mercredi 27 février 2013

Loto littéraire: Allô, SOS Succès?

S'il y a bien un thème de société lié au monde littéraire qui fasse tache, c'est celui du succès et de ses contrecoups. C'est vraiment la comète de Haley la plus pathétiquement aguicheuse qui traverse régulièrement le grande vide vulcain de la presse. C'est de la grasse semoule pour tabloïd tâtillon  et pourtant c'est traité comme un sujet mucho gravissimo, avec bien sûr la petite pointe – ouist! – d'humour nécessaire à justifier ce gâchis d'encre (shplouf). Bref, plusieurs fois par an, il faut qu'on nous serine avec "que sont-ils devenus après qu'ils eussiont décroché la timbale" ? Vous aurez remarqué qu'avec les chanteurs, c'est pareil, sauf qu'eux en général ils cachetonnent devant des têtes de gondole, du moins ceux qu'on veut bien aller dénicher dans leur pavillon de banlieue. Mais les écrivains qui ont eu le prix des prix, ou juste vendu un nombre déraisonnable d'exemplaires, ça c'est du solide. Forcément. Parce qu'il y a paradoxe: ce sont des hommes de l'ombre, ils travaillent hors durée, dans l'épaisseur des mots, pas dans la gaudriole ou l'easy-money, alors évidemment, quand le pognon et la gloire viennent frapper à leur porte, quel effet ça leur fait? Se remet-on d'un Nobel? Survit-on au prix Mékouille? N'est-on pas paralysé par huit cent mille euros lourds? Passionnant, n'est-ce pas. Le chiffre va-t-il neutraliser la lettre? Le zéro de trop vous poussera-t-il dans l'abîme? Vu que vendre c'est pas normal quand on écrit, en fait, vu que l'écriture c'est l'ombre. Stop.
Bizarrement, c'est-à-dire pas bizarrement du tout, on s'interroge moins sur la précarité des centaines d'auteurs qui 1/ soit galèrent  comme tout le monde, 2/soit ont opté pour un "autre" métier en parallèle. Ceux qui se demandent s'ils peuvent se permettre de ne rien publier pendant un an? Ceux qui publient tous les ans mais pour un résultat aussi nul. Ceux qui touchent le salaire d'un poète. Ceux dont ne sait même pas qu'ils publient, puisqu'ils ne vendent pas.
Non, ce qui excite certaines plumes sorties d'on ne sait quel fondement, c'est ça: qu'est-ce ça fait de devenir Michael Jackson quand on était Samuel Beckett? On devient quoi? Samuel Jackson ? LOL. Ça fait quoi de pouvoir s'acheter une chemise Armani quand on a bouffé de la vache enragée? D'enfiler un smoking quand on ravaudait son jeans ? La veille Valjean, aujourd'hui Rastignac. Et puis, dites donc, qu'elle est subite cette foudroyante ascension! Deux cents pages et hop, le firmament. Vous racontez votre mal de dos et paf! Hollywood. Bon, en plus, les "victimes" en question n'y peuvent rien, le succès les a fauchés, argh. Encore heureux, a-t-on envie de dire.
Tiens, cette semaine c'est le Figaro qui se penche sur ce drame: "ENQUÊTE - Certains écrivains sont écrasés  par le destin extraordinaire de leur roman, quand d'autres  en jouissent sereinement. Entre agacement, perturbation et gratitude, le conte de fées ne produit pas toujours les mêmes effets." Bon, on l'a dit, c'est pas nouveau de ce genre d'enquête, sauf que cette fois-ci, ils ont eu un déclic, au Figaro. Ils sont montés d'un cran. Attention, je ne dis pas que le sujet n'ait aucun intérêt. Il en a un bien sûr, mais bon, surtout d'un point de vue journalistique. Parce que c'est pas le pognon qui fait dire onze conneries à la minute à Joël Dicker, hein, il avait sûrement des prédispositions. Mais là, attention, ils ont compris un truc: finalement, les écrivains qui ont gagné un max avec un livre, eh bien c'est un peu comme les gagnants du gros lot à la loterie. Ouaich. Certes, y a une petite différence, n'est-ce pas: le gagnant à barré quelques chiffres alors que l'écrivain à noirci plusieurs centaines de pages. Mais c'est un détail. Les deux sont soumis au même traumatisme: too much pognon too quickly. Re-Ouaich. Genre: ils l'ont pas fait exprès. Alors un journaliste du Figaro  – Mohammed Aissaoui – a fait son travail d'enquête, de fond et de grande surface. Et il a carrément contacté Brigitte Roth (aucun rapport avec Philip…), responsable du service relations avec les gagnants de La Française des jeux pour lui demander, avec cette fausse naïveté qui est le sel du plat que tu as pas trop envie de goûter: "Un millionnaire du Loto ou un auteur à succès, est-ce la même chose?" Réponse de la spécialiste du gros chèque tombé du ciel et des détresses liées au surplus d'euros:
«Non, bien sûr. Mais dans les deux cas, il faut un soutien et une écoute. Il y a un temps d'adaptation nécessaire pour intégrer les conséquences de ce changement. On oublie trop souvent que la personne se retrouve en insécurité car ses repères sont complètement bousculés.»
Conclusion du journaliste:
À quand une cellule psychologique pour les millionnaires de l'édition?
Le mur du son. Franchi à Mach III. On se dit: est-ce bien sérieux? Mais attendez, il y a mieux. Car l'article du Figaro, au cas où on n'aurait pas compris le papier de Mohammed Aissaoui, est assorti d'une vidéo qui devrait en principe devenir ze vidéo du mois. M. Aissaoui en personne, filmé de face, en costume sans cravate, nous résume la teneur de son article. Et là on a l'impression d'une caméra cachée ou d'un truc orchestré par la troupe des Deschiens. Rien que le début sidère: "Oui cela existe." Notre présentateur vedette va alors nous assener, avec un sérieux qu'aurait gravement jalousé Droopy, les mêmes âneries que dans l'article. Mais il le fait avec un sérieux si terne et si gorgé de plate évidence qu'on croit à une farce, tout en se doutant que non, ce type fait seulement son métier, et cherche à appuyer par des images un propos qui rase déjà tellement les pâquerettes qu'on doute qu'elles auront les couilles de repousser un jour. Temps réel: 1 minute 57 – à se rouler de terre par rire [sic].
Les expressions fusent, fumeuses et fatales: "Le début de ses malheurs", "un succès peut faire mal", "un succès peut être perturbant", "les sollicitations sont extraordinaires, dignes d'une star du show-biz", "s'il ne refuse pas certaines demandes, il n'aurait plus une seule journée pour écrire", etc. Le tout ânonné à la hache à beurre.
Bref, si vous avez des blancs dans vos soirées entre amis, je vous invite à mater cette vidéo que le zapping de Canal + devrait reprendre et qui pourrait figurer également sur YouTube à la rubrique: "Les 345 accidents les plus hilarants du PAF à lunettes". Allez moteur:

mardi 26 février 2013

Pynchon dot.com

La rumeur concernant la publication d'un nouveau roman signé Pynchon est confirmée. On savait déjà le titre: "Bleeding Edge". On sait désormais par son éditeur, Penguin, que le livre sortira le 17 septembre 2013 prochain et qu'il est situé "dans le calme entre l'effondrement du dot-com boom [quand à la fin des années 90 d'innombrables sociétés en ligne ont pompé les finances et surfé sur un enthousiasme qui s'est révélé peu rentable] et les terribles événements du 11 Septembre [là, vous savez ce que c'est, je crois]".
L'année sera 2001 et le décor sera la Silicon Alley de Manhattan – surnom donné aux quartiers de New York où se sont concentrées les sociétés en lignes et les médias d'info. 
Mais que diable signifie l'expression bleeding edge à laquelle le roman emprunte son titre ?  Oh, c'est tout simple. Elle est décalquée de "leading edge", "cutting edge", autres expressions désignant des technologies qui sont aux avant-postes. Elle apparaît pour la première fois, apparemment, dans un essai de Jack Dale intitulé Rumeurs du futur et cirque digital, paru en 1994. Elle a vite fait florès, on s'en doute bien, car "bleeding edge" désigne ici une catégorie de technologies tellement avancées qu'elles courent le risque d'être non seulement très coûteuses mais de finir par un bide. C'est l'avant-garde du progrès mais avec gros risque de plantade. La pointe du progrès, en somme, mais qui fait mal. On vous laisse imaginer un titre français à la hauteur…

L'orgie vaut le détour: Champsaur en grande toge

Les éditions Le Vampire Actif ont le chic pour réintroduire dans l'arène littéraire quelque gladiateur oublié, tels que Pétrus Borel ou Jean Richepin, et nous offrent aujourd'hui un sacré péplum signé Félicien Champsaur, L'orgie latine. Dans la préface qu'a écrite Hugues Béeseau, il nous est permis de se faire une idée de l'ampleur littéraire de Champsaur, compagnon des Hydropathes, Hirsutes, Zutistes et autres glorieux fadas de l'époque du roi Verlaine. Quelques aperçus sur ses œuvres nous donnent l'impression de zyeuter, entre deux tentures cramoisies, un monde pré-post-moderne. Ainsi en va-t-il de Lulu roman clownesque (1901), dans lequel Champsaur, nous dit Béeseau
produit un texte hybride composé d'un récit érotique, dans lequel il insère des "corps étrangers" constitués par des textes tirés d'encarts publicitaires, d'articles de journaux, de ses poèmes et de très nombreuses illustrations produites par des peintres et des affichistes du moment […]
texte qu'on peut par ailleurs consulter en ligne sur le site Gallica afin de se faire une idée des audaces de Champsaur, même si rêver à ce que peut être un tel ouvrage se suffit presque à lui-même, et que la lecture in extenso de Lulu roman clownesque peut décevoir. Il en va de même pour Le Jazz des masques (1928), dont l'auteur nous affirme qu'il "cocktailise" tout à la fois,
"livre caméléonesque, poésie, alacrité, causticité, théâtre, récit, propos aigus en zigzag […], drame et pamphlet, mixture d'amour, d'idées, de politique".
Ira-t-on voir de visu? ou préférera-t-on, une fois de plus, rêver ce livre, ses promesses, ses errances? Au lecteur de mesurer et d'équilibrer l'intensité de ses attentes et la force de sa curiosité.  En revanche, nous avons bel et bien L'orgie latine entre les mains, et pouvons nous y plonger ou y butiner à notre guise. C'est un livre qui a la particularité d'être bichrome, entendez par là que certains mots et passages sont composés en rouge, comme si Champsaur avait voulu, sur l'arène de la page, répandre un peu de ce sang antique dont il cherche à chanter la prégnante actualité – Béeseau cite fort à propos dans sa préface la phrase de cet autre oublié, Catulle Mendès: "Le sang, le beau sang, le cher sang, l'adorable sang."
L'orgie latine plonge le lecteur dans le monde englouti de Messaline, ses "fanfares buccinantes", les "effluves de ses yeux lascifs" (?!), quand Rome, "pâmée dans la victoire et la débauche", est à la fois capitale, cirque et couche ardente. Champsaur crée un étrange Salammbô de cabaret, où défilent chars et dialogues, prières câlines et ruts des faunes. D'humeur homérique, Champsaur s'ébroue sans gêne sa prose musculeuse sous les portiques du roman en toge, pour notre plus grande délectation, alternant tableaux de chair et scènes de rétiaires. On vibre à l'heure sanglante où
Rome, la ville-clarté, centre du monde civilisé, râlait, dans une agonie pareille à celle d'un vieux libertin surpris par la mort aux bras de ses prostituées, à l'heure où il se vautrait tordu d'un spasme suprême, dans une couche infâme.
Les arènes braillent et les lupanars murmurent. Il y a une "subucula débraillée", des "parfums crapuleux", "une furie bestiale", des fins de partie que Champsaur sait conclure d'un énigmatique mais efficace: "Un vélite passait, qu'elle entraîna" – non seulement la seule irruption du rouge dans cet énoncé suffit à faire entendre "la rumeur perpétuelle de la volupté", mais ce kidnapping de l'imparfait fantassin par le passé simple impérial a quelque chose de terrible. N'en déduisez pas que L'orgie latine n'est pas qu'une vaste bacchanale, un Gaffiot du stupre: il y court des accents chrétiens, surpris dans leur aurore, quand une "sérénité étrange" illumine certains personnages, les dieux vont perdre leur "x", c'est une question de timing. Et en prime, Néron fait une apparition sur la fin, et l'on sent que l'amour humain n'est pas pour demain. 
Oubliez donc Quo Vadis quelques heures, reléguez Ben-Hur sur une haute étagère et plongez les yeux (et les mains) dans la bichrome luxure du sieur Champsaur! Vous y perdrez peut-être votre latin, mais l'orgie vaut le détour.
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Félicien Champsaur, L'orgie latine, Les éditions du Vampire actif, coll. Les Rituels pourpres, édition établie et présentée par Hugues Béeseau et Karine Cnudde, 20€

lundi 25 février 2013

Douze pieds et quelques crocs

Cette semaine commence bien. Il fait un temps à relire Stig Dagerman. L'UMP est scandalisée parce que Hollande a voulu rassurer une fillette en lui disant que le père Fouettard ne reviendrait pas de sitôt. Et on peut voir des peintures de Henry Darger à l'incroyable Museum of Everything qui s'est installé jusqu'à la fin mars au 14 bd Raspail à Paris.  Les Misérables ont eu un Oscar pour le maquillage, ce qui fait sens. Et les Femen ont fait chier Berlusconi devant les urnes. Donc, n'en demandons pas trop. Pourtant, ce n'est pas l'envie de nous faire une ligne qui nous retient. Pourquoi? La réponse tout de suite.

Tracer une ligne n'est pas une opération de tout repos, surtout quand la ligne en question est une ligne d'autobus, celle du 29 plus précisément, et qu'elle est déclinée en alexandrins et soumise au cahots des digressions. C'est pourtant ce que fait Jacques Roubaud dans son Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, publiée récemment les éditions Attila. Un chouette livre par sa conception et sa réalisation, confiée à des élèves de l'école Estienne, où les caractères changent de couleurs selon les niveaux du discours, où souvent les derniers mots des vers voient leur syllabe finale génétiquement modifiée afin de respecter la rime à l'œil (ce dernier mot, chez Roubaud, pourrait donc rimer avec fautœil), où l'orthographe en général est bricolée pour mettre à l'aise ce grand benêt d'alexandrin. Evidemment, le modèle absolu en arrière-fond, on le sent bien, et en plus c'est dit, n'est autre que Cosmogonie de Queneau, même si on sent à tous les hémistiches l'ombre du Roussel des Nouvelles Impressions d'Afrique ou de La Seine, ainsi que les mânes urbaines de Perec. 
Roubaud fait le malin et aime ça. Tour à tour drôle, potache, faussement sentencieux ou ostensiblement érudit, il cherche à convaincre le lecteur que l'alexandrin a encore de beaux jours devant lui, et que la poésie l'a peut-être enterré un peu vite. Il le déshabille, le déguise, le désarticule, l'affuble et le fabule. Le réanime au cas où il serait crevard (alors qu'il va très bien, hein, c'est juste les conditions bourgeoises de sa productions qui ont pris un coup dans l'aile, a-t-on envie de dire). Mais cette Ode faussement linéaire (parce que digressive) ne se contente pas de dire ce qu'elle fait et de faire ce qu'elle dit (ce qui est déjà beaucoup). Elle se permet des petits écarts de route, déboîte parfois sèchement pour filer un coup de pare-chocs aux confrères en poésie de Roubaud, comme si redorer (ou dé-rouiller) l'alexandrin allait de pair avec la sortie de route et le tête à queue.
Dans le chant II, l'auteur se moque des écrivains qui pratiquent le "document poétique" (les mêmes selon lui qui conspuent "les zou lipiens qui font des fable / pour réparer des ans l'outrage irréparable"), donnant ainsi l'impression d'une querelle des anciens et des modernes. On est surpris par l'apparition de cette guéguerre littéraire qui semble agacer passablement Roubaud, lequel se complaît à jouer volontairement les vieux cons à qui on ne la fait pas (ce qui, à son âge, est risqué). Déjà, dans le chant I, pourtant, l'attaque commençait fort :
"Il est temps de marquer     un temps d'arrêt, le stile
De mon ode     paraître difficile
Au lecteur habitué   des écrits qui hont cour
Post-modernes romans   post-poésie à jour
Du goût contemporain,   rap! slam! "nouveau lyrisme"!
Dada régurgité!   hou vieux-breton! lettrisme!
    Disciples des hayd'sick   des blaineu des métaill
    J'admire vos effor    physiques, ne ne raill'
    Ni vos gueulantes ni   vos cris ni vos mimiques
    Ni l'attirail de bé   quilles zélectroniques
    Micro zou ho-parleur   en cent dispositions
    Qui semble indispensable   à vos prestati-ons
          Héroïques héros   du grand vroum vroum disciples
          Dans la soci-été   vos soutiens sont multiples
          Municipalités    journaux et cultureux
          Frétillent de bonheur    vous exaltent, heureux
          De se voir délivrés    de ce dont ils ne savent
          Que faire, ces écrits […]"
Et ça continue dans cette veine en mal d'œdème encore quelques vers. L'attaque contre Bernard Heidsieck (hayd'sick) et Julien Blaine (blaineu) surprend un peu, non seulement parce qu'elle est hors de propos, mais surtout par son inutile virulence, car on voit mal en quoi les tenants de la poésie action et de la performance sonore nuisent (ou ont nui) à la poésie et encore moins à Roubaud. Du coup, les pyrotechnies érudites et cocasses de Roubaud prennent un sens revanchard, comme si le fiel  imbibait la page où se meut son bus. D'autant que son livre peine malgré sa vélocité et sa pétillance à dépasser l'hommage mimétique au maître Queneau. Pourtant quelle furibonderie dans le verbe, quelle souplesse dans l'enjambement ! Le livre se lit à voix haute et sinueuse, et constitue une réelle expérience de lecture, on est surpris, à l'œil et à l'oreille, et oui, il y a plein de citations, c'est riche, énergique, nerveux, même si ça un fait peu son mariole de temps en temps. Dommage que le bus roubaldien se soit cru obligé de rouler sur les clous de la poésie action (ajouter un accent circonflexe au "a" de Quintane n'est pas ce qu'il y a de plus finaud, convenons-en). Bref, malgré la nostalgie cachée à l'œuvre dans cette odyssée eratépéenne, on a souvent envie de prendre le maîtr'ho peaulitin, histoire de faire un p'tit tour de manège dans l'undeurrrgroune…

vendredi 22 février 2013

Des stéroïdes au cèleri en passant par le Népal

Il circule tout un tas de rumeurs sur le cèleri branche, au point qu'en en examinant de près la tige verte cannelée et légèrement concave (ou convexe, c'est selon) de ce qu'aucuns appelles "ache des marais", on pourrait presque les voir circuler à la file indienne. Est-ce parce qu'il s'agit d'une plante hermaphrodite? On ne sait pas. Tout ce qu'on sait, en revanche, c'est que l'androsténone (5α-androst-16-en-3-one) a été la première phéromone de mammifère à être identifiée mais que  ce stéroïde est également présent dans le cytoplasme du céleri. Et c'est déjà beaucoup. Mais bon, le but est de le bouffer, pas de finir hypertrophié.

On va donc émincer finement quatre ou cinq branches, les balancer dans le wok comme si on jetait des os de chrétiens aux lions païens, rajouter un oignon rouge, un bulbe émincé de fenouil, quelques noix de cajou, dix-huit lardons, les herbes que vous avez sous la main ou le pied (j'ai mis de la menthe fraîche et du basilic) et quand tout ce petit monde aura fait connaissance, on ajoutera du poivre du Népal, qui fera office d'entremetteur. Puis, dès qu'on sentira le frichti crier grâce, on lui portera le coup fatal en lui flanquant une bonne giclée de sauce de soja. On les laissera s'expliquer encore quelques minutes, le temps de faire cuire le riz, de préférence un riz thaï, style mélange montagnard (trio de riz thaï 1/2 complet, quinoa royal et graines de courge).

Une fois le riz cuit – attention, dix minutes grand max, il sera quasi al dente, et c'est ce qu'il faut – égouttez-le sans vous étonner de plus rien voir, c'est normal, la vapeur s'est déposé sur les verres de vos lunettes, alors pas la peine de hurler comme un putois: "I'm blind, goddammit! I'm fucking blind!" 

Versez le riz égoutté sur le frichti de céleri, remuez, faites hurler la flamme par pure plaisir sadique, puis servez, quitte à vous servir d'un bol pour que le monticule ressemble à un sein (ou à un bol renversé, je vous laisse juge).

(Si vous avez de la ressource, rajoutez quelques petits épinards violets parés puis impitoyablement rissolés à l'ail, vous verrez, personne ne s'en plaindra.)

P.-S.: Comme dessert, au point où vous en êtes, lâchez-vous sur un tiramisu.

Radio Activité (ou les aventures de ZZRRRFTT)

La neige, sans doute agacée par l'arrivée prématurée du printemps, se livre à un dernier tour de manège au-dessus de nos têtes, en flocons frivoles, ou paniqués, et on se ZZRRRFTT du monde hier soir à la librairie Charybde, et le catalogue Quidam de Pascal Arnaud, spécialement mis à l'honneur, put y prendre ses aises et s'offrir de nouveaux lecteurs. On a du mal à croire que personne ne va voler au secours de cet éditeur et que nous resterons à jamais orphelin des livres de Jirgl, Nick Barlay, et ZZRRRFTT a lieu la cérémonie de remise des Césars et il y aura bien quelqu'un pour faire sur scène une plaisanterie cool sur les salaire des acteurs ou sur l'hospitalité russe.  ZZRRRFTT nouveau livre sort sur DSK, qui le compare à un "cochon", publié par ZZRRRFTT l'Académie française a trouvé un remplaçant à Jean Dutourd, il devrait ZZRRRFTT de polars Patricia Cornwell vient de gagner 51 millions de dollars au terme d'un procès contre les anciens gestionnaires de ses intérêts ZZRRRFTT le dit Nicolas Ancion: "Plus les années passent et plus les mariés dans les vitrines des photographes me paraissent jeunes." Ce à quoi ZZRRRFTT Chevillard semble avoir la solution: "Nous croyons que le marbre des tombes possède des propriétés réfléchissantes parce que nous nous voyons dedans... mais ne serait-ce pas plutôt que nous voyons à travers ?" ZZRRRFTT
Ouf, ça y est, on capte mieux. Trop de fréquences. De parasites. D'ondes. Mais ça y est, on a trouvé: 101.5. Oui, because ce soir on sera sur Radio Nova pour présenter une petite play-list de 5/6 titres et répondre à quelques questions sur ce qu'on fait ici (et là) et de quoi on rêve (et se mêle). De 20h à 23h, en effet, David Blot sera en direct du Café A (148 rue du Faubourg St Martin à Paris dans le 10ème,  Métro gare de l’Est, entrée libre et gratuite) et me recevra ainsi que Léa Drucker, Philippe Dupuy et Jean-Louis Coste. De la musique, tiens donc. Et pourquoi? Oh, allez, vous le savez bien:
If music be the food of love,
sing on till I am fill'd with joy;
for then my list'ning soul you move
with pleasures that can never cloy,
your eyes, your mien, your tongue declare
that you are music ev'rywhere.


jeudi 21 février 2013

Œufémisme

Les œufs Bénédicte sont un plat composé de deux moitiés de muffin, recouvertes d'une tranche de jambon ou de bacon, d'un œuf de poule poché, le tout de sauce hollandaise. Une fois qu'on a dit ça, on s'aperçoit qu'on déjà pris un kilo dans les hanches. Mais on ne le regrette pas vraiment. En revanche, on a le droit, maintenant qu'on est repu, de s'interroger sur cette appellation: œufs Bénédicte, ou œufs bénédictine, ou encore œufs à la bénédictine, si bien qu'on s'étonnerait presque de ne pas trouver l'expression naturelle: "bénédicte d'œufs". D'où viennent-elles donc, ces ovoïdes cellules fécondées que la malice a ensevelies sous une lave de jaune d'œuf, de beurre et de citron ?
On vous arrête tout de suite. Pas la peine d'imaginer un vieux moine ventru de l'ordre de saint Benoît, jaloux des succès d'un chanoine Kier, s'essayant, entre deux molles flagellations, à de complexes combinaisons culinaires,  Apparemment, l'œuf bénédicte est nettement plus païen.
Ce serait un certain Lemuel Benedict, agent de change en retraite, qui, désireux de soigner sa gueule de bois matinal, aurait commandé au cuistot du Waldorf Astoria, par un clair matin d'août 1894, le mélange aujourd'hui célèbre. Pourquoi pas. C'est à peu près dans les mêmes conditions que John Montagu, comte de sandwich, inventa la collation éponyme. Mais d'autres théories courent les arrière-cuisine, et il paraîtrait que c'est un banquier du nom de E.C. Benedict qui aurait mis au point la chose. Ou une certaine Mrs. Le Grand Benedict, épouse d'un magnat de la finance, qui aurait insufflé la calorique idée au maître d'hôtel du célèbre El Domenico, à NY. Allez savoir.  Agent de change? banquier ? financier? Ce qui est sûr, c'est qu'il s'agit là d'un repas tout droit sorti de la tête d'un suppôt du capitalisme. On comprend mieux du coup pourquoi, une fois absorbé, l'œuf bénédicte vous donne envie de lire le journal (pages loisirs) dans un canapé chesterfield puis de somnoler en rêvant à de lointains paradis fiscaux. Alors qu'un œuf à la coque, c'est bien connu, n'a jamais rendu personne songeur. Quant à l'œuf dur, il est tout juste bon à faire résonner le zinc et sonner le retour au turbin. Bref, l'œuf est comme l'homme: plus on le choie, moins il donne envie de bosser.

Un Quidam sinon rien

Tonite: Soirée spéciale
Quidam Editeur

Le 21 février 2013 à partir de 19:00, la librairie Charybde (129 rue de Charenton, 75012 Paris [09.54.33.05.71] M° Gare de Lyon) vous invite à une soirée dédiée à Pascal Arnaud, le formidable animateur de Quidam Editeur. Entouré de plusieurs de ses auteurs et amis, il nous présentera plusieurs ***titres*** de
             son 
                        excellent
                                             catalogue :

- Philippe Annocque nous parlera de La persistance du froid, de Denis Decourchelle ;

- Romain Verger nous parlera de Crevasse, de Pierre Terzian ;

- Laure Limongi parlera de B.S. Johnson et peut-être de Jérôme Lafargue ;

- Claro parlera de La femme d'un homme qui, de Nick Barlay (dont j'ai déjà parlé ici-même)

- Maïca Sanconie parlera du Imelda de John Herman et de Lithium pour Médée de Kate Braverman ;

- Michel Volkovitch évoquera le domaine grec chez Quidam (Ménis Koumandaréas, Ersi Sotiropoulos, ...) ;

- Vanessa Guignery, traductrice du B.S. Johnson, histoire d'un éléphant fougueux, la biographie dédiée par Jonathan Coe, nous parlera aussi de B.S. Johnson ;

- Pascal Arnaud lui-même évoquera Rolf Dieter Brinkmann, Reinhard Jirgl, Ron Butlin, Gabriel Josipovici, ainsi que Le bord du ciel de Maïca Sanconie ; et les libraires de Charybde vous diront un mot de Paulus Hochgatterer et de David M. Thomas.


Venez beaucoup !

L'extension de la prose par d'autres moyens

Je vous parlais hier du livre de Christos Chryssopoulos, Une lampe entre les dents (Actes Sud). Un livre qui s'interroge sur la ville et ses nouveaux orphelins, à l'heure de la crise, à la lumière (ou l'ombre?) de la flânerie. Et qui, bien que discret et respectueux de l'inachevé, en dit plus sur la misère que tout ce que pourra en dire jamais le futur président du Salon du livre de Québec, Marc Lévy, lui qui pourtant écrivait dans La première nuit cette phrase-limite qui semble davantage une ode à la synonymie et aux adverbes qu'une chétive tentative avortée de presque pensée:
"Un milliard et demi d'êtres humains vivent dans une misère intolérable, inacceptable, insupportable." (in La première nuit)
Mais passons. La même nuit n'habite pas tous les écrivains, et certains ont des ampoules aux doigts tandis que d'autres les ont seulement dans les yeux, d'où une certaine difficulté à voir au-delà de leur cornée. Revenons à nos moutons errants. A un moment, Chryssopoulos, abordant la question de la violence, se risque à l'aphorisme, même s'il sait que la violence "est une partie constitutive de la vie courante" et donc rétive à la démarche aphoristique. Pourtant, il tente la chose (p. 56 - 57):
• La violence est souvent l'autre face de l'identité.
• La violence se loge dans la langue
• La violence produit des symboles
• La violence est toujours celle de l'autre [etc.]
En lisant ces phrases distinctes, qui oscillent entre définition et formule, et tentent plutôt de faire sens par leur amoncellement, même paradoxal, je repensais à un poème de l'américain Charles Bernstein que j'avais lu la veille, "War Stories", un poème écrit, ou en tout cas paru en 2006 dans le recueil Girly Man. Il me semble répondre assez bien aux questionnements de Chryssopoulos, même s'il leur répond (mais comme un écho) par la poésie; en tout cas il les prolonge, formellement, dans cette gare de triage qu'est l'esprit sciemment bombardé du lecteur:
La guerre est l'extension de la prose par d'autres moyens.
La guerre c'est ne jamais avoir à dire qu'on est désolé.
La guerre est l'issue logique de certitude morale.
La guerre est la résolution par le conflit pour les handicapés esthétiques.
La guerre est un bateau qui va lentement au ciel et un train qui fonce en enfer.
La guerre est soit l'échec à communiquer soit la forme d'expression la plus directe possible.
La guerre est le premier recours des scélérats.
La guerre est le droit légitime des impuissants à résister à la violence des puissants.
La guerre est illusion tout comme la paix est imaginaire.
J'arrête là, ce qui n'est pas le cas, loin s'en faut, de la guerre, qui est sûrement, à bien y regarder, intolérable, inacceptable, insupportable, voire inadmissible. "La violence est toujours celle de l'autre"? CQFD

mardi 19 février 2013

Le marathon immobile

Une ville, on le sait, est un organisme. Walter Benjamin en a disséqué l'anatomie, inféré la masse et les mouvements d'après les membres en cours de fossilisation (mercantile) de ses passages. Baudelaire y a traqué la beauté et la laideur, depuis la jambe de la passante jusqu'au regard du chiffonnier. Joyce en a pelé les strates et organisé les itinéraires.
Mais la ville, comme tout organisme, peut se détraquer. Et surtout, forcer l'écrivain à sortir de chez lui, à sortir de son devenir-écrivain pour simplement l'arpenter, afin, peut-être, de redevenir écrivain différemment
La crise affecte les villes, la chose est entendue. Conscient qu'il se passait quelque chose dans les rues d'Athènes, l'écrivain grec Christos Chryssopoulos descend un jour dans la rue – il en sortira un livre: Une lampe entre les dents, sorti chez Actes Sud ces jours-ci.
Nous sommes en décembre 2011:
"On aurait dit que quelque chose, imperceptiblement, venait de mal tourner. Comme un appareil qui tombe en panne: avant qu'il ne lâche, il se passe quelque chose d'anormal – il fait un bruit bizarre ou tout d'un coup il ralentit."
Plutôt que de s'acharner sur la page blanche, qui lui résiste, il part à la découverte de cette ville qu'il pense connaître mais dont il pense ne pas encore savoir déchiffrer les signes. Il a le sentiment que "la ville s'est retournée sur elle-même. Comme on retourne une chaussette." Il va donc errer, tenter de devenir flâneur, même s'il est bien entendu qu'on est loin de la flânerie telle qu'on la concevait au dix-neuvième siècle. Désormais, le flâneur est passif et actif. Il peut bloquer un carrefour ou se changer en boîte aux lettres, tout interpréter sauvagement ou voir à travers les yeux d'un animal.
Chryssopoulos ne cherche pas à prendre le pouls de la ville, mais à comprendre quel est ce sens étrange qui y coule et dont le goût a changé. Ni sociologue ni ethnologue, mais un peu des deux, en hybride songeur, il marche, s'arrête regarde, discute même, parfois, comme avec ce SDF qu'il retrouve à plusieurs reprises sur le même banc. Il recueille, entasse, laisse aussi les informations s'éparpiller. Il comprend peu à peu une chose essentielle, qui peut se résumer par la phrase que lui assène deux ou trois fois le SDF: "La rue, tu peux pas en sortir." La rue vécue comme un intérieur, l'extérieur vécue comme une prison à ciel ouvert. La démarche de l'auteur – à la fois distanciée et mouvante – l'oblige à questionner jusqu'à son statut d'écrivain:
"Ainsi, m'exprimant à la première personne, je finis par me portraiturer sous les traits d'un écho en mouvement. Je ne suis rien de plus qu'un nom. […] La relation à soi-même passe par une écriture qui masque et dévoile en même temps. Là réside la difficulté de son travail: l'écriture exige d'accepter qu'une partie de lui soit à découvert, livrée au public, et que tout un chacun puisse le feuilleter à sa guise."
Il en découle, pour Chryssopoulos, une similitude entre écrivain et flâneur. Tous deux veillent à ce que leur conscience soit à la fois réflexive (penser ce qu'ils font) et absente (échappant au temps et à l'espace concerné: page ou rue). Sans jamais tomber dans l'écueil du compassionnel, l'auteur d'Une lampe entre les dents finit néanmoins par éprouver une difficulté à rester chez lui, dans ce qu'il appelle la "pièce des spectres" (le lieu où il écrit):
"[…] j'ai souvent l'impression d'être un traître quand il m'arrive de rester un jour chez moi. Je déclare: 'J'ai envie de sortir.' Je savoure les rues aveuglément, je me laisse conduire par elles, je ne rentre que lorsque je suis exténué et rien ne m'interdit de succomber de nouveau à ce plaisir le lendemain."
Bien sûr, cette addiction n'est possible que parce que l'auteur, à la différence de ces SDF de plus en plus nombreux, jouit encore de la distinction entre extérieur/intérieur. Il peut encore "voir" Athènes, même s'il a bien conscience que cette ville est "une fausse note géante qui jure à tous les coups". Athènes, ville des ruines. A tel point que le piéton, le flâneur se voit contraint de reconnaître que
"[…] les loques humaines, les débris humains qui nous entourent ne nous font pas grande impression. Et voilà que nous nous sommes transformés en un musée de ruines."
Le constat est douloureux, mais moins que la crise à laquelle il se réfère. Voilà un livre qu'on pourrait aisément ranger dans sa bibliothèque entre Pourquoi êtes-vous pauvre? de William T. Vollmann et, pourquoi pas, L'homme des foules, d'Edgar Poe. Comme une possible escale entre la radiographie de la misère et le questionnement de la solitude citadine.

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Christos Chryssopoulos, Une lampe entre les dents, chronique athénienne (traduit du grec par Anne-Laure Brisac), éd. Actes Sud, 16,80€

Passion dans la brousse

On ignore qui a eu le premier l'idée d'associer l'adjectif "velouté" à une soupe, au point d'en faire un substantif autonome, mais ladite personne fit preuve à cet égard d'un sens de la comparaison approchant la perfection. Bien sûr, quiconque a essayé un jour de mâchouiller une étoffe en velours pourra émettre quelque objection, mais la question n'est pas là. Non, la question est: comment obtenir du liquide qu'il se veloute? (Je ne désespère pas de relancer la mode du verbe "velouter", qui paraît-il existe.) On a tenté l'expérience hier soir avec un succès qui, dans un monde idéal, aurait dû faire la une du magazine Saveurs. Au départ, pourtant, rien que du banal: quelques poireaux tranchés avec une partie du vert (ne pas gaspiller), quatre ou cinq patates qui commençaient à vous regarder (entendez par là que des "yeux" leur poussaient, preuve que la lune fait germer les légumes qui osent lui ressembler, même grossièrement), deux branches de céleri qu'on s'est empêché de croquer crues (une vague rumeur de vertu aphrodisiaque…), et deux courgettes qui pensaient naïvement finir en gratin. Le tout a rissolé brièvement dans de l'huile d'olive, précédé par un oignon finement haché, avant qu'une cascade de bouillon ne vienne noyer ce verdoyant amalgame, à laquelle on a adjoint quelques grains de poivre du Népal (cadeau de Maylis de Kérangal – merci Maylis!). La cuisson, réglée à feu réduit, comme si la chaleur avait devoir de discrétion, a réconcilié tout ce petit monde légumineux. Mais après, ainsi va la vie, il a fallu mixer, en impitoyable DJ potager. Là, l'heure fatale du veloutage approchant, on a hésité. Le populaire carré frais Gervais? L'élégante ricotta? La classique crème fraîche? Du lait de pis? De la fluide fleurette? Du beurre bien baratté? Que nenni. On a jeté sans sourciller son dévolu sur deux cent trente-trois grammes de brocciu, lesquels ont sombré dans la soupe épaisse tel un iceberg consentant. Le mixer a vrombi, à la fois juge et complice, les molécules ont dansé, le parfum s'est emballé. Puis la cuiller a fait son office, invitant au palais aguiché le très attendu et vert velours. Pendant ce temps, à la télé, une fringante Catherine Deneuve en survête s'extasiait devant deux lapins en train de niquer. Potiche passait. Ozon jouait aussi sur du velours.

La question des Garnier

Charlotte von Essen a eu une bonne idée: demander à des auteurs contemporains de se livrer au jeu du questionnaire en guise de préface à des textes classiques. Ça se passe en Garnier-Flammarion, sous la rubrique liminaire "Interview". Eric Chevillard a choisi Bouvard et Pécuchet, et Pierre Bergounioux L'Odyssée. Il s'agit à chaque fois des mêmes questions, quatorze au total: Quand avez-vous lu ce livre pour la première fois? Racontez-nous les circonstances de cette lecture. / Votre "coup de foudre" a-t-il eu lieu dès le début du livre ou après ? / Relisez-vous ce livre parfois? A quelle occasion ? Etc.
Le ton est certes scolaire, voire naïf, mais c'est là précisément tout l'enjeu de l'exercice, puisqu'il s'adresse, principalement (on le suppose) à de jeunes lecteurs pour qui c'est une première "prise de contact" et qui peuvent ainsi découvrir, avec stupeur on l'espère, l'impact qu'un texte peut avoir sur un auteur. Evidemment, chaque auteur se livre(ra) à l'exercice selon son goût. Et il ne faut donc pas s'étonner qu'Eric Chevillard réponde à la première question – Quand avez-vous lu ce livre pour la première fois? Racontez-nous les circonstances de cette lecture – de la façon suivante:
"On ne saurait me soupçonner des assassinats, crimes et délits commis durant les journées des 3, 4, et 5 mars 1982, j'ai un alibi, et c'est du solide: je lisais pour la première fois Bouvard et Pécuchet, comme en atteste la page de garde où j'ai noté ces dates. Je le fais encore aujourd'hui sur tous les livres que je lis, dans un souci maniaque que je ne m'explique pas bien mais qui m'aurait sans doute valu l'estime des deux héros de Flaubert."
Preuve, si besoin en était, qu'un écrivain peut se plier à un exercice, aussi mécanique soit-il en apparence. Autre exemple, quand on demande à Bergounioux: "Y a-t-il, selon vous, des passages ratés" (la question, reconnaissons-le, est audacieuse, s'agissant de classiques éprouvés), il n'hésite pas à répondre que
"les aventures de Télémaque manquent un peu d'intérêt parce qu'il est jeune, sans projet autonome. Il agit dans l'ombre de son père et ses initiatives, par l'effet du contraste, en pâtissent."
Comme on le voit, la discussion est lancée, du moins ouverte. On pourrait d'ailleurs se livrer à un jeu contigu, et se demander quel moderne va commenter quel classique. Qui verriez-vous pour Un amour de Swann (réponse: Philippe Forest); Roméo et Juliette ? (Réponse: Antoine Volodine). A moins de cinq euros, on ne quand même va se priver d'étoffer ses étagères de poche, quitte à accumuler les doublons. Et puis, c'est Flaubert qui nous le dit lui-même dans le Dictionnaire des idées reçues à l'entrée "Exercice":
"Préserve de toutes les maladies.
Toujours conseiller d'en faire."

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Photo: © Linus Lohoff,  Das gebaute Bild

lundi 18 février 2013

Alban Lefranc à ring ouvert

Le 18 février, aujourd'hui donc, le comédien Marcial Di Fonzo Bo lira en avant-première des extraits du prochain roman d'Alban Lefranc, Le ring invisible, qui paraît début mars chez Verticales (on vous en cause dès qu'on a lu le livre, qui ne devrait pas tarder à arriver dans notre boîte aux livres…). Ça se passe au Théâtre Ouvert (4 bis, cité Véron, M° Blanche), 19h (entrée libre).
A signaler également: De nombreuses autres lectures et performances prévues, autour de son précédent livre, Fassbinder la mort en fanfare, et du nouveau roman (avec Julien Lacroix et Olivier Martinaud notamment) – on peut se renseigner ici.
En attendant, Le ring invisible, vu par ses éditeurs: 
"Comme chacun sait, il n’y a qu’une seule façon de passer le cap Horn : vite. Mohamed Ali a su somptueusement incarner cette vitesse face à ses adversaires sur le ring, face à l’Amérique blanche des années 60. Mais avant de s’appeler Mohamed Ali, il a fallu que le jeune Cassius Clay surmonte ses peurs, sorte de son mutisme et s’invente un corps. Il a fallu qu’il trouve la voix qui habite pleinement ce corps. Ce livre raconte sa genèse : Ali avant Ali."
Extrait:
« Il absorbait par tous ses pores l’espace clos entre les cordes, et sa peau comme une éponge avalait le volume à grandes gorgées, dévorait les moindres détails de ce carré magique de 6 mètres sur 6 où il avait choisi de passer sa vie désormais. »

Beethoven on the table

Certains légumes peuvent s'éplucher intégralement: on les transforme ainsi en lanières. Le geste est le même que pour le simple épluchage, sauf qu'il se prolonge une fois la peau ôtée, l'économe œuvrant comme s'il prenait goût à l'hypnotique translation rectiligne que la main, obstinée, lui impose. On agira donc de la sorte avec des courgettes, et l'on prendra soin de "chemiser" quelques ramequins de cellophane avant d'en tapisser le fond et des parois avec lesdites lanières (cuites au préalable pendant quinze minutes à la vapeur). On veillera à ce que les lamelles dépassent de quelques centimètres, afin de les rabattre par la suite sur le contenu suivant: un mélange de chèvre frais, de brousse, de crème liquide, d'huile d'olivre, de feuilles de basilic hachées finement et d'agar-agar – rappelons que l'agar-agar n'est autre que le cryptique E406 figurant dans la liste des additifs alimentaires, mais c'est un mot d'origine indonésienne-malaise, et il fait plus d'effet que "produit gélifiant"…).
Rabattre les lanières de courgette sur le mélange caprin est une opération des plus plaisantes: on a l'impression d'aider une méduse à se pelotonner sur elle-même. On gare ensuite les ramequins au niveau supérieur du parking glacé qu'est le réfrigérateur et on attend au moins quatre heures (une quinzaine de feuillets traduits) avant de démouler la chose (on aura pris soin, toutefois, de rajouter une petite couche du mélange chèvre-crème au-dessus de la méduse-courgette: ça l'aide à ne pas s'affaler comme le font les véritables méduses quand on les sort du frigo). On obtient alors une "timbale" très présentable et fort succulente, qu'on peut bien sûr décorer à son goût – une demi-tomate cerise, un nuage de paprika, une spirale de vinaigre balsamique sirupeux…
L'idéal serait bien sûr de pouvoir suspendre ladite préparation au sommet d'un mât qu'on installerait au centre de la table. Ainsi, chaque invité aurait la joie, un peu naïve, certes, mais ô combien gratifiante, de "décrocher" la timbale. Après tout, il n'est pas si courant de se sustenter en bonne compagnie d'une expression menacée de disparition.
(Note: On en profitera pour rappeler aux invités que dans le 2ème mouvement de la Symphonie n° 9 de Beethoven, la timbale frappe régulièrement un rythme de sicilienne tantôt au sein de l'orchestre, tantôt seule où elle interrompt la course du Scherzo. C'est, historiquement, la première fois où la timbale sort de son rôle habituel de simple "renfort" rythmique (elle intervient parfois seule) et joue autre chose que la tonique et la dominante (la médiante ici). Ça ne leur coupera pas pour autant l'appétit).

samedi 16 février 2013

Boomerang Buenos Aires Bravo

Pas facile de trouver l'édition originale du livre de Michel Butor intitulé Boomerang. Après quelques recherches sur internet, j'ai enfin trouvé, à un prix correct (hum-hum), l'inestimable ouvrage (je me suis fait un point d'honneur de lire toute la série des Génies du Lieu en éditions originales, malgré la remarquable édition des livres de Butor à La Différence…). Call me a fetishist if you will. Bref, le livre était en vente… en Argentine. C'est un libraire argentin, de Buenos Aires, qui le vendait. Gustavo I. Gonzales, dont le catalogue en ligne est par ailleurs très éclectique. On y trouve aussi bien un ouvrage de Lenôtre sur Napoléon qu'Eva de Hadley Chase, The Voyage Out, de Virginia Woolf, La princesse de Clèves en GF, Le Diable amoureux de Cazotte (avec 200 dessins de Beaumont), Lorca, etc. Il faut dire qu'à Buenos Aires, les librairies sont légions. Il existe même un guide des librairies de Buenos Aires: El libro de los Libros, Guia de lebrerias de la ciudad de Buenos Aires (c'est l'ami Dayre qui me l'a rapporté de là-bas). En tout cas, le moins qu'on puisse dire, c'est que Gustavo I. Gonzales aime les timbres, et que le colis fait honneur à son passager… Voilà. Boomerang, livre transhumant par excellence, aura ainsi accompli un périple dont serait fier son auteur. On envisage de l'envoyer un jour à Sumatra, histoire qu'il se dégourdisse les pages.

vendredi 15 février 2013

Le retour de la manivelle: louées soient les lasagnes

Les lasagnes sont le plat préféré de Garfield (le chat, pas le président américain). Raison de plus pour les cuisiner, donc. On fera de préférence sa pâte soi-même, en sachant qu'un œuf par cent grammes de farine est la règle d'or (à température ambiante, sans oublier le sel, et en battant les œufs à la fourchette comme si vous aviez fait ça toute votre vie). La machine à laminer le pâton – qui est au rouleau à patisserie ce que l'ordinateur est à l'Underwood fera le reste et vous permettra d'effectuer ce geste magique qui a quasiment disparu de nos existences pourtant fort mécanisées: tourner une manivelle. Qui, de nos jours, actionne encore une manivelle? Les voitures démarrent sur un sifflement, les puits se font rares, les orgues de Barbarie ont presque disparu, quant aux vielles à roue, je ne vous en parle même pas. Bref, l'homme a perdu le sens de la manivelle, et il est bon qu'un appareil l'assistant dans sa démarche alimentaire l'aide à retrouver ce geste qui naguère vous donnait l'impression que le monde tournait selon votre bon vouloir.
Concernant nos lasagnes, on conseillera d'insérer entre chaque étage tout ce qui vous semble bon et délicieux. De la ricotta, par exemple, en hommage à Pasolini. Du speck, en non-hommage au serial-killer Richard Speck (1941-1991); mais également des épinards, cette plante potagère popularisée par Catherine de Médicis et Popeye. De toute évidence une sauce tomate, si possible mélangée à de la béchamel (ou béchamelle, les deux orthographes étant admises, quoi qu'en pensent nos stupides correcteurs informatiques). Vous dégusterez le tout en songeant à la similitude troublante qu'il existe entre les lasagnes et les livres. Comme ça, la prochaine fois que vous ouvrirez un livre, vous vous paierez le luxe de saliver en sus.

Le mauvais livre, sa vie, son œuvre

Qu'est-ce qu'un "mauvais livre"? Les jugements péremptoires devraient avoir droit à un examen encore plus poussé que les analyses circonstanciées. Cette économie de moyen dans la condamnation – c'est un "mauvais livre", et basta – doit cacher quelque chose.
Un mauvais livre serait un livre qui ne (me) sert à rien. Il peut être bien écrit (facile), bien construit (encore heureux), ambitieux (gros), riche (bouffi), complexe (boueux? cérébral? raté?), qu'importe. Le mauvais livre n'est pas un livre "raté". Personnellement, j'adore les livres ratés, d'ailleurs tous les grands livres sont ratés, je veux dire par là qu'ils tutoient tellement l'échec qu'ils en prennent ses plis, et parlent donc heureusement une autre langue que celle des vainqueurs et des faiseurs de petits bijoux ciselés.
Le mauvais livre se reconnaît néanmoins à certaines caractéristiques. Je peux vous les citer d'autant plus facilement que je sais intimement ce qu'est un mauvais livre, puisque je suis écrivain, et que mon boulot consiste non pas à écrire à un chef-d'œuvre mais surtout à empêcher le mauvais livre de s'inviter dans mon travail. Pourtant il est là sans cesse, il guette le moindre instant d'inattention, avec un sourire béat. Oui, le mauvais livre est mon meilleur ami, je discute avec lui toute la sainte journée, je le laisse entrer, je le laisse exposer ses idées – il en a plein, le bougre – puis j'essaie de le convaincre d'aller voir ailleurs. Je sais bien qu'il est plein de bonnes intentions, mais, allez savoir pourquoi, j'ai décidé, quand j'écris, de me passer des bonnes intentions, et d'un tas d'autres choses. Car l'écriture est avant tout refus. Un "merdre" gros comme un rocher, posé en amont de l'eau qui, on l'espère, finira bien par couler.
Le mauvais livre est le livre que je vais écrire si je ne fais pas attention à certaines choses. Ce qui ne veut pas dire que mon livre sera "bon" au final, mais au moins j'aurais fait gaffe. Quelles sont donc  ces bonnes intentions dont je préfère me méfier? Elles sont légions. Hélas – ou heureusement: sinon ça serait de la balle, on rebondirait facile.
Le mauvais livre possède, dans son catalogue, toutes sortes de solutions éprouvées. Qui ne m'intéressent guère. Ces solutions sont éprouvées, certes, mais pas par moi, je veux dire: pas par l'objet que j'essaie de construire, et qui, de mécanique, aspire à devenir organique.
Le mauvais livre est paresseux, donc sympathique, je m'en méfie donc comme de la peste. Il est toujours là pour vous proposer des expressions, des formules, des phrases toutes faites qu'au pire vous pourrez toujours customiser pour faire le malin, mais dont on sentira toujours l'étiquette sous le fin coutil.
Le mauvais livre a des idées très précises sur la construction. Pour lui, elle va de soi. Au mieux, quelques rétropédalages, des bribes de souvenir, une ou deux ellipses, hop, mais bon, ne perdons pas le lecteur dans de vains dédales. Le mauvais livre connaît la langue sur le bout d'elle-même. Vous voulez décrire une scène? Il a, rangé dans un dossier, le protocole idoine. La façon de. La technique pour. Là encore: paresse.
Le mauvais livre adore les dialogues. Ils sont le sel de la vie, de l'authenticité, et la seule vue d'un tiret ou d'un guillemet lui fout une gaule pas possible. Enfin on va causer entre personnages. Ouf. Parler ! Pas écrire !
Pour les descriptions, le mauvais livre a aussi des solutions. Il suffit d'une couleur et d'un ersatz de comparaison. Surtout, ne pas tirer l'objet vers un système plus complexe. L'objet doit rester préhensible par le lecteur. Pas la peine de jouer les Balzac. La description doit être enlevée, allègre, c'est un petit pois à glisser entre deux matelas narratifs, mais ça ne doit pas pas empêcher le lecteur de dormir.
Les sentiments? Ah, le mauvais livre est hyper calé là-dessus. Il sait que ce qui est triste produit un effet triste, et que ce qui est drôle produit un effet comique. Donc: on prend la situation, on la couche par écrit en la piétinant comme du raisin dont on espère extraire un jus potable. La psychologie n'a pas été inventée pour les chiens. Les aboiements non plus. Tirons donc sur la laisse du lecteur, disons-lui: Eh, Pavlov, regarde, c'est la séquence émotion, là.
Côté, personnages, le mauvais livre touche sa bille. Si vraiment vous jouez le crétin et refusez de bâtir votre golem d'après modèle, procédez par agglutination, collez plusieurs potes ensemble, faites coïncider diverses copines, bref, démerdez-vous, ça donne toujours un résultat intéressant. Fringues, couleur des yeux, trait dominant: c'est dans la poche. Utilisez le verbe être sans regarder à la dépense: "Paul était ceci, Paul était cela."
Les idées, les vérités, les leçons de vie? Ah, le mauvais roman en a des cargaisons à vous refourguer. La vérité génétale n'est pas forcément brillante en soi, mais elle a l'avantage de vous pousser à exercer votre sens de la formule. La formule ! Oh, l'alchimie nigaude et imparable. Des équations ! Des paradoxes! Des idées articulées comme ces bonshommes en bois qui plébiscitent le cirage et l'arthrose. L'esprit français a encore de beaux jours devant lui.
Que sait faire d'autre le mauvais roman? Oh, à peu près tout. Du moment qu'on ne lui demande pas d'écouter ce que dit le livre, non pas le livre à écrire, mais l'autre, le livre secret, qui piaffe et résiste, celui qui cherche à vous déstabiliser.
Mais gaffe! Le mauvais livre est roublard. Il sait troubler ses eaux pour les faire paraître profondes, n'ayant aucune envie qu'on le confonde avec une énième production signé  Musso-Levy. Il aspire à la reconnaissance immédiate. Il sait truquer les cartes à défaut de les battre comme plâtre. Il adoptera des titres plus malins que lui. Il sait comment s'y prendre. Il suffit d'associer un mot abstrait à un mot concret: la pérennité des bouchons, la constance du poivre, la rustine des rêves, la malédiction des baisers, la renaissance du goudron, le conciliabule des paltoquets…
Bref, le mauvais livre est gagnant à tous les coups. Gallimardez-le, et il ne se sent plus. Filez-lui le prix de la brasserie Tartempion et il fera la roue. Il est la paresse besogneuse incarnée. Il a des idées, des envies, des références. Il vit à l'extérieur de lui-même, à mi chemin entre l'édito de magazine et la conversation de fin de soirée. Il a un bureau, qui donne sur la ville. Il se méfie de l'excès, de la nuance, du phrasé invisible, des sons secrets, des discordances, des ratures, du dénivelé indispensable des syntaxes. Il veut tout, tout de suite, parce qu'il part de tout, déjà. Il est écrit avant de s'écrire. Il a un cahier des charges. Il file doux mais tape fort.
Il est planqué dans mon ordi. Il me regarde de son regard de cloporte battu. Il veut que je l'adopte, le choie, le tutoie, lui tresse des nattes en forme de lauriers. Pour le faire fuir, je plisse les yeux comme Clint Fucking Eastwood et je murmure, en changeant mon cigarillo de commissure : "Make my day." Il en profite pour aller voir ses potes en librairie. Je peux alors écrire en toute intranquillité.

mercredi 13 février 2013

Brique riche & poireau pauvre

Ci-contre: Velouté (chaud) de pois cassés au lard et au fenouil avec, au centre, crème de poireaux au haddock (froide), accompagné d'un picodon-tomates-séchées-jambon serrano servi en brick. En guise de dessert, quelques pages de Chevillard extraites de L'autofictif croque un piment. Le tout servi avec un verre d'eau pétillante parce que le midi on fait gaffe.


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(Francis Blanche disait que "l'asperge est le poireau du pauvre". Libre vous de tenter l'expérience avec des asperges si vos finances le permettent… )

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A noter que le terme "brick" vient du néerlandais mais existait autrefois en ancien français et signifiait palet. Quant au jambon serrano, il est prélevé sur le porc ibérique, et la préparation de la patte avant s'appelle une palette (paleta en espagnol). On pourra donc proposer à ses invités, en toute ingénuité, un palet à la palette. Et comme le picodon, dixit le trésor du Félibrige, est censé être "un petit fromage piquant", ça nous donne donc: palet piquant à la palette. En outre, les Siciliens désignent les tomates séchées et mixées par le nom de "capuliatu". De sorte que: "palet piquant à la palette et aux capuliates". Mais bon, sinon: brique au chèvre, hein.

Der Tunnel: aux morts reconnaissants

Honte à nous. On avait raté l'info. Le Tunnel, de William Gass, est  sorti en traduction allemande il y a plus d'un an, chez Rowohlt. Cela faisait longtemps que le projet était à l'étude, et il était d'autant plus attendu que, comme on le sait, ce roman de Gass traite entre autres choses du Mal, de l'antisémitisme et de l'extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est le traducteur autrichien Nikolaus Stingl qui s'est acquitté de la tâche. Stingl n'en est pas à son premier coup de maître: c'est lui qui a traduit Mason & Dixon de Pynchon, ainsi que Against the Day (avec Dirk van Gunsteren) et Inherent Vice, mais aussi A Frolic of his Own, de Gaddis [cf. son article, en anglais, sur les problèmes de traduction inhérents], Colson Whitehead, Neil Stephenson (Cryptonomicon, Quicksilver…), Rick Moody, John Irving, Henry James, D.H.Lawrence, Bernard MacLaverty, Cormac McCarthy, Andrew Miller, V.S. Naipaul, John Cowper Powys, Mark Richard, Donald E. Westlake, Cornell Woolrich et bien d'autres. Stingl, qui est né en 1952 à Baden-Baden, a également écrit un livre (Der wahre Robinson oder das Walten der Vorsehung). Il a reçu en 1999 le prix Paul-Celan pour sa traduction de Mason & Dixon.
Stingl a raconté que son goût de la traduction lui était venu en constatant une erreur dans la traduction d'un roman écrit par un auteur de polar, Stephen Greenleaf. Dans la version allemande, il y avait la phrase suivante: "Es war der Sommer der dankbaren Toten." Mais dans l'original, c'était tout simplement:  "It was the summer of the Grateful Dead." Le traducteur n'avait pas relevé l'allusion au groupe de Jerry Garcia… Il n'en fallut pas plus à Nikolaus Stingl pour choper le virus de la traduction. (On pourra se faire une idée ((orale)) de son travail en regardant/écoutant la lecture où Gass et un lecteur lisent à tour de rôle des extraits anglais et allemands du Tunnel.) On compte sur notre collège autrichien pour s'attaquer lui aussi à la traduction du nouveau roman de Gass, Middle C. Le premier arrivé attend l'autre, promis?

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Menu du jour: Crème de poireaux au haddock et purée de patate douce au four. On prendra soin de réveiller le vert – émincé – des poireaux dans une casserole avec du beurre (pas trop) et quelques morceaux de haddock réservés à cet effet. Quelques croûtons faits maison agrémenteront la crème. Pour la purée, osez l'ajout d'un soupçon de bleu. Faites l'impasse sur le tiramisu, on ne peut tout avoir.



lundi 11 février 2013

Passe-moi le Boer !

Ne nous laissons pas berner par tout et n'importe quoi. Je recevais hier soir un mail me vantant un obscur auteur italien auquel on me conseillait de m'intéresser. Je tairai son nom, par compassion pour sa veuve, si elle daigne rester avec lui jusqu'à sa mort, ce qui est hautement improbable (il faudrait d'abord qu'il la rencontre et la persuade de l'épouser, et pour cela lui cache la nature de ses écrits…). Cet auteur m'est présenté, qui plus est par lui-même puisque – ô aberration – c'est lui qui signe le mail me vantant ses qualités littéraires, comme suit:
"XXXX a été défini par certains critiques importants comme un écrivain à la plume facile, c’est à dire comme un narrateur tout court qui donne de son mieux en prise directe selon celui qui sait raconter les faits et le sens de la vie."
Je ne suis pas tombé dans le panneau aux alouettes roses. Il faut dire qu'on m'a déjà fait le coup il y a quelques décennies avec Umberto Eco et Jean Rouaud.
En revanche, ô stupeur, ô faction, il va enfin se passer quelque chose dans le monde pourri des lettres. Précédé par sa réputation à la fois sulfureuse et énigmatique, vendu dans trente-deux pays (bien que la France en soit encore à se déchirer pour les droits à l'heure où on vous cause), un livre hors du commun risque de faire parler de lui pendant un sacré bout de temps: il s'agit d'un premier roman, au titre en apparence inoffensif – Sonia – écrit directement en anglais par un jeune Néerlandais de vingt-huit ans, Piet Boer. Il devrait sortir, après quelques démêlées juridiques, d'ici une quinzaine de jours. Il est rare qu'un ouvrage se réclamant à la fois des grands post-modernes américains, de Cortazar, de Bolaño et – encore moins courant – de Peter Nadas réussisse à captiver à ce point les éditeurs. Mais il faut dire qu'en plus d'être un objet littéraire non identifié, Sonia unit deux autres composants dont on n'avait pas l'habitude dans ce type d'ouvrage-limite: une pornographie insensée et des thèses philosophiques pour le moins surprenantes (même si l'influence d'Agambem s'y décèle intensément).
Situé en grande partie dans un harem imaginaire qui doit beaucoup à Sade mais aussi à Pérec (quelques allusions à un puzzle représentant une partouze transcendante nous mettent sur la voie…), Sonia débute par un clin d'œil à peine déguisé au Voyage au bout de la nuit, de Céline: 
"C'est par une annonce dans un quotidien que tout a commencé…"
 Mais la nuit où va nous entraîner l'auteur est d'une luminosité incandescente, peuplée de corps sans organes, habitée par les fantômes de l'ontologie la plus vacharde. Très vite, la "Sonia" du roman éponyme se retrouve embarquée dans une descente  non pas aux enfers mais dans les tripes mêmes d'une textualité débridée en compagnie de "mâles au fluide brûlant" :
 "décollés recroquevillés chacun à une extrémité du divan les mains protégeant leurs sexes ils poussèrent des exclamations je n'entendais rien"
– et c'est cinquante ans d'histoire littéraire qu'on va alors traverser, à un rythme effréné, comme si Gonçalo Tavarès, Rodrigo Fresan et Thomas Pynchon avaient pris du peyotl ensemble et décidé de faire tabula rasa.
Sous la plume de Piet Boer, le corps humain devient une cathédrale infrangible, secouée par des ondes iniques, interpellée par des affects encore inédits :
 "mouvements internes technique depuis des millénaires la fille ferma les yeux comme l'aurait fait une bouche tous ses muscles roses". 
Sonia, qui au début se prête au jeu, ne se doute pas que le "harem" où elle se rend est en fait la littérature elle-même, questionnée dans l'illusion de son progrès et la sauvagerie de ses expériences: "J'avais fini par considérer ces séances comme un divertissement point trop mal venu dans une existence qui s'était révélée passablement monotone." Mais elle va vite découvrir le double-fond des "merveilles de l'accord charnel" au contact d'Amhed, une sorte de Walter Benjamin à rebours, qui l'enjoint à "jurer que nul encore n'était passé par là", ce à quoi Sonia, après des péripéties où l'auteur se plaît à singer Joyce et Claude Simon (il est question, lors d'un passage quasi insoutenable, de "sabots déchirants"), ne peut que répliquer:
"Et ô faculté d'oublier ou de mentir de vos faibles compagnes je le jurai [I swore it]."
Comme dans tout roman héritier du post-modernisme, on trouve des bizarreries typographiques, telles ces deux pages blanches juste avant la fin, qui semblent béer d'une blancheur d'où Ahab peine à surgir. Les titres des chapitres se jouent également des codes et du lecteur – "Quatrième leçon et… entrée de service", ou encore "Une école unique au monde" – et l'auteur va jusqu'à se moquer lui-même de sa propre démarche: 
"Ce cours que vous suivrez ici sera théorique, mais aussi pratique, pour qu'aucun détail ne soit négligé. Vos maîtres sont exigeants, votre réussite auprès d'eux dépendra de votre science [knowledge] autant que de votre sensibilité."
Espérons qu'on pourra lire bientôt en français cet étrange roman tout entier tissé de fabulations et d'hérésies carnavalesques, qui risque de débarquer dans nos librairies tel le mystérieux colis dont nous parle Piet Boer au chapitre 4:
Le colis s'envola en direction de la baie de mon salon où il fut déposé / des hommes en sortirent le plus monumental piano jamais construit par Steinway and Sons…
Posant de réels défis au traducteur, exigeant du lecteur une lecture sans cesse bifide, brisant ça et là quelques tabous philosophiques, osant une sexualité à la fois contrapuntique et frivole (certains passages sont construits à la manière des sonates de Bach…), Sonia n'est pas d'un abord facile quoique truffé de fulgurances – "je vis les deux petites tiges de chair brune qui pendaient entre leurs cuisses se raffermir puis devenir horizontales telles deux mécaniques commandées par le même courant" –, mais son ambition et son audace laissent pantois. 
Patientons donc un peu. Il ne reste apparemment que trois éditeurs français en lice, et les enchères devraient se clore assez vite. Quel que soit le gagnant, il aura le privilège de nous offrir un de ces livres qui bouleversent l'équilibre chimiquement instable de la narration et relancent la donne du langage.

vendredi 8 février 2013

Le chic et le cœur: Adam au créneau

Olivier Adam avait publié, dans le numéro 45 de la revue Décapages, un long texte où il s'expliquait sur l'héritage bourdieusien et son influence sur son propre parcours d'écrivain. Ce texte est aujourd'hui disponible sur le site Bibliobs, à l'occasion des dix ans de la mort du sociologue, sous le titre "Pourquoi les romanciers français devraient lire Bourdieu" (le titre est de Bibliobs). C'est un texte passionnant à maints égards. Tout d'abord, parce qu'il y est question de la possible importance qu'un penseur peut/pourrait avoir sur des écrivains travaillant dans la sphère romanesque. On ne dira jamais assez à quel point un philosophe, un sociologue, un poète, un ethnologue peuvent influer (plutôt qu'influencer) sur qui travaille la fiction. Le phénomène n'est sans doute pas si rare, mais en revanche il est possible qu'il ne soit pas assez souvent rappelé.
Olivier Adam évoque donc l'importance qu'eut la lecture des livres de Bourdieu sur sa carrière. Il explique que la sociologie telle que la pratiqua Bourdieu fonda sa manière de voir, de penser le monde, et, in fine, d'écrire le monde. Sans vouloir chercher des pouilles, on se permettra de faire remarquer qu'"écrire le monde" est peut-être un peu ambitieux, et que, à bien la lire et l'interpréter, la sociologie bourdieusienne ne donne pas nécessairement des clés pour "comprendre" le monde. La société, peut-être, oui, du moins telle société particulière, de telle à telle année. Mais bon. Passons.
Adam est originaire des banlieues sud et des classes moyennes, il nous le rappelle. Il a fréquenté une école du XVIème arrondissement parisien et a donc, plus qu'un autre, senti le gouffre qui le séparait de ses condisciples. Du coup, nous explique-t-il, dans la mesure où il se destinait déjà à une carrière d'écrivain (je m'en veux d'utiliser le mot carrière, mais à la fois il a son sens dans le schéma bourdieusien), il dut "travailler sans relâche à définir son projet romanesque". Là, on a envie de dire: quel que soit le milieu social d'où on vienne, il n'est peut-être jamais inutile de "travailler sans relâche" dès lors qu'on a un "projet romanesque", et je ne suis pas sûr qu'on puisse taxer les écrivains bourgeois, ou d'origine bourgeouse, de n'avoir pas travaillé sans relâche sous prétexte qu'ils avaient une cuiller doré en guise de stylo-bille.
Mais suivons Adam dans son analyse. Il nous dit ensuite qu'il dut "investir le champ littéraire", l'étudier "sous tous les angles", "à défaut de le connaître par 'naissance'". Là, on se pose une question. Mais de quoi parle-t-il, là, soudain? Le "champ littéraire". Eh bien, le champ littéraire, s'il ne s'agit pas d'une prairie, a priori je dirais qu'il s'agit de la… "littérature". Eh bien non. Ce qu'Adam désigne par là, c'est en fait le "milieu littéraire". Or c'est un milieu avec lequel il a eu du mal, nous explique-t-il. Etant donné ses ventes, on ne comprend pas trop. Qu'il ne se soit senti aucune accointance avec certaines personnes travaillant dans l'édition, pourquoi pas. Là encore, si on adopte une attitude bourdieusienne, on évitera d'entasser tout et n'importe quoi (qui?) dans un ensemble intitulé "milieu littéraire". Il n'y a pas beaucoup de rapport entre l'éditeur RMiste qui travaille en province et publie d'obscurs textes hongrois et la belle gueule friquée qui pavane rue de l'Odéon, un manuscrit non raturé sous le bras. L'édition regroupe des manutentionnaires, des attachées de presse, des standardistes, des patrons, des précaires etc. Bourdieu serait d'accord, on l'espère, pour pinter la diversité de ce métier. Question: le rapport à la littérature, à l'écriture, à la pratique, serait-il directement indexé à je ne sais quel coefficient de pénétration dans tel "milieu". Ce serait trop beau – ou trop laid, ça dépend du "point de vue".
Bref, tout ça pour dire que les écrivains d'aujourd'hui, selon Adam, ont "déserté le champ des classes moyennes et populaires". Ah. Qu'est-ce à dire? La littérature se doit-elle d'investir le social ? Ma foi, pourquoi pas. Il y a plus d'une seule façon de "traiter" du social, et on n'est pas obligé de tomber dans le naturalisme non plus. Mais pourquoi les écrivains ne parlent-ils plus des classes moyennes? Là encore, Adam a une réponse: c'est parce qu'ils n'en viennent pas. Ce sont des bourgeois. Du coup, ils ne parlent que de la bourgeoisie. Cet automatisme repose selon Adam sur un double principe: 1/ on n'écrit jamais que de son propre point de vue et 2/ on écrit sur ce qu'on connaît.
Hum. Cette histoire de de "point de vue" et de "sur" (ce qu'on connaît) me rend assez perplexe. L'écriture n'a-t-elle pas pour objet de détruire ce "point de vue" et, qui plus est, de vous empêcher d'écrire "sur"? De quel point de vue écrit Chevillard? Sur quoi écrit Michon? Autant Guyotat a beaucoup écrit sur les origines et complexités de son "point de vue", autant on ne peut pas dire qu'il ait écrit "sur" un objet particulier. Ai-je le droit de parler de la chaise électrique si je ne suis pas passé dessus avant? Cela reviendrait à dire que seul le peuple (?) peut parler du peuple, que seule l'élite (?) peut parler de l'élite. La littérature comme reflet de la lutte des classes? Autant nier d'entrée de jeu tout ce qui fait le travail de la littérature, de la littérature au travail – et les apports de la philosophie, qui nous a également appris que le rôle de porte-parole n'était pas forcément la panacée pour libérer les flux de discours. Mais pour O. Adam, l'adéquation "origine du locuteur/objet d'écriture" permet de "viser juste". Certes. Mais si j'écris pour me déporter sur un terrain autre que mes origines sociales et qu'en sus je ne souhaite pas écrire "sur", que puis-je viser? Si je n'écris pas depuis un point de vue? Si j'écris sur ce que je ne connais pas? Si j'écris mais ne raconte pas, ne décris pas, ne ravale pas la façade ? D'ailleurs, de quelle justesse pourrais-je me prévaloir si vraiment je voulais jouer les archers? Mystère.
Mais ce qui peut rendre perplexe, ce qui en tout cas me rend perplexe, moi écrivain issu de la banlieue sud (94) et des classes moyennes (père inspecteur d'assurances décédé jeune, mère au foyer), bien que n'en faisant pas ma toile de fond ni de commerce, c'est l'étrange procès que fait Adam. A qui le fait-il, d'ailleurs ? Quand il dit que, dès lors qu'on parle de (ou écrit sur?) la "France moyenne" (!), "on" vous reproche de vous concentrer sur des "vies minuscules" (Michon appréciera…). Qui le lui reproche? Pas ses lecteurs, on l'espère, puisqu'ils sont pléthore. Il doit donc s'agir du milieu littéraire: des journalistes qui ne l'encensent pas (or ils l'encensent, cf. les critiques sur son dernier livre), des jurés qui ne le couronnent pas (c'est la vie…). 
Mais Adam ne lâche pas le morceau et décline son travail littéraire selon trois phases (qui toutes provoquent des réaction agacées, selon lui). Il dit; "Evoquez la France moyenne" et vous verrez bien. "Décrivez ces gens"… et vous verrez bien. "Faites état de la violence des rapports de classe", et vous verrez bien. Hum. Evoquer, décrire, constater? N'est-ce pas là le travail d'un journaliste, plutôt que d'un écrivain? On a du mal me renseigner. Ou j'ai raté un train. De banlieue, ça va sans dire.
Mais le fond du fond, pour Adam, la goutte critique qui fait déborder le vase sociologique, c'est que cette thématique pavillonnaire "manque de chic" aux yeux des élites qui pilotent le champ littéraire. Lesquels préfèrent évidemment les romans qui dénoncent le monde rutilant des traders. Ben voyons. On lit Proust et Balzac pour éviter les descriptions désagréables à la Zola, c'est bien connu.
Pour finir, Adam pose la question suivante: "Par quel biais en est-on arrivé à penser qu'on pouvait dire la réalité d'une société sans s'attacher à son cœur, majoritaire et silencieux, omniprésent et paradoxalement invisible?"Mais c'est qu'il parle comme un tribun, le bougre! Bon, ça nous change de ces communautés inavouables dont parlait Blanchot.
Re-hum. On était parti d'une belle ambition – écrire le monde –, nous voilà désormais chargé d'une mission : dire la réalité d'une société. Cela fait beaucoup. Ecrire un livre, "travailler sans relâche à définir [un] projet romanesque", c'est pourtant déjà pas mal, non? On remarquera surtout que pas une fois la question du style, de l'écriture comme pratique, terrain d'affects, lieu de résistance langagière, n'est évoquée dans le texte de l'auteur des Lisières. Il n'est question que de thématique, de légitimité, de limitation, de chic, etc, comme si Adam confondait l'apport de la sociologie dans sa formation avec je ne sais quelle mission sociale. Comme s'il tenait à promouvoir une version "littéraire" de la sociologie. Je trouve qu'il écrit surtout dans le ressentiment, cherchant à recréer un rapport de force entre lui et… qui? Le milieu littéraire, toujours lui. Mais ce n'est pas sur ce terrain-là qu'il faudrait  porter sa réflexion et ses efforts, surtout quand ledit "milieu" ne vous ferme pas ses portes, du moins éditorialement. Ce n'est pas du côté d'une soi-disant incompréhension qu'il faut aller, ce n'est pas contre je ne sais quel mépris germanopratiin qu'il faut user ses munitions. Levy et Musso se plaignent de ne pas avoir l'adoubement des critiques, pas la peine de gonfler leurs rangs.
Le travail d'Adam ne devrait-il pas être d'aller au-delà du point de vue qui est le sien en tant qu'être social et d'écrire une langue plutôt que "sur" des vies dont il s'agace que certains les trouvent étriquées. Bien sûr que décrire les banlieues n'est pas glamour! Charles Robinson vous le dira. Ou Arno Bertina. Bien sûr que le milieu des traders a quelque chose de fascinant. Demandez à nos Balzac modernes! 
La question, me semble-t-il, n'est pas là. Libre à Adam de décrire des vies modestes, puisque, socialement, il en a le droit, selon sa théorie et pratique. Jauffret ne s'en prive pas non plus, il aime bien ça les vies étriquées, Régis, mais peut-être fait-il tout autre chose, et ne cherche-t-il pas à s'attacher au "cœur majoritaire". Michon non plus, mais d'une autre façon encore. Faut-il en citer d'autres? Car quand Adam déclare que "la plupart des romans" ne s'intéressent qu'à la bourgeoisie, on a juste envie de lui demander s'il est bien conseillé par son libraire. A moins qu'il ne fasse allusion à un champ littéraire particulier, celui des "romans sociologiques", dont l'éclat n'est bien sûr plus à démontrer, mais ces "romans sociologiques" ne sont-ils pas le fait de journalistes, et non d'écrivains, justement? Le débat est ouvert, mais je le trouve déjà tout gris.