptible dU plus vif éclat ou de l’ombre la plus noire selon le degré d’éclairage dont elle bénéficie."... alors, par pitié, cessez de traquer la coquille comme d'autres le dahu, encore une fois il ne me semble pas que ce soit l'objet des posts de ce blog ! Si vous voulez vraiment chasser, essayez donc le Snark !

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    2. Je ne traque rien, merci, sinon je passerais complètement à côté du propos, je me contente de signaler, juste en passant, 2 ou 3 broutilles. D'habitude ça n'apparaît pas dans les commentaires, le proprio a dû valider trop vite. D'ailleurs, si cet échange pouvait s'autodétruire, ça serait peut-être mieux...

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  3. Ça me rappelle un autre livre, sur une autre ville fantôme d'Europe, The City and The City, de China Miéville. J'avais été déçue, j'espère que la Grande-Baronnerie tiendra ses promesses, elle.

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  4. "Tous ces morts autour de nous, où les enterrer sinon dans le langage?" (Adonis)
    Oui, que dire (faire, plutôt) d'autre?

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