mercredi 10 octobre 2012

Seth à douze

"La semaine dernière, après avoir écrit le chapitre que vous venez juste de lire, alors que j'ébauchais d'autres péripéties avec une énergie qu'on ne saurait décrire, un éditeur – au cours d'une soirée mondaine (riche en vins et en mets, d'une classe certaine) donnée par Thomas Cook (souhaitons-lui longue vie!) à l'occasion de la sortie de mon récit de voyage au Tibet – me prit le bras: "Ami, sur quoi travaillez-vous?
– Un roman…
– Epatant! Sachez, Vikram, que nous sommes tous impatients…
– …en vers", ajoutai-je aussitôt, et il blêmit.
"Ma foi, c'est pittoresque en diable", conclut-il avant de s'éclipser d'un pas plutôt fébrile.

Les enseignants, les éditeurs et les critiques furent dubitatifs. Je me sentis de trop. Un écrivain semble ma foi fort arthritique parmi ces dieux musclés, ces juges magistraux. Quant à la pâle endive intitulée poète – il sait qu'il finira au fond d'une oubliette. Rimailler, rimailler, tout ça est bien joli; mais est-on sûr d'en tirer un jour du profit? Titubant, déprimé, je suis rentré chez moi. Affaibli dans ma foi. Et mon cœur n'y est plus. Ma lyre est engourdie. Aussi ai-je voulu, afin de remonter mon moral au plus bas, réunir des amis, proches quoique méfiants, et tenter de répondre à leurs questionnements.

Bien. Puis-je justifier le recours au sonnet? Ces rimes alanguies? Ma muse désuète? La folie surannée de mes vers mitonnés? Comment puis-je reprendre le moule obsolète d'où sortit autrefois un Eugène Onéguine et y rouler Reagan en guise de farine? La fournée, c'est certain, manquera de levain et ne tiendra jamais jusqu'à demain matin. Je ne puis, je l'avoue, dûment me justifier. Mais puisqu'aucun linceul tissé dans la critique ne saurait m'épargner une mort prosaïque, autant tenter ma chance et, qui sait, m'amuser. Si ça marche, tant mieux; sinon, je ne crois pas qu'un peu de théorie retardera le glas*.

*(Note du traducteur: Pourquoi l'alexandrin
et non, fidèlement, le vif octosyllabe
puisque le tétramètre apparemment contient
suffisamment de pieds pour imiter le crabe?
Mais j'ai dû convenir que pour chausser huit pieds,
il fallait bien souvent tordre le chausse-pied
du tempo et insérer, de force, la forme,
au risque de causer une allure difforme.)

Mais pourquoi rechigner devant mon choix formel? / Si j'avais latitude pour considérer / le bien-fondé d'une autre éventualité, / je le ferais, c'est sûr, mais le temps est cruel / et l'attente n'est pas un luxe que je puis m'offrir. / Voilà pourquoi mon choix n'est pas gratuit."

[Extrait de Golden Gate, roman en vers écrit par Vikram Seth, traduit de l'anglais (Inde) par Claro, éd. Grasset, 2009]

1 commentaire:

  1. "sans rire ?"

    (pour pour compléter le dernier vers, et 2 qui font 12)

    RépondreSupprimer