mercredi 23 janvier 2013

Ces jeunes gens commencent à nous fatiguer

La correspondance Butor/Perros est passionnante à bien des égards.  On connaissait déjà les lettres de Perros, qui avaient été publiées en 1982 aux éditions Ubacs (ne cherchez plus le livre, il est épuisé), mais il manquait celles de Butor. L'éditeur Joseph K. y a remédié quatorze ans plus tard, en 96, et publié l'intégralité (retrouvée) de ces échanges s'étalant sur vingt et un ans. Il y aurait beaucoup à dire sur cette frénésie postale, qui éclaire autant le trajet d'un Butor en pleine dé-modification que le pénible quotidien de cet écrivain empêché qu'est Perros. On y reviendra sûrement.
Non, ce qui retient aujourd'hui notre attention, c'est l'extrait d'un article signé Pierre-Henri Simon, publié dans Le Monde du 8 avril 1964 à l'occasion de la sortie des Essais critiques de Roland Barthes. Cet extrait est cité à la page 164 de la correspondance Butor/Perros. Michel Butor y fait allusion dans une lettre du 10 avril: "J'ai lu dans le Monde les insanités de P.H. Simon sur Roland Barthes. […] Il y a des gens que nous faisons littéralement enrager. Ce n'est pas agréable, mais conforme aux meilleures traditions." Ce qui est passionnant c'est que tout ça, rappelons-le, date de 1964 et remonte donc à presque cinquante ans. Ce pourrait donc être une ancienne querelle. Pourtant, à lire l'extrait d'article de Simon, par ailleurs grand résistant, et homme de lettres, ou du moins de phrases, on sent autre chose que passer le vent de l'actualité d'alors. Il y a là un débat ardent, philosophique, qui mérite attention plus que lassitude:
"Il faut une fois le dire: ces jeunes gens commencent à nous fatiguer avec la mise en question du langage. […] Je ne suis pas convaincu par les trop ingénieuses spéculation des Roland Barthes […] Mais au moins faut-il accorder à l'aliénation capitaliste qu'elle ne condamne aucun écrivain au silence, qu'elle n'a pas plus étouffé Aragon et René Char que Valéry et Claudel, que les éditeurs bourgeois ouvrent leurs bras tout grands à Robbe-Grillet, Butor, Claude Simon et autres chefs de file d'une littérature qui, si elle est aliénée, ne peut l'être que par sa propre faute, puisqu'on lui laisse toutes ses chances."
Wow. Le procès est de taille, et l'accusation assez colorée. Bon, on devine le sous-texte, assez clair en ces années pas encore pompidolo-maoïstes: "Vous contestez, mais personne ici ne vous envoie au goulag." Ok.  Vous écrivez  librement dans un contexte répressif, ergo vous créez vous-mêmes les propres conditions répressives de votre écriture. Sans blague, Sherlock? Et dire qu'il faudra attendre encore six ans pour que paraisse L'Anti-Œdipe et qu'explosent ce genre de sophisme… Mais bon. Que retenir de ce papier? "La mise en question du langage fatigue." Ça nous/vous semble peut-être aujourd'hui énorme, mais il faut imaginer la violence de l'attaque à l'époque – et le chemin à parcourir. Profitant d'un article sur Barthes (et sur un livre de Barthes qui n'est qu'une compilation de textes déjà parus), Simon vise un groupe entier, tout en sachant pertinemment – espérons-le pour lui – que ce groupe n'en est pas un. Jamais Butor, Simon, Ollier, Sarraute, Robbe-Grillet, Sarraute et Backet n'ont passé leur vendredi soir à se régaler dans la même brasserie germanopratine, contrairement à ce qu'en pensent certains. Une photo les a réunis un jour rue Bernard-Palissy. Mais il y avait plus de mouvements rue des Saint-Pères à la même époque.
A propos de qui lancerait-on aujourd'hui cette phrase: "Ces jeunes gens commencent à nous fatiguer avec la mise en question du langage"? Simon était un sacré bonhomme. Il était passé par les camps, avait protesté contre la torture en Algérie. Mais parfois la littérature est un terrain miné. La "clique du Nouveau Roman", pour Simon, comme pour d'autres, ne passait pas. Comme si Les Gommes, La Route des Flandres et La Modification partageaient un ardent secret, participaient d'un complot. Simple résistance au structuralisme naissant? 
La littérature, dans les années 60, mutait, on ne peut le nier. Elle réinventait la notion d'expérience qu'elle avait puisé chez ces déjà-ancêtres (Stein, Faulkner, Joyce, pour ne citer qu'eux…). Et c'est précisément cette notion d'expérience, quasi synonyme de partouze chez les protecteurs du beau style, qui était devenue l'ennemi public numéro un. Comme s'il y avait une ultime tête régalienne à sauver du couperet. Qu'est-ce qui les embêtait à ce point? Oh, c'est peut-être simple. Beaucoup plus simple qu'on ne le croie. Il y avait chez "ces jeunes gens" qui "commencent à nous fatiguer" un grand désintérêt pour le moi, le sujet, la formule, l'esprit. Ils étaient après tout animés d'un esprit guère différent de celui des premiers surréalistes, d'Aragon le jeune. Des anti-têtes-molles. Et surtout, et c'est là le principal qu'on fit au pseudo Nouveau Roman: peu d'esprit de chapelle. Pas assez, sans doute (heureusement Tel Quel arriva, qui fédéra les arrière-troupes, et prouva que ligue il pouvait y avoir, même lourde, sourde).
La mise en question du langage? Est-elle si fatigante? Oui, elle l'est. Elle fatigue. Mais surtout ceux qui y opposent leur pompidolienne résistance. Car qu'est la littérature sans cette remise incessante en question (et en jeu) du langage? Rabelais dut lui aussi sembler un "jeune gens" fatiguant. 
Pourtant, rappelons-le, la littérature – les forces et faiblesses qui se disputent pute pute le clavier ? – ne saurait se réduire à une lutte picrocholine. Les fouaces ont beau dos. Quand j'écris – quand vous écrivez –, l'ennemi n'est pas tel pantin académique ou tel trublion médiatique. L'ennemi est la langue même que je manipule/que vous manipulez, et qui me/vous manipule à tension égale. Le lieu est commun et le lieu commun tapi derrière chaque tournure, tournant de langue. Mettre en question la langue? Et pourquoi pas, puisqu'elle-même nous met, sans relâche et avec un cynisme ô combien plus pertinent, en question, à la question. 

 [photo ©Yves Pagès]

4 commentaires:

  1. Comme Picasso vous semblez traverser une phase décisive de votre oeuvre-lecture-période Butor-qui s'offre à votre sens de l'analyse perception érudite et en dévoile la complexité infinie à laquelle vraisemblablement le commun des mortels n’accédera,néanmoins me traverse ,serait -il possible de tout écrire et si non (puisque à moins d'une traduction qui métaphorise et sublime à éloigner pour toujours du réseau de la signification)que faire de ce qui ne s'écrit,ne s'écrira pas avec la certitude d'une vérité.Un mensonge?un roman de garde?

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  2. Et si la césure, le clivage entre ceux pour qui "le moi, le sujet, la formule" SONT et ONT à être là dès lors que l'on écrit, et leurs opposants, étaient, d'une part forgés, de l'autre délibérément grossis?
    "Je ne peux pas adhérer entièrement à celui qui apparaît dans ce que j'ai écrit...(Mais) si l'on considère le lyrisme comme expression de soi [*], on peut dire que mon oeuvre est lyrique. Cependant, qui échappe à cette deuxième définition, si ce ne sont les pages de l'annuaire téléphonique?" C'est Michon qui l'affirme dans "Le roi vient quand il veut", par toi-même évoqué en tant que "libraire d'un jour", chez Charybde...
    Peut-être la synthèse, la convergence existent-elles déjà, sur les traces du vrai, du seul JE qui vaille, celui du même Michon, "qui métamorphose le sujet en pure littérature et le délivre miraculeusement de l'individu qui le porte"...

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  3. (Petites précisions inutiles. Sur cette fameuse photo prise par Mario Dondero en 1959, publiée en 1960 dans l'Illustrazione italiana, sont présents Alain Robbe-Grillet (petite moustache), Claude Simon (bras croisés, s'adressent à Robbe-Grillet), Claude Mauriac (tête basse, un pied sur le trottoir, un pied sur la chaussée), Jérôme Lindon (arrangeant sa veste), Robert Pinget (allumant une clope), Samuel Beckett (mains dans la poche, regardant la clope de son pote Pinget), Nathalie Sarraute (pieds croisés, dans une position bizarre, comme si elle était née avec un pied gauche à droite et un pied droit à gauche), et Claude Ollier, main dans la poche, coupé par le cadre). Michel Butor n'est pas là, non plus que Marguerite Duras et d'autres écrivains qui auraient pu y être aussi bien : Maurice Blanchot, par exemple, dans l'une de ses versions romanesques ("Le Très-Haut"). L'absence accidentelle de Butor est parfaite : de toute façon il va bientôt quitter Minuit après s'être engueulé avec Robbe-Grillet et avoir tout un tas de problèmes avec Lindon qui bloque la publication des Répertoires pour le punir d'être allé chez la concurrence. L'homme qu'il faudrait évoquer, alors, c'est Georges Lambrichs, éditeur chez Minuit, évincé par l'envahissant Robbe-Grillet, accueilli chez Gallimard où il crée la collection "Le Chemin" et la revue "Les Cahiers du chemin" qui vont accueillir Butor, Klossowski, Guyotat, Foucault.

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  4. Me permets de faire ici un lien vers un texte intitulé Quelque chose de Français, qui met en scène, sous la forme d'une fable, ce combat, dans la langue, contre la langue,et fait le lien entre ce combat-là et celui, picrocholinien?, contre les vieilles énormités crevées... Quelque chose là dedans comme une "politique d'écriture" sans doute. Ce texte interroge une assertion de Lyotard, ami de Butor sur lequel il s'appuie pour penser l'écriture (avec un vieux fantôme de Blanchot par-dessus l'épaule pour lui dicter ses phrases). Le tout avec le concours de Sade et Céline sur leurs conceptions du roman.

    http://d-fiction.fr/2012/05/quelque-chose-de-francais/

    Bien à tous, (et merci à Claro pour l'ensemble de ses textes sur Butor, ce qu'ils questionnent, et réactualisent)

    G

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