lundi 31 mars 2014

En un pays incertain: l'énigme de Ruben

On se souvient de la fameuse phrase prononcée par Stephen Dedalus dans Ulysse : « L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller. » Eh bien, pour Samuel, le narrateur du roman d’Emmanuel Ruben, La ligne des glaces, ça serait plutôt : « La géographie est un cauchemar dont j’hésite à me réveiller… »
   Voici un roman dans lequel on s’embarque en ressentant très vite qu’on a éprouvé il y a quelques années en ouvrant Le dernier monde, de Céline Minard : le sentiment d’entrer dans un autre monde, un monde non parallèle mais décalqué, ou plutôt décalé, l’impression aussi, renforcée à chaque page, que l’auteur, même s’il brasse une matière floue, sait où il va et s’en donné les moyens. On pense aussi, chemin faisant, à Tout est illuminé de Safran Foer, tant l’Histoire convulsée y côtoie le désarroi contemporain sans s’affranchir d’une certaine magie. Mais revenons à la géographie, qui est ici comme l’angle mort de l’Histoire.
   Le narrateur arrive dans une ville de la Baltique, en Grande-Baronnie plus précisément, un pays très fluctuant dont il va devoir établir les frontières pour le compte de l’ambassade française où il a été dépêché. Mais la ville, et le pays tout entier d’ailleurs, sont un piège, et Ruben nous en fait tant de descriptions, sous tant d’angles possibles, qu’on ne sait bientôt plus où on est, comme si ce lopin d’Europe désaxé conjuguait en lui tous les passés et devenirs des autres satellites qui composent la galaxie européenne. C’est Venise et ce n’est pas Venise (trop de neige !), c’est un peu Amsterdam (il y a des canaux), les Russes y ont laissé leur empreinte, les Nazis des traumatismes, et la globalisation s’y invite tandis que végètent, en d’imprécis confins, quelques tribus perdues et improbables.
   L’enquête que mène le jeune narrateur, dans cette pseudo-Riga où l’hiver sévit impitoyablement, va le conduire à des explorations de tous ordres : touristiques, géographiques, mentales, historiques, linguistiques, folkloriques, amoureuses aussi. Ruben excelle dans la description, accumule couleurs et sensations, et peut vous décrire cent fois la neige sans lasser un seul moment : on sent bien que tout ce blanc qui étire sa peau de lait sur l'énigmatique topos baltique n’est autre que la page sur laquelle l’écrivain s’avance, page qu’il gratte, froisse, plie, déploie, mais ne lâche pas.
    Non-lieu absolu, atopique atoll, bastion infra-utopique, ultime Thulé, pierre de touche du continent européen, bout du monde, nœud gordien des affres diplomatiques, creuset des horreurs passées, stèle déchue… la ville et le pays où Samuel éprouve sans relâche sa propre perdition fonctionnent comme un liquide gelé et révélateur où s’enfoncent tous les fantasmes européens. L’image qu’on en extraie semble tantôt obscure, tantôt surexposée, comme une neige susceptible de plus vif éclat ou de l’ombre la plus noire selon le degré d’éclairage dont elle bénéficie.
   Le narrateur va et vient, charrié par la phrase de Ruben qui ne lui laisse guère de repos, l’obligeant à fouler descriptions et méditations, mais toujours dans l’action, même s’il est un parangon d’errance. Il y a des personnages bien vivants dans ce livre, que ce soit Lothar, le Suisse malgré lui, ou les fuyantes Dvina et Néva, le chiffreur Fignol et quelques autres. Il y a surtout des spectres. Certains brandissent encore le bras dans l’air froid, d’autres s’amenuisent au fond du ghetto. Où commence l’Europe ?
« […] la seule vraie frontière n’était pas sur les cartes, n’était ni naturelle ni arbitraire, n’était pas une ligne rouge imaginaire mais une ligne rouge bien réelle, une frontière profonde, historique, mémorielle, corporelle, qui n’avait pas tranché l’Europe car il n’y avait jamais eu d’Europe mais qui avait tranché des bras et des jambes, des cous, des cœurs, des langues, des cerveaux. »
Ruben, dont ce n’est que le troisième texte publié, réussit l’exploit de parler avec précision des états flous et de secouer nos fades conceptions de l’Europe avec un souffle qui tantôt mime le halètement de l’homme pris dans le blizzard, tantôt procède par strates, nappes, sans que jamais la tension ne se relâche. Si ce roman, qui se veut une saison en enfer où le gel a remplacé le feu, ne déclenche pas un tsunami d’engouements, je veux bien m’exiler en Grande-Baronnie…

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Emmanuel Ruben, La Ligne des glaces, éd. Rivages

vendredi 28 mars 2014

Eine kleine nacht moujik: Brodsky transfiguré

S'il y en a encore pour douter du grand écart qui peut exister entre différentes traductions du même texte, qu'ils aillent donc fureter dans les Vingt sonnets à Marie Stuart, de Joseph Brodsky, que les éditions Les doigts dans la prose viennent de publier en quatre langues: en russe, tels qu'ils furent publiés en 1977; en traduction anglaise (effectuée par Peter France et revue par l'auteur); enfin en français, d'abord par Claude Ernoult (traduction parue chez Gallimard en 1987) puis, last but not least, par André Markowicz (traduction parue également en 87 dans le numéro 15 de Lettre internationale). Ne connaissant pas le russe, je ne me prononcerai pas sur le degré de "fidélité" de ces trois traductions; mais s'il nous faut appréhender les vers de Brodsky dans leurs diverses transmigrations, convenons que le texte témoigne d'une puissante malléabilité. Prenez par exemple le sonnet VI — en voici trois versions:

Peter France: Paris is still the same. The Place des Vosges / is still, as once it was (don't worry), square. / The Seine has not run backward to its source. / The Boulevard Raspail is still as fair.

Claude Ernoult: Paris, je te le dis, n'a pas changé. La place / des Visges reste encor parfaitement carrée./ La Seine vers l'amont ne s'est pas écoulée. / Le boulevard Raspail garde sa même grâce.

André Marcowicz: Paris ne change pas. La Cour Carrée, / sans blague, n'est pas plus triangulaire. / Les Cygnes sont rentrés chez Baudelaire, / le fleuve-Seine coule sans marées.

    Paris ne change pas, certes, mais sa perception poétique dans les vers de Brodsky, si. J'ignore comment a fait Markowicz pour sentir passer l'ombre de Baudelaire, mais le connaissant, je me doute qu'il a ses raisons. Il est possible que Brodsky ait fait une allusion à un poète ou à un vers (russe?), et que Markowicz ait cherché un équivalent à cet écho – procédé sur lequel il s'explique dans sa postface. Le fait est que, ce qui frappe, à la lecture de ces poèmes si souvent divergents, c'est moins les écarts de sens que le ton adopté, la rythmique. Là où Ernoult respecte la foulée alexandrine, Peter France préfère une certaine simplicité, et la concision, tandis que Markowicz, rompu au sonnet russe par la pratique de Pouchkine, n'hésite pas à marquer la cadence et faire chalouper la métrique.
    Que déduire de ces grands écarts? Qu'on nous gruge et nous filoute? Qu'il y a grabuge et entourloupe? Non. Qu'on nous balade? Mieux: on nous ballade. Le poème originale "ballade", au sens musical, ses interprètes, qui n'ont pas tous le même clavier ni le même doigté, encore moins la même oreille. Car c'est le poème qui produit sa traduction. Il met en œuvre une poétique qui, à son tour, en appelle non pas une autre, mais d'autres, et l'on aura un plaisir égal à lire ces trois versions, comme si l'on observait l'objet originel selon trois éclairages, ou encore comme s'il s'était prêté à trois mastications, trois torsions, prenant plaisir à transmuer, acceptant la transfiguration dans toute ses musicales subjectivités. Comme le dit Markowicz dans sa postface:
"Au total, l'enjeu était bien de reconstruire en français une mémoire ironique de ruines russes devenues françaises tout en restant totalement russes – mais de ruines vivantes et vibrantes."
Désormais, la Marie Stuart de Brodsky, d'abord reine, puis statue et enfin sosie d'une femme aimée, peut entamer une nouvelle métempsycose et vivre pleinement sa vie rêvée d'entre les mots.
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Joseph Brodsky, Vingt sonnets à Marie Stuart, traductions par Peter France, Claude Ernoult et André Markowicz, éd. Les doigts dans la prose, 18€

jeudi 27 mars 2014

Forever Young: le plus beau livre du monde (3)

Marianne Moore, Anaïs Nin, Gertrude Stein, Djuna Barnes, Carson McCullers… De toute évidence, Marguerite Young manque à ce panthéon féminin. De même, on aura du mal à trouver son nom dans les anthologies de littérature américaine. On connaît néanmoins certaines choses de sa vie: ses parents se sont séparés alors qu'elle était encore jeune, et elle a été élevée par sa grand-mère qui a veillé à enrichir son imagination et son amour des lettres. La mère était souvent absente, vaquant d'un mari à l'autre; le père, plus strict, descendait du mormon Brigham Young. Mais une attaque terrassa un jour la précieuse grand-mère et Marguerite dut veiller sur cette femme qui semblait hésiter entre la vie et la mort, dans un état souvent hallucinatoire (plus tard, quand elle publiera ses premières poèmes, l'un d'eux sera dédié à la mémoire de sa grand-mère). Etudes littéraires et philosophiques, poste d'enseignant, bourse de création: la jeune Young est brillante et se consacre entièrement à sa passion, l'écriture. Et un jour, l'éditeur de Thomas Wolfe signe avec elle un contrat pour ce roman qu'elle mettra près de dix-huit ans à écrire…

Miss McIntosh, My Darling commence par un voyage. La jeune Vera Cartwheel se rend en Indiana, dans un bus conduit par un chauffeur ivre; à bord du véhicule, un couple, dont les pensées, comme cahotées par la conduite erratique de Moses Hunnecker et dispersées par le paysage intermittent, fusent dans toutes les directions. Le voyage ne fait que commencer: "Il n'y avait plus désormais d'autre paysage que celui de l'âme, lequel est changement perpétuel, distance, inexactitude" — or c'est bien aux confins des paysages de l'âme que nous conduit Marguerite Young, au gré de phrases toutes en détorsions et enroulements, des phrases qui semblent elles-mêmes produire le nacre langagier:
"De longues nuits, à la recherche de celle qui était morte, moi, Vera Cartwheel, moi, la fille implorante d'une mère sous le joug de l'opium, une mère plus belle que les anges de lumière, moi, Vera Cartwheel, j'avais erré dans les rues de vastes et mystérieuses cités portuaires, celles qui, la nuit, se ressemblaient toutes, et où les visages fantomatiques surgissaient comme l'écume, disparaissant aussitôt, des visages aussi perdus que le mien, des voix qui criaient sous l'eau, des algues emmêlées dans les cheveux des noyés imprudents. J'avais dormi dans des abris pour âmes errantes, ces âmes qui ne manqueront à personne, à la recherche de celle qui était morte, et toujours dehors, et seule, l'unique personne qui ne rêvait pas et qui pourtant avait paru, au fil des années depuis sa disparition, le cœur central, le cœur de tous les cœurs, le visage de tous les visages, la défunte timonière, mon amour de Miss McIntosh, cette vieille gouvernante et domestique aux cheveux roux et dont le visage fixait le ciel océan."
    Ce flux ne s'interrompra plus pendant des centaines et des centaines de pages, plongeant le lecteur dans un état quasi hypnotique où l'émerveillement deviendra organique au texte, un voyage au-delà de la nuit, au-delà des apparences. On apprendra à connaître la mère de Vera, une mort-vivante rongée par des rêves d'opium et qui depuis son lit d'éternelle agonie converse avec les spectres, les objets et les êtres imaginaires, au sein d'une demeure plus vaste que la Xanadu de Kane, une maison monde où officie le seul être à avoir la tête sur les épaules, la gouvernante de Vera, la frustre Miss McIntosh, sorte de Félicité providentielle qui cache un secret violent comme la mort. Les trois femmes vivent dans un monde qui n'est que mutabilité, illusion, piège et miroir, où ce qui est mort et vivant et ce qui est vivant mort, leurs pensées et leurs gestes sont menacés à tout moment par une danse des origines et de la fin, comme si le livre lui-même subissait les invisibles séismes des innombrables molécules qui composent le chaos. Perdue dans cette vallée désolée qu'est son enfance, Vera va devoir traverser les apparences et leurs reflets, et tenter de déchiffrer, avec le lecteur, les incroyables signes qu'adresse le monde imaginaire aux hôtes du vivant.
    Peuplé d'animaux interlopes, d'insectes philosophiques, de minerais chantants, innervé par de sourdes légendes et de lancinants effroi, faisant exploser la psychologie de l'intérieur à force d'images en perpétuelle diffraction, ruinant tout espoir de récit au profit d'une narration intérieure mille fois plus complexe, à la fois sombre comme une berceuse venue des enfers et scintillant comme une chimère de cristal, féerie insensée et roman d'apprentissage, éloge du sensible, poème de la nuit transfigurée, Miss McIntosh, My Darling demeure à ce jour le secret le mieux gardé de la littérature américaine, quelque chose comme le plus beau livre du monde…
[à suivre…]

mercredi 26 mars 2014

Forever Young: le plus beau livre du monde (2)

Après la parution, en 1965, de Miss McIntosh, My Darling, son auteur, Marguerite Young, comprit que le livre ne lui apporterait aucune renommée de son vivant et elle vécut plus ou moins à l'écart de son temps, se consacrant uniquement à l'écriture et à l'enseignement. Jusqu'à la fin de sa vie, elle travailla à la biographie d'un socialiste américain, le syndicaliste Eugene Debs. Elle comptait écrire trois volumes à son sujet mais ne parvint qu'à en écrire un, car entretemps le projet avait pris de l'ampleur et était devenu un vaste essai sur la pensée utopiste au dix-neuvième siècle et la création du mouvement socialiste aux Etats-Unis. Le manuscrit, là encore, était énorme: 2400 pages. L'éditeur Knopf en a acquis les droits en 1992 et l'a publié en 1999 sous le titre  Harp Song for a Radical: The Life and Times of Eugene Victor Debs. Mais entretemps Marguerite Young était morte. Le 17 novembre 1995. A l'âge de 87 ans.

On sait que c'est grâce au soutien d'Anaïs Nin que le roman de Marguerite Young put bénéficier d'une seconde vie. Peu de temps avant sa mort en 1977, Nin, persuada l'éditeur Harcourt Brace Jovanovich de publier une édition poche de Miss MacIntosh, My Darling – dix mille exemplaires furent ainsi imprimés en 1979. Mais le mal était fait. Du fait de sa taille imposante (pourtant la moitié de La recherche du temps perdu…), le livre fut peu lu et n'eut droit qu'à très peu d'articles, malgré quelques louanges dithyrambiques. Certes, ils furent quelques-uns à clamer son incessante splendeur – Kurt Vonnegut qualifia Young de génie; Jerzy Kosinski parla d'un exploit monumental; Howell Pearre estima que ce roman était le plus important paru depuis Moby-Dick; William Goyen le rangea aux côtés des œuvres de Joyce, Broch, Faulkner – mais au final Miss McIntosh, My Darling reste relativement inconnu.
    Il y a fort à parier que s'il avait été écrit par un homme, il aurait bénéficié d'une plus grande considération. Mais une femme, qui plus est éprise de socialisme et d'utopie! Une femme indépendante, qui plus est! A cela s'ajoute bien sûr le fait que MMMD – ainsi qu'on a coutume d'abréger son titre – échappe à toute catégorisation. On ne peut le résumer. L'appréhender est une expérience vertigineuse, sa lecture une plongée en apnée dans des strates d'enchantement infinies. Il porte en lui sa propre négation et sa perpétuelle renaissance, tel un rêve dans un rêve, et semble flotter dans un univers parallèle, ce qui le rend plus proche de l'œuvre d'un Henry Darger que des écrits de James Joyce, à mon sens. C'est un brasier de givre et d'éclairs, un foisonnement de sensations – la pensée s'y fait chair, la chair y parle toutes les langues. Pourtant, à peine l'a-t-on commencé qu'on est littéralement envoûté. Une magie d'écriture à l'état pur. On le feuillette alors, inquiet à l'idée que son incandescence puisse faiblir – il n'en est rien: quelle que soit la page à laquelle on l'ouvre, c'est le même saisissement, la même puissance, le même déferlement d'image, le même tourbillon onirique, d'un lyrisme granitique et incessant. C'est aussi le livre des métamorphoses, des transformations, des apparences: une tragédie grecque, un drame shakespearien, et une fascinante pastorale.
      Mais que peut bien raconter le plus beau livre du monde?

[à suivre…]

mardi 25 mars 2014

Vanessa Veselka et les disparus de la route

Ce soir, à 23h, sur France Culture, dans Atelier Fiction, écoutez L’autoroute des disparues de Vanessa Veselka, auteur de Zazen (coll. Lot 49, traduit par Anne-Sylvie Homassel).

L’autoroute des disparues est traduit de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson – réalisation Alexandre Plank
 
"À quinze ans, Vanessa Veselka part de chez elle. Un jour, en stop, elle monte avec le mauvais routier et croit l’heure de sa mort arrivée. Elle en sort indemne, reprend la route, n’en parle à personne. Mais, des années plus tard, devenue écrivain, elle entend parler d’un serial killer qui tuait des auto-stoppeuses dans les années 80. Les dates et les lieux coïncident : ce pourrait être lui. A partir des souvenirs qui lui restent, elle tente de savoir si ce serial killer est le routier qui l'avait prise en auto-stop. "L’autoroute des disparues" est le récit de son enquête."

Avec les élèves de la 73ème promotion de l’ENSATT : Jérôme Cochet, Pauline Coffre, Ewen Crovella, Charlotte Fermand, Thomas Guené, Daniel Léocadie, Clémence Longy, Solenn Louër, Maxime Pambet, Manon Payelleville, Samuel Pivot, Noémie Rimbert, Théophile Sclavis
et Rose Couturier — Création sonore Anthony Capeli et Lola Etiève, Colas Fuchs, Estelle, Gotteland, Antoine Prost, Margaux Robin — Prise de son, montage et mixage Djaisan Taouss, Matthieu Leroux
Assistantes Solène Saleur, Pauline Ziadé
 

« L’Autoroute des disparues » est publié aux éditions Moyen Courrier.

Forever Young: le plus beau livre du monde (1)

La légende, dit-on, débute ainsi. Par un jour d'automne (ou d'été, ou peut-être de printemps) de l'année 1964 (ou 1963), sur un quai de la gare Saint-Lazare, une femme pleure intérieurement. C'est une Américaine d'une cinquantaine d'années, au regard de chien battu (ou de chouette secrète), et elle vient d'apprendre par un employé des chemins de fer français qu'on avait égaré ses bagages. Oh, ce n'est pas la perte de ses rares effets personnels qui la fait ainsi se fracturer de l'intérieur, non, car elle se fiche pas mal d'avoir perdu ses quelques châles et ses gros pulls mauves – en revanche, si on ne retrouve pas très vite son graal, elle ne répond de rien. Quel graal ? Il s'agit de sept valises plus précieuses que tout l'or de Cipango. Sept grosses valises bâillonnées de courroies et constellées de tampons divers dans lesquelles repose, sept fois divisé, son manuscrit. Le temps passe, les quais se vident et se remplissent. Soudain, la femme distingue comme une étrange cohorte, qui avance vers elle cahin-caha. Ce sont des employés de la société Cook. Chacun pousse une brouette et dans chaque brouette tremble une valise. Le manuscrit de Marguerite Young est sauf, et Marguerite Young n'est plus que soleil. La légende peut respirer.

    Tout a commencé en 1947. La jeune Marguerite Young s'est fait un nom dans les lettres américaines. Dix ans plus tôt, elle a publié un premier recueil de poèmes, Prismatic Ground, suivi à quelques années d'intervalles de deux autres livres. Young s'intéresse aux communautés utopistes américaines, fréquente Richard Wright, Anaïs Nin, Flannery O'Connor, entretient une correspondance avec Truman Capote et Carson McCullers, elle voyage beaucoup. Elle s'est lancée en 1947 dans l'écriture d'un roman, en se disant que ça allait lui prendre deux ans. Elle en montre très vite une quarantaine de pages (une quinzaine?) à son éditeur, qui l'encourage à continuer ce récit intitulé pour l'instant Worm in the Wheat.
     Marguerite Young va travailler tous les jours à l'écriture de ce roman, elle l'emmènera partout avec elle, le regardera croître, incapable d'y mettre un terme, car c'est un roman très particulier, organique, qui semble vivre sa vie, il accouche sans cesse de lui-même et la magie dans laquelle il prospère et vibre semble infinie.
    Quand elle y met le point final, nous sommes en 1964. Elle y a consacré dix-huit années de sa vie. Elle le fait parvenir aux éditions Scribner's où, bien sûr, c'est la stupeur: le manuscrit semble avoir traversé les temps, il évoque un monolithe et défie l'entendement. Il fait 3 449 pages. Il s'intitule Miss MacIntosh, My Darling, et déjà on dit de lui que c'est le plus beau livre du monde.

[à suivre…]

lundi 24 mars 2014

Le verbe, sa vie, son chant

Conjuguer des chansons? C'est désormais possible grâce à David Poullard et Guillaume Rannou. Il suffisait d'y penser, mais pour cela, bien sûr, il fallait un petit grain. Car franchement, imaginer qu'on puisse décliner Be-Bop-A-Lula (Gene Vincent, 1956) à la troisième personne du pluriel de l'imparfait du subjonctif, ce n'était pas non plus gagné d'avance. Et pourtant, le résultat est là, indéniable, incontestable, rigoureux: qu'ils be-bop-a-lulassent. Si vous ne me croyez pas, allez donc voir vous-même dans le Très précis de conjugaisons ordinaires n°2 des auteurs susmentionnés, opuscule rouge publié par la libraire Le Monte-en-l'air et BBB/Fais-moi de l'art/ Les éditions BBB centre d'art. Vous pourrez même poser des colles à vos proches. Du genre: si je te dis: "Sex ils, elles eussent machiné", de quel temps causè-je? Si on vous répond qu'il s'agit de la troisième personne du pluriel du passé 2è forme du conditionnel de la chanson Sex Machine de James Brown, dites bravo. D'autres chansons peuvent paraître plus ardues à conjuguer, comme 99 Luftballer, pourtant là aussi c'est possible – mais pensez à prononcer neunundneunzig, quand même. Ma préférence, pour des raisons politiques évidentes, va à la deuxième personne du pluriel du futur antérieur du verbe "porcherire", tiré de la chanson Porcherie des Bérurier Noir: "Vous aurez porchéri!".

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Vous aimez la grammaire, je le sens. Dans ce cas, vous risquer d'aimer Poésie du gérondif, de Jean-Pierre Minaudier, à paraître bientôt aux éditions Le Tripode. Sous-titré Vagabondages linguistiques d'un passionné de peuples et de mots, ce livre chante, dixit son auteur, "la poésie et la grammaire". Précisons que Jean-Pierre Minaudier n'est pas linguiste au sens strict – plutôt logophile. Certes, il se débrouille en estonien, mais son truc à lui, c'est la grammaire, ou plutôt les grammaires:
"[…] je collectionne les ouvrages de linguistique – j'en possède à ce jour très exactement 1 163, concernant 864 langues, dont 628 font l'objet d'une description complète. Je les dévore comme d'autres dévorent des romans policiers, comme le rentier balzacien dévorait les cours de la Bourse, comme les jeunes filles du temps jadis dévoraient Lamartine, frénétiquement […]."
Convenons qu'un homme qui se pâme en cherchant des détails sur la grammaire garifuna dans l'ouvrage de Nancie Guzalez: Sojourners of the Carribbean: Ethnogenesis and Ethnohistory of the Garifuna (Presses universitaires de l'Illinois, Urbana-Champaign, 1988, 252 p.) mérite un peu plus que notre attention. On trouvera même dans le livre de Minaudier une phrase en langue arava qui semble assez bien décrire la situation de notre beau pays au lendemain de ce premier tout des municipales: Abbuah sapm ivwel iyanyan saari rakian ti. Phrase qu'on peut traduire ainsi:
"Un sanglier est venu faire des dégâts dans le jardin."
Puissent les langues et leurs jongleurs nous sauver des grosses bêtes puantes qui nous empêchent de cultiver notre jardin…

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 David Poullard et Guillaume Rannou, Très précis de conjugaisons ordinaires n°2, édité par libraire Le Monte-en-l'air et BBB/Fais-moi de l'art/ Les éditions BBB centre d'art, 6 €

 Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérondif, éditions Le Tripode, 14,70€

samedi 22 mars 2014

L'air de rien du Figaro

Nous vous parlions avant-hier d'un article d'Etienne de Montety, paru dans Le Figaro, où il s'offusquait de l'absence de certains écrivains dans une anthologie de littérature contemporaine que vient de publier Dominique Viart. Montety cite une vingtaine d'écrivains qui selon lui manquent à l'appel dans cette anthologie. Mais ce qui manque surtout à l'appel, c'est un mot, absent de son article, et qui pourtant fédère presque tous les auteurs "injustement" négligés qu'il recense – oui, parce que pourquoi ne pas appeler un chat un chat et la droite… la droite ? Pourquoi ne pas préciser que 99% de ces auteurs sont des écrivains de droite, et s'assumant tels ? Pourquoi ne pas préciser non plus que 90 % d'entre eux ont écrit dans les colonnes du Figaro? Que ce sont souvent des hussards (ou des néo-hussards), des Académiciens (ou les deux), voire des royalistes (Raspail), ou même des proches de l'extrême droite (ADG), occupant parfois des positions de pouvoir (presse, édition), et s'exprimant via les médias sur des questions de société et de politique? Bref, pourquoi ne pas avoir dit tout simplement que l'anthologie de Dominique Viart n'était pas assez ouverte aux plumes du Figaro? On doit bien pouvoir prononcer le mot "droite" au Figaro, non? Ce n'est pas tabou, si? Ou alors ça va tellement de soi que ce n'est pas la peine de le dire?
On aimerait bien se dire que le clivage gaude/droite n'est pas forcément pertinent dans la sphère littéraire. On aimerait bien penser qu'on peut être écrivain de droite et ne pas avoir une conception utilitaire du langage. On aimerait bien penser qu'on peut collaborer au Figaro et "produire des significations neuves" (l'expression est de Viart). Mais bon, on ne peut pas dire que Montety nous aide à aller dans ce sens.
Il faudrait demander à Marie Cosnay, cet auteur que Montety ne connaît pas et qu'il n'a pas envie de connaître, apparemment, ce qu'elle en pense. Mais j'ai bien peur que Marie Cosnay ait autre chose à faire: elle est en train de traduire Virgile. Sûrement un auteur de gauche, tiens.

vendredi 21 mars 2014

Hélicoptères, chiens clonés et éclats d'Amérique: direction le Salon

Pour ceux qui passeront au Salon du Livre (et que ça intéresse), je me permets de signaler un débat auquel je participerai samedi, de 14 h à 15 h 30, sur le stand du Salon littéraire du CNL (N80), autour du thème “La littérature des marges". Je serai cuisiné par Alexis Lacroix en compagnie des écrivains argentins suivants: Sergio Bizzio, Guillermo Saccomanno, Jorge Consiglio et Leandro Ávalos Blacha. Deux de ces auteurs sont publiés par les éditions Asphalte, et voici ce que l'éditeur en dit sur son site:
"Leandro Ávalos Blacha appartient à la nouvelle génération d’auteurs argentins. C’est le plus jeune auteur de la délégation argentine. Il a publié chez Asphalte le roman déjanté mettant en scène zombies et pingouins Berazachussetts en 2011, et plus récemment, en 2013, Côté cour, roman à la forme atypique situé dans un quartier surplombé par une inquiétante antenne téléphonique. Guillermo Saccomanno, lui, est un auteur connu et installé en Argentine. Asphalte a publié son roman L’Employé en 2012, une dystopie sur fond de ville sans nom arrosée par des pluies acides, surveillée par des hélicoptères et peuplée de chiens clonés."
Le débat sera suivi d’une heure de dédicaces sur le stand Argentine (L64).

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Vous pourrez me dénicher un peu plus tard, dès 15h59,  sur le stand Inculte (C64), où je serai assis sur une chaise vraisemblablement en plastique rouge derrière une table ou plus vraisemblablement une planche posée sur des tréteaux devant des livres disposés vraisemblablement en piles modestes mais solides, avec un stylo à la main, vraisemblablement un uni-ball "eye" micro, voire un artline ergoline calligraphy pen 1.0. En signer quelques-uns devrait donc être possible, en plus d'être souhaitable. Je vous rappelle que les éditions Inculte fêtent cette année leurs 10 ans d'existence (comme Lot 49, tiens tiens…) et que l'ambiance y sera donc crypto-festive. Petit bonus: toute personne qui achètera un ouvrage paru aux éditions Inculte se verra remettre ledit ouvrage après encaissement. Et il y aura trois nouveautés: Éclats d'Amérique (chronique d'un voyage virtuel), d'Olivier Hodasava + Devenirs du roman 2 + le numéro 5 du Believer. Allez, soyons sympa, voici le programme made in Inculte:

Samedi 12h
— Xavier Boissel pour Autopsie des ombres et Paris est un leurre
— Emmanuel Adely pour La Très bouleversante confession...

Samedi 16h

— Claro pour Cannibale lecteur mais aussi ses deux précédents volumes, Le clavier cannibale et Plonger les mains dans l'acide
— le collectif inculte pour Devenirs du roman, vol.2 présenté en avant-première au Salon du Livre

Dimanche 14h

— Rencontre avec les auteurs de Historiens de garde, de Lorant Deutsch à Patrick Buisson, ou la résurgence du roman national
Dimanche 15h30

— Olivier Hodasava et son tout nouveau Éclats d'Amérique. Pour tout achat, l'auteur vous offre un tirage photographique d'un visuel du livre, dédicacé et signé.
— Anthony Poiraudeau pour Projet El Pocero.

jeudi 20 mars 2014

Faut-il brûler les anthologies?

Ce n'est pas nouveau: les anthologies littéraires sont partiales. On cherchera en vain le nom d'Artaud dans celle concoctée en son temps par Pompidou. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que l'Anthologie de la littérature contemporaine française, de Dominique Viart (Armand Colin) ait déchaîné les foudres d'Etienne de Montety, directeur des pages littéraires du Figaro. Car rendez-vous compte: certains auteurs ne figurent pas dans cette anthologie, alors que d'autres y sont.
Les absents? Ils sont légion selon l'auteur de l'article: on ne trouvera nulle part dans cette anthologie ces géants que sont Bernard Frank, François Nourrissier, Michel Déon, Neuhoff, Rouart, Lambron et consorts – des noms plus que familiers aux lecteurs du Figaro. En revanche, on trouve dans cette anthologie – et l'auteur de l'article semble le déplorer, voire s'en indigner – des "seconds rôles" comme Robert Pinget, des "happy few" comme Pierre Bergounioux! Il y a même – au secours! – Novarina et Olivia Rosenthal !!
On sent que la coupe est pleine. Mais non, il reste une goutte infamante, et l'auteur de l'article manque sur la fin quasiment s'étouffer, car patatras! voilà qu'il tombe sur un auteur… qu'il ne connaît pas!! Incroyable, il y a dans cette anthologie une inconnue! une inconnue du Figaro! Une certaine… Marie Cosnay. "On découvre son œuvre en même temps que son existence", nous précise Montety outragé, Montety brisé, Montety martyrisé qui la cite du bout des lèvres, et ne se remet toujours pas du fait que cette – qui ça, déjà? – ah oui, Cosnay, occupe une place qu'il aurait préférée voir attribuée à, on vous le donne en mille, Geneviève Dormann! On sent bien que Cosnay est un peu à Montety ce que Tous à poil était récemment à Copé: inadmissible. (On souhaite au passage au livre de Marie Cosnay le même sort éditorial que l'album de Claire Franek et Marc Daniau…)
Il faut dire que l'auteur de l'anthologie, Dominique Viart, a pris un parti assez étrange, puisqu'il a décidé de focaliser son travail sur les écrivains qui
«n'utilisent pas la langue comme un simple outil à leur disposition."
Du coup on comprend mieux la réaction de ce vaillant critique, qui voit ses auteurs fétiches écartés sous prétexte qu'ils "pratiquent" la narration "de manière monovalente" (l'expression est de Viart) et trouve que, bon, ça va cinq minutes ces conneries, mais reconnaissons que certains auteurs ne devraient carrément pas être dans l'anthologie car
"le recul nécessaire manque pour apprécier leurs livres."
C'est vrai qu'on a eu tout le recul qu'on voulait depuis trente ans pour se faire une idée de l'importance littéraire de Michel Déon, de la stature de Jean-Christophe Rufin, de la puissance stylistique de Begbeider, ces autres "absences flagrantes" que déplore Etienne de Montety. Et une fois de plus, on ne peut s'empêcher de penser à cette phrase d'un critique qui, dans les années 60, à propos de Barthes, Simon et autres, déclarait, ulcéré:
"Ces jeunes gens commencent à nous fatiguer avec la mise en question du langage."

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Anthologie de la littérature contemporaine, de Dominique Viart, Armand Colin-Scérén (CNDP-CRDP), 293 p., 39 €.


Mellano, animal électrique

C'est le printemps. Raison de plus pour vous parler d'Olivier Mellano. Ce musicien atypique, tour à tour maître pop, écrivain interlope, mage symphonique et magicien ès ciné-concerts, est un précieux feu follet. Il y a quelques années, j'ai eu la chance de lire des extraits de Bunker Anatomie et de CosmoZ avec Mellano à mes côtés, armé de sa guitare magique, qu'il porte bas pour mieux nous hisser dans ses sphères ruisselantes d'inventivité. L'homme est humble, attentif, ingénieux, trois qualités qui une fois branchées sur du 220 v donnent tout leur sens à la puissance de ses improvisations. J'aurai bientôt la chance de l'avoir de nouveau à mes côtés lors d'une lecture électrique avec le comédien Bruno Blairet, le 11 avril aux Laboratoires d'Aubervilliers. Tout ça pour vous dire qu'Olivier Mellano sort ces jours-ci un album solo, baptisé MellaNoisEscape – "seul sans d’autre but que d’essayer de dynamiter le moment présent". Vous pouvez le commander sur son site – et vous l'aurez livré chez vous en combo vinyle + CD + fichiers mp3. Rien que ça. Vous pouvez écouter un morceau – l'excellent "The Best Death" ici. Quelques dates de concert sont déjà prévues:
27 mars 2014 : Rennes (Festival Les Embellies + Laetitia Sheriff)
15 avril 2014 : Belfort (Festival Impetus + Merzbow)
19 avril 2014 : Auray (Festival Les Nuits Soniques + Elysian Fields)



mercredi 19 mars 2014

Que sont les romans devenus?

En 2007, le collectif Inculte faisait paraître un ouvrage intitulé Devenirs du roman qui s'efforçait de penser la fiction contemporaine au prisme d'un certain nombre de ses voix (Emmanuel Adely, Stéphane Audeguy, Éric Chevillard, Maylis de Kerangal, Yves Pagès, Antoine Volodine, etc.). Sept ans (de réflexion) plus tard, et à l'occasion des dix ans du collectif (désormais également une maison d'édition à part entière), nous avons voulu réitérer l'expérience mais en abordant la question par un aspect plus précis, celui de l'écriture des matériaux. Nous avons donc demandé à une vingtaine d'écrivains de s'exprimer librement sur cette question, sur leur pratique, leur façon d'interroger les archives, sur leurs stratégies de détournement, etc. 

Devenirs du roman, 2 qui paraître le 10 avril – mais qu'on pourra découvrir (et se procurer) demain en avant-première mondiale (et galactique, probablement) au Salon du Livre sur le stand Inculte (C63) – regroupe les interventions des écrivains suivants:
-->-->Emmanuel Adely – Vincent Message – Emmanuelle Pireyre – Anne Savelli – Olivia Rosenthal – Christian Garcin – Mathieu Larnaudie – Philippe Artières – Thomas Clerc – Christophe Pradeau – Arno Bertina – Oliver Rohe – Maylis de Kerangal – Joy Sorman – Hélène Gaudy – Patrick Beurard-Valdoye – Marie Cosnay – Philippe VassetClaro – Hélène Ling – Nicole Caligaris – Jakuta Alikavazovic – Tristan Garcia et Charles Robinson.
Au fil des interventions se dégage une même méfiance non pour le réel mais pour son reconditionnement à l'échelle littéraire, son traitement au service d'une fiction, traitement qui bien sûr a changé avec le temps et l'intervention de nouvelles modalités narratives et informationelles (les séries, les réseaux sociaux, l'info en continu, etc). Les "matériaux", on le verra, génèrent d'eux-mêmes une résistance à laquelle l'écrivain se confronte, et qui lui permet, par un effet de vibration, de complexifier et distancer son rapport au réel. Question d'éthique, question technique, mais aussi jeu, ruse et plaisir. Le roman est-il mort, rongé de l'intérieur par le virus de l'information? Est-il plus vif que jamais, secoué par l'électrique télex du réel? Comme le dit Charles Robinson à la fin du volume, dans un texte décapant, confrontant roman et zombie :
-->
"Depuis qu’un rapport d’autopsie a formellement constaté la mort du roman, force est de constater que la bête bouge encore.
C’est chouette, dit quelqu’un.
Comment tu peux dire ça ? Tu penses à ceux qui se sont fait bondir dessus par une de ces saletés, dès la troisième ligne puanteur des entrailles XIXe siècle, naturalisme décomposé, la prosodie-cocote t’asphyxie, la quatrième de couverture se colle à tes mains, et c’est fini, terminé pour toi, c’est ça que tu veux, ose le dire : ose dire que tu souhaites la lecture de ça à tes enfants."


lundi 17 mars 2014

Veiller à ne pas mourir (ou comment s'abonner au Believer)

Comme tous les lundis, vous vous posez des questions. Du genre: Devons-nous veiller à ne pas mourir? Comme tous les lundis, vous êtes assailli par les doutes: Le paradis est-il vraiment rempli d'angelots joufflus et de crapauds? Vous regardez le ciel, puis, songeur, vous pensez: peut-on filmer un poulet qui danse pendant qu'on déterre des cadavres? Mais vous n'êtes pas Garcilaso de la Vega, ce poète-guerrier fils d'un conquistador espagnol et d'une princesse inca. Cela dit, vous ne pouvez qu'acquiescer quand un vers de Shelley refait surface dans la Saison 5 de Breaking Bad et vous vous rangez à l'avis d'Art Spiegelman quand il dit dit ne pas aimer les crochets. Quand vous pensez à Susan Sontag, l'expression "bijoux barbares" traverse votre esprit. Comme tous les lundis, vous allez faire quelque chose que vous ne faites pas tous les lundis: vous allez lire Le Believer n°5, printemps 2014.

Parce qu'un entretien entre Aleksandar Hemon et Colum McCann. Parce que le Codex Seraphinianus. Parce que le fort négrier le plus ancien du Ghana. Parce que Werner Herzog et Errol Morris. Marce que des écrivains-catcheurs péruviens. Parce qu'un président assassiné et un système monastique vieux de huit cents ans. Parce que Joe Sacco. Parce que Sarah Schulman. Parce que Susan Sontag. Et parce qu'un cairn terrier (mais pas Toto).

Et en plus, désormais, Le Believer est disponible en kiosque. Ça se passe comme ça chez Inculte, premier producteur en France du Believer, mais aussi d'un document exceptionnel sur le maître de la paranoïa, d'un voyage virtuel à travers les Etats américains, ainsi que de la très bouleversante confession de l'homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté ou qui lui a tiré dessus le premier ou qui lui a tiré dessus le second ou qui est le premier à l'avoir vu mort ou qui est celui qui dans l'hélicoptère s'est assis sur son cadavre ou qui a tout inventé pour avoir une histoire à raconter – et n'oubliez pas de vous abonner, ou de vous réabonner, ou d'abonner un ami, un ennemi, etc, sur le site web. Et de déplacer votre fou en C63 au Salon du Livre.

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Le Believer, n°5, printemps 2014, 15 €

Sommaire #5

Aleksandar Hemon en conversation avec Colum McCann
Rick Moody, le chant des machines
Emily Raboteau – Le trône de Sion
Conversation entre Werner Herzog et Errol Morris
Christopher Heaney – Lucha Libro
Tim McGirk – la réincarnation en exil
Justin Taylor – Le Codex Seraphinianus
Justin Wadland – Dehors les anarchistes !
Une interview de la scénariste de Breaking Bad, Moira Walley-Beckett
Interview avec Joe Sacco
Entretien avec Sarah Schulman
Lisa Levy – Intimité critique (sur Susan Sontag)
Greil Marcus – Mon top 10
Nick Hornby – Mes lectures
Daniel Handler – ce que lisent les Suédois
John Bowe – Les Américains et leurs chiens

vendredi 14 mars 2014

Le festin pue

Pour la quatorzième année consécutive, le magazine L'Express a organisé un grand déjeuner au Bristol où étaient conviés les vingt auteurs figurant en tête du palmarès des meilleures ventes de livres, palmarès établi par L'Express pour l'année 2013. Tout le monde semblait à l'aise. Il y avait Jean Teulé, Jean d'Ormesson, David Foenkinos, Lauren Baffie, Amanda Sthers, Alain Finkielkraut, Amélie Nothomb, etc. L'ambiance était plutôt débonnaire, voire bon enfant. On parlait chiffres de vente et réimpressions, prix littéraires et avances, varices et galas. Tout se passait impeccablement, les couteaux tintaient doucement contre la faïence des assiettes, les verres riaient de mille doux pétillements, les discussions voletaient avec légèreté tels des papillons de mai. Quand soudain… ce fut la panique. En effet, un léger séisme venait de secouer le cossu salon où l'on devisait jusqu'alors gaiment. Les tentures rouges palpitèrent comme des peaux d'écorchés; les tables hoquetèrent; une énorme fissure apparut dans la moquette pourtant épaisse de trois centimètres… le sol béa, révélant un immense abîme d'où bientôt sortirent, à pas lents et mesurés, une cohorte de silhouettes inconnues des invités présents. Et alors, au milieu des convives effrayés, telle une chaîne de bagnards, des hommes et des femmes vêtus simplement sortirent de l'abîme du Bristol et traversèrent le salon sans dire un mot, se dirigeant vers la sortie. Oui, sous les yeux écarquillés des auteurs de best-sellers, passèrent discrètement Marie Cosnay, Claude Louis-Combet, Kéthévane Davrichewy, Hélène Frederick, Charles Robinson, Antoine Choplin, Patrick Blouin, Jean-Yves Bériou, Patrick Beurard-Valdoye, Paul de Roux, Emmanuelle Rodrigues – ils se rendaient d'un pas tranquille dans les pages du dernier numéro du Matricule des Anges, sans même un regard pour les champions de l'édition qui se demandaient, hagards, qui pouvaient bien être ces pauvres hères dont ils n'avaient jamais entendu parler. Puis la béance se referma, quelqu'un éclata de rire et le festin reprit de plus belle. Ce devait être une hallucination due aux poires pochées à l'armagnac ou au bordeaux millésimé. Rien de grave, donc.

Ce soir, on ouvre le BAL !

Autrefois il y avait du bal comme s'il en pleuvait, du musette en veux-tu en voilà, du costumé pour mieux danser, il fallait un carnet, une grande salle et des souliers à toutes épreuves. Il était temps que ça change. Désormais, il existe le BAL. Autrement dit: le *Bureau des Activités Littéraires*.

Le BAL, telle l'hydre et les pyramides, fonctionne en triade: trois fondatrices, trois modes d'existence. Créé par Sally Bonn(1), Nathalie Lacroix(2) et Lola Créïs(3) [cf. bios infra], le Bureau des Activités Littéraires existera sous forme de rencontres, d'un site et d'une revue papier. Le principe: imaginer un laboratoire vivant à trois dimensions, confié à des "chefs de rubrique" (artistes, écrivains, etc.), permettant de rendre en compte d'un travail en cours, d'un work in progress. Pour cela, le trio Bonn/Lacroix/Créïs a conçu un missile intergalactique à géométrie variable : Numéro Zéro —:::
"Numéro Zéro est une revue à ciel ouvert se présentant sous trois formes : public, ligne, papier. Numéro Zéro s’intéresse à l’écriture comme processus de travail, en amont de sa formalisation définitive et sous toutes ses formes – de la poésie aux arts plastiques. C’est un laboratoire de création qui invite des écrivains et des artistes à participer pendant un an à des rencontres publiques mensuelles, à un site internet, à une revue et à prendre en charge une rubrique dans chacun des formats."
La première rencontre en public de Numéro Zéro aura lieu ce soir, vendredi 14 mars, à 20h à la Maison de la Poésie avec les chefs de rubrique : Luc Bénazet et Benoît Casas. Pour cette première soirée de NUMÉRO ZÉRO, Luc Bénazet et Benoît Casas déclineront le titre de leur rubrique, "Deux", en invitant Deborah Lennie (voix, piano, sons) et Patrice Grente (contrebasse, electronics, objets) à partager la scène avec eux, pour des duos multipliés, en déployant les possibilités offertes par le texte, la voix et la musique improvisée. Ce sera la première, et « la seule fois » qu’ils se retrouveront sur scène ensemble pour cette création. Durée : 1h. La performance sera suivie d’une dégustation de vins en partenariat avec R2Vins.

La prochaine rencontreComment c'est / Commencer ::: un livre – aura lieu le vendredi 11 avril, aux Laboratoires d'Aubervilliers. En tant que chef de rubrique, je présenterai mon travail en cours avec l'aide du comédien Bruno Blairet et du musicien Olivier Mellano (on vous en reparle bientôt).
Vous pouvez également aider le BAL en achetant un mot/une syllabe/un paragraphe d'un des auteurs – télécharger le protocole ici si ça vous intéresse.
A ce soir!


(1)
Sally Bonn —Docteur en esthétique, ses travaux portent sur la dimension poïétique de l’écriture dans le champ artistique à partir de la notion de dispositif. Elle enseigne la philosophie de l’art et l’esthétique à l’École supérieure d’Art de Lorraine, à Metz, depuis 2006, où elle co-dirige le Centre de recherche I.D.E. (Image/Dispositifs/Espace) et la revue Le Salon de l’ÉSAL. Chargée de cours en philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, UFR 04, depuis 2006. Elle a enseigné la philosophie de l’art et l’esthétique à l’École supérieure des Beaux-Arts de Marseille-Luminy de 1993 à 2006 et a été rédactrice de Galeries Magazine de 1993 à 1994. Elle est également commissaire d’exposition. Elle a publié différents textes dans des catalogues d’artistes et des revues et deux essais aux éditions de La Lettre Volée : L’expérience éclairante. Sur Barnett Newman (2005) et Les paupières coupées. Essai sur les dispositifs et la perception esthétique (2009).
(2)
Nathalie Lacroix — Elle a créé en 2004 avec Renny Aupetit la librairie Le comptoir des mots (Paris 20ème) qu’elle a codirigé jusqu’en décembre 2012. Elle a aussi contribué à la création et été présidente de l'Association Librest (www.librest.com), qui réunit 8 librairies de l'Est parisien. De 2004 à 2012, organisation d’une à deux rencontres par semaine avec des auteurs et des éditeurs au Comptoir des mots et mise en place de deux résidences avec des poètes dans le cadre du programme de résidence d’écrivains en Ile-de-France. Elle contribue aussi bénévolement à la vie littéraire et culturelle : membre du Comité des résidences d’écrivains en Ile-de-France (2009 à 2012), animation de cafés littéraires au Festival America (Vincennes), participation avec Jean-François Munnier au Salon des Indiscrets, comité de lecture du Festival Concordan(s)e et au comité de sélection de la Fondation E.C.Art-Pomerat depuis 2010. Depuis janvier 2013, elle s’attache à promouvoir, mettre en lumière, développer des événements culturels.
(3) Lola Créïs —Née le 8 février 1985 à Paris. Études de lettres et travaux de recherche sur les œuvres de Bernard Collin et Pierre Reverdy. Collabore à diverses revues dont CCP, Ligne 13, et le magazine Elle. Lectrice pour une maison d’édition. Publication de son premier livre, suite à une résidence de trois mois avec le Centre International de Poésie Marseille : Dix-sept portraits de mes oncles, cipM, collection « Le Refuge en Méditerranée », cipM, mars 2013.  Dans le cadre de son travail auprès de Valère Novarina (secrétaire personnelle de 2009 à 2013), Lola a été amenée à collaborer à l'organisation de nombreux événements en France et à l'étranger, avant de poursuivre de manière indépendante comme chargée de mission sur des projets ponctuels, et récemment plus particulièrement au Maroc (Correspondances de Tanger, Colloque À Tanger).

jeudi 13 mars 2014

Libérer Paris: Charles Beigbeder, chasseur de chienlit

Dans le Libé du 7 mars dernier, on pouvait lire ceci à propos des "dissidents" de l'UMP, engagés dans une féroce bataille:
"Selon le décompte effectué par la préfecture de Paris, 165 listes ont reçu un récépissé définitif ou provisoire à l’issue du dépôt de candidature […] Paris Libéré, mené par Frédéric Beigbeder, a déposé des listes dans quinze arrondissements."
Le lecteur aura corrigé de lui-même. Il s'agit de Charles Begbeider, et non de son frère à 99 francs, Frédéric. Décidément, on ne prête qu'aux riches. Mais qu'est-ce que "Paris libéré", me direz-vous? C'est un "mouvement parisien ancré dans les valeurs de droite", de leur propre aveu. Ah. Mais quelles sont ces valeurs de droite? Eh bien, c'est très simple, et là encore c'est eux qui précisent: "mérite, travail, réussite, famille, entreprise". On se demande bien pourquoi ils ont oublié "patrie" dans la liste. – on notera au passage que mérite, travail, réussite et entreprise peuvent figurer dans le même sac. 
La jeunesse parisienne ne s'y est pas trompé, puisqu'il existe même un "rassemblement des Jeunes avec Beigbeder". Leur but? On vous le donne en mille:
"Le mouvement des Jeunes avec Beigbeder propose aux jeunes Parisiennes et aux jeunes Parisiens de se rassembler autour de sa candidature pour libérer Paris de l’esprit de Mai 68 et permettre ainsi un véritable renouvellement."
Eh oui, vous ne le saviez peut-être pas, mais Paris est encore martyrisé par l'esprit de Mai 68. Voilà pourquoi il faut le libérer. Paris hippy, Paris drogué, Paris contestataire, mais (bientôt)…Paris libéré! C'est sûr qu'à 10 000 euros le mètre carré minimum, on est assuré de ne croiser que des lanceurs de pavés…

La prose sur les maux: et Venet vint


D’Emmanuel Venet, on avait d’abord lu Ferdière, psychiatre d’Artaud, en ayant l’impression diffuse de ne pas tout à fait saisir ce qui se jouait dans ses lignes, mais ça venait du sujet, non de sa « méthode » – on lit parfois un livre avec certaines attentes, qui font grille, au lieu de laisser le livre tricoter ses autres possibles. On lit parfois en boitant, lesté par de fausses perceptions, or les livre ont autre chose à faire que jouer les béquilles. La lecture de Précis de médecine imaginaire m’a permis de corriger le tir et d’apprécier pleinement cet auteur dont j’ai déjà hâte de lire le dernier livre, intitulé Rien.
Dans son revigorant Précis de médecine imaginaire, Venet ausculte divers maux, examine leur apparition dans la langue autant que dans le corps, cherche leur résonance dans son passé, bien souvent son enfance, comme si, de la galaxie des symptômes et du charivari des remèdes, on pouvait inférer non pas une simple étiologie raisonnée mais une cartographie mouvante des affections (et ce dernier mot est sans doute à prendre dans sa plaisante polysémie). Car la maladie n’est pas une et indivisible, elle arrive souvent déguisée, ampoulée ou discrète, passagère ou revêche, s’invitant dans l’esprit de l’enfant qui la découvre par l’autre ou soi telle une bribe de mythologie, un fantasme fuyant, une anecdote maquillé en drame grec.
Rhumatismes, saturnisme, cirrhose, angine, épilepsie, malaises, migraine… Avant d’être des maux, ce sont souvent, bien sûr, des mots (le mal a dit… n'est-ce pas, Lacan?) : et le premier symptôme proche d’une incompréhension, d’une fausse préhension. On peut guérir d’un mal, parfois, mais s’affranchit-on jamais du halo magique qui a entouré l’apparition de son nom ? Venet sait que le corps se détraque, inéluctablement, mais il sait aussi que chaque avanie est source de souvenirs, matière à méditation, sujet à farce. Ainsi sa myopie, qui le faisait passer, avant d’être détectée, pour un idiot ; plus tard, elle l’aidera à moins voir les gêneurs :
« J’apprécie d’être myope. Au moins, quand on me bassine trop, j’enlève mes lunettes et renvoie les gêneurs aux brumes préhistoriques d’avant mes six ans. Qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit d’un petit meurtre, ni plus ni moins. »
Ça pourrait presque être du Chevillard… Mais Venet a sa façon bien à lui de décrire et commenter les maux – on croit qu’il analyse et déjà il digresse ; à peine décrit-il qu’on sent qu’il se souvient ; cherche-t-il à commenter qu’aussitôt il plaisante. C’est qu’il préfère aborder le continent de la douleur déguisé en Plume (Michaux est d'ailleurs présent dans le recueil). On se souvient peut-être du célèbre texte de Barthes sur la migraine (que cite, respectueux, l’auteur) : mais Venet n’a pas le stéthoscope sociologique, et s’il demande au patient de tirer la langue, c’est littéralement, afin de l’entendre, cette langue, puisque sa grande affaire est la prose, et non la fièvre catarrhale. Venet n’est pas là pour soigner, mais pour veiller : veiller à ce que la médecine jouisse d'une doublure, d'une coulisse plus intime, d'un havre imaginaire où souvenirs, expériences et réflexions forment non pas un diagnostic mais une partition. Qui dit partition dit musique, et qui dit musique dit… piano.
D’entre toutes les maladies ici décrites, l’une se tient un à l’écart, plus intrigante peut-être, moins fatale, à laquelle l’auteur donne le nom de « névrose pianistique » – elle fait d’ailleurs également l’objet d’un chapitre entier en dix mouvements.
Cette névrose, est-ce Venet qui en souffre ou son piano ? La question mérite d’être posée. Et l’auteur d’évoquer ainsi cet instrument avec lequel il bataille depuis ses six ans :
« Ce salaud nous détestait. Meuble disgracieux, instrument terne, il prenait plaisir à nous décourager. Impossible, par exemple, de lui extorquer un pianissimo : d’abord il restait muet, puis éclatait en mezzo forte si notre sollicitation devenait plus ferme. »
Le piano est cet organisme qui désaccorde le corps par épuisement de la vocation. Il en résulte, en des pages vives et musclées, une conception tauromachique de l’art du clavier. On sent alors passer l’ombre de Leiris (pour la corne qui affleure mais aussi pour les échos avec la Règle du Jeu…) et l’on comprend que ce clavier rétif qui trône en noir sabot au centre de la clinique Venet est aussi celui sur lequel il s’ingénie, magistralement, à chanter les maux et leur écho.
Il est question aussi d'ondes plus ou moins perturbantes et de remèdes plus ou moins efficaces. Il ne manque à vrai dire que le bouche à bouche à cet art éminemment curatif. Tu l'as compris, lecteur, c'est là un livre de grande santé que ce Précis de médecine imaginaire. On t’en prescrit l’ingestion joyeuse sans restriction de dose.
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Emmanuel Venet, Précis de médecine imaginaire, Verdier

mercredi 12 mars 2014

Variations sur une explosion: New York, France

New York : un immeuble s'effondre après une explosion
Grosse explosion à New York, au moins un immeuble s'effondre
Un immeuble de Manhattan s'est effondré
Un immeuble de New York explose et s'effondre
Explosion dans un immeuble de New York, qui s'effondre
New York. Puissante explosion, deux immeubles effondrés
Un incendie impressionnant à New-York
États-Unis : deux immeubles s'effondrent après une importante ...
Une explosion dans un building à New-York
Un immeuble explose et s'effondre à New York
Un immeuble s'effondre à New York après une explosion
New York : un immeuble s'éffondre après une explosion
New York : un immeuble explose puis s'effondre à Harlem
Une importante explosion détruit un immeuble de Harlem à New York
New York : deux immeubles s'écroulent après une explosion
New York. Énorme explosion à Harlem, deux immeubles effondrés
Violente explosion à New York, deux immeubles s'effondrent
Deux buildings soufflés par une explosion
Spectaculaire explosion d'un immeuble à New York

(relevé sur les sites des organes de presse français dans l'heure ayant suivi l'effondrement…)

Les contremaîtres ont-ils seulement la mort dans l’âme ?

-->
Un écrivain a-t-il encore quelque chose à dire ? C’est la question qu’a posée l’artiste Jean-Luc Poivret, professeur à l’Ecole régionale des Beaux-Arts de Dunkerque, à l’écrivain Marcel Cohen, lequel y a répondu par une conférence donnée le 19 mars 1998. Le texte de cette conférence, publié dans le numéro 8 de la revue Fario, est aujourd’hui repris et augmenté dans un bref ouvrage intitulé A des années-lumière. Dans ce texte, Marcel Cohen s’interroge sur « l’abattage de masse », inauguré au XXème siècle. Il évoque ces soldats qu’on envoyait parfois au casse-pipe… sans munitions, puisque, de toute façon, le régiment aurait entre 70% et 80% de pertes humaines. Passant sans transition ou presque de la notion de pertes humaines à celle de ressources humaines, l’auteur se pose la question suivante :  «Les contremaîtres ont-ils seulement la mort dans l’âme ? »
L’homme est devenu élément comptable, Stücke ou marionnette, simple unité dans l’entreprise financier. Des exemples ? Cohen en donne plusieurs. Les mathématiciens formés par Mandelbrot, sommés de remiser leurs conclusions sur la (non-)pertinence des modèles mathématiques appliqués à la haute finance s’ils veulent trouver un emploi dans les institutions de Wall Street. Les cargos qui ne se déroutent plus quand ils reçoivent un appel de détresse – tout retard étant désormais trop « coûteux ». Comme le dit Hubert Lucot, que cite Cohen :
«  La vie humaine n’est plus rentable, il va falloir trouver autre chose. »
Mais l’auteur prend soin également de citer ces propos de Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, afin de rappeler que la possibilité du nazisme « appartenait profondément aux dispositions de l’Occident en général ». Dans ce contexte, que peut l’écrivain ? La réponse est sans détour: donner une forme —
« Car donner une forme, c’est nécessairement ‘informer’. En latin, informare signifie d’ailleurs, et tout à la fois, donner une forme et instruire. Et seule la littérature (l’art en général) informe, au sens fort de ce mot, dans la mesure où seule elle est consciente que la forme c’est le fond. »
Oui, car Marcel Cohen, Juif n’ayant échappé à la Shoah que par miracle, et se retrouvant « dans la situation de ne pouvoir ni parler ni [me] taire », continue à « croire passionnément aux pouvoirs de l’écrit », ce qu’il résume par cette formule impressionnante :
« Car, sans la conviction partagée que la littérature peut tout, elle ne peut rien. »
Relisons cette dernière phrase, laissons-la résonner sur les étagères de plus en plus vides de « l’espace déshumain » que sillonnent les cargos du profit : elle pourrait presque paraître risible, saugrenue, et pourtant il y a en elle quelque chose d'incroyable, de têtu. C’est plus qu’un coup de dé, c’est autre chose qu’une croyance : un appel à trouver des formes – « une forme qui exprime le gâchis », disait Beckett. Car le « gâchis », le gâchis humain, est peut-être justement ce qui, bien que doté d’une structure redoutable (camp, usine etc), n’a pas de « forme ». D’où cette idée que la forme serait organique et non mécanique, et par conséquent consubstantielle au fond. La Forme contre le Plan.

Plus que jamais, interrogeons les écrivains sur la forme. Pas sur l’intention, ni la structure : sur la forme. Le roman, par exemple, n’est pas une forme en soi, mais il appelle, en soi, l’invention de formes. La poésie, quant à elle, peut être envisagée comme une vibration des formes au sein de la forme-langue. Dans tous les cas, faire l’économie des formes, n’est-ce pas refuser, d'une certaine façon, à l'instar de ces immenses cargos remplis de marchandises, de se dérouter ?
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Marcel Cohen, À des années-lumière, éd. Fario, 72 pages, format 110 x 160 mm, composé en Baskerville pour le texte et en Didot pour les titres, imprimé sur Olin Rough crème 100 g, couverture en Rives vergé ivoire 230g, 12,5 €

mardi 11 mars 2014

Cannibales & résidents: Jeudi 13 mars, on Monte-en-l'air !

L'écrivain Laure Limongi est actuellement en résidence à la librairie Le Monte-en-l'air. Son projet de résidence, intitulé "L’hospitalité", est centré sur la question de l'hospitalité de la langue, ainsi que sur l'hospitalité dans la pratique artistique et dans le champ social. Alors forcément: bienvenue !

A l'occasion du lancement de cette résidence, Laure Limongi a concocté une soirée spéciale à la librairie le Monte-en-l'air le jeudi 13 mars à 19h. Je serai son premier invité (en présence de Pacôme Thiellement, à qui Laure succède). Il sera donc question de mon recueil critique récemment paru aux éditions Inculte – Cannibale Lecteur. Dans la plus pure tradition de l'Inquisition, Laure Limongi m'interrogera sur diverses questions: écriture, lecture, écriture de la lecture, usage et allumage du blog, a-t-on encore le droit de critiquer, lire est-il naturel chez l'homme, peut-on sauter les pages comme si c'étaient des moutons, etc.

Précisons que le site Remue.net, qui a un espace dédié aux résidences de la région Île-de-France, relayera les éléments. La résidence durera dix mois. À chaque événement, Laure Limongi partagera une recette qui lui aura été offerte et que vous pourrez déguster en buvant un verre après les lectures et discussions. Les traits de L’Hospitalité sont dessinés par Jean-Christophe Menu. (Résidence créée avec le soutien de la région Île-de-France.)

Bon, je résume: c'est jeudi 13 mars, c'est à 19h, c'est au Monte-en-l'air (71, rue de Ménilmontant / 2, rue de la Mare, 75020 Paris). C'est dans le cadre de la résidence de Laure Limongi. On dégustera des ****. Je lirai un texte inédit et cataleptique sur le phénomène inquiétant des résidences. On verra bien si c'est le lecteur qui est cannibale ou le cannibale qui est lecteur… Bref, venez très beaucoup!

lundi 10 mars 2014

Yves Pagès: la mémoire en rappel


La mémoire, comme le sait tout amnésique qui s'inspecte, est une passoire, sans qu’on sache vraiment si c’est le diamètre des trous ou la taille des souvenirs qui en rend la pratique sujette à caution. Plutôt que de simplement se souvenir, à l’ombre de Perec, l’écrivain et éditeur Yves Pagès a choisi d'être le Bartleby de sa mémoire et « de ne pas oublier », et conséquemment de se "souvenir de ne pas oublier", non dans le seul but de fixer des instants, des faits ou des impressions passés, ce qui relèverait d’une autofictionnite aiguë dont il est heureusement vacciné (quoique  perméable au matériau biographique), mais afin qu’en naisse une forme, et plus précisément une phrase. Musique, donc.
Ce travail pour ainsi dire monocellulaire, qui a pour saints patrons Lichtenberg et Fénéon, nécessite une certaine adresse et une précision subversive, afin que le résultat échappe aux malices de la formule, au cabotinage stylistique, ou à la vanité du ciselé. On ne trouvera donc pas, dans ces deux cent-soixante-sept « souviens-moi de ne pas oublier » – que les familiers du site de Pagès [www.archyves.net/html/Blog] connaissaient déjà en partie – la moindre complaisance, et si la nostalgie semble y fredonner quelque air oublié, c’est sans doute pour, à l’écart des regrets et des remords, redonner ses lettres d’anarchie à ces détails qui, en plus d’abriter le diable, sont les molécules mêmes de toute formation:
"De ne pas oublier que la ritournelle fétiche de mes 13 ans, Porque te vas, ne signifie pas Pourquoi tu vis mais plus concrètement Parce que tu t'en vas, malentendu levé il y a peu et dont l'écart de signification reste à creuser."
Dans Souviens-moi, l’intime côtoie le social, l’aigre le doux, l’humour l'affect. Des rapprochements sont "opérés" comme des corps consentants, des causes soulevées telles des pierres de fortune, le factuel vient fanfaronner pour mieux taper du pied dans le ruisseau, la statistique compte ses noirs moutons qui empêchent la conscience de dormir, et tout un peuple effleuré passe, avec ses peines, ses pieds de nez, ses affres, ses épiphanies. Remontant en Poucet songeur le « chemin d’amnésie », Yves Pagès revisite non pas ses années d’avant, mais les abcès de fascination qui, soit incongruité soit douleur soit révolte soit vigilance, cherchent à se trouver une expression échappant à la morale, afin qu’en guise de fable se dresse un souvenir ayant vocation de résistance : résistance à l’oubli, bien sûr, mais également aux conventions, à la bêtise, à l’injustice, à l'usure. Voilà pourquoi ces « souviens-moi », bien qu’y passent souvent des silhouettes défuntes (mère, père, ami, proche) sont loin d’être des stèles – au contraire, y pétille sans cesse un esprit gavroche et ludion, celui de l’auteur autant que celui de sa phrase, qui se déplie autant qu'elle s'involute.
Le rythme anaphorique du recueil – de ne pas oublier… –, s’il est lancinant, n’est jamais languide, et le lecteur comprend très vite que chaque paragraphe, plutôt que de faire bloc, sert de muscle. Ici, il s'agit non de baliser mais de soulever. Qu'y a-t-il sous nos souvenirs? Quelles pages du temps marquent-ils? Peuvent-ils encore servir de projectile et sur quelle vitre soi-disant incassables peut-on les jeter? Au fil du travail de mémoire, qui ici est autant graffiti qu’équilibrisme, c’est le langage qui devient arc, flèche et cible. L'archive intérieure ne cesse de désapprendre à oublier. Ses porosités, pourtant, sont nécessaires, afin qu'un peu de nous et de l'autre transpire au gré du temps.
"De ne pas oublier que sans la faculté d'oubli nous ne serions qu'archives mémorielles en tout et pour tout, à tel point saturés par l'omniscience du passé qu'il ne resterait dans nos zones de stockage neuronal plus aucun espace libre pour penser à vivre la suite."
La légèreté et la profondeur, sous couvert d'anecdotes ou de réflexions, peuvent alors s’associer en fins comploteurs et permettre au lecteur l’accès à une dimension clé de l’œuvre d’Yves Pagès : la foule intérieure.

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Yves Pagès, Souviens-moi, éd. de l’Olivier, 14€