vendredi 27 juillet 2012

Tous les diamants du ciel (extrait 1)


"C’était toujours la même chose. La nuit tombait, les sorciers quittaient leurs repères, et les veines, les veines immenses de la ville et les veines de moins en moins fluides des bras, les veines friandes d’espoir recevaient l’inspiration et l’exil sous forme de froides giclées, acceptant sans discuter tout ce que la mort avait à écouler. Aguerrie par des décennies de métamorphoses, New York se changeait en blatte géante sous les pieds de tranquilles exterminateurs — un peu partout les pénitents s’éveillaient, fêlés, floués, comme dérangés par les beuglements de la réalité. Les amants bredouillaient des poèmes de pacotille, puis titubaient vers ce qu’ils prenaient pour l’aube, une parure de ciel faite de briques et de métal où chaque perspective était mensonge. Dans le noir, les mains peinaient à trouver jusqu’au plus banal interrupteur. Mais ce qu’il fallait faire, tous le faisaient, et le cœur repartait de plus belle, le sang les poussait de l’avant, le plus dur était accompli, et le monde lustrait ses promesses comme au jour du dernier cristal. […]
De jour, Times Square ressemblait à un casino à ciel ouvert avant l’arrivée des vrais joueurs. Partout, une gabegie d’âmes-jetons que la précipitation et l’ennui misaient, à parts inégales et cruelles, sur des cases toutes plus délabrées les unes que les autres. Loti entre les bandes de billard de la Sixième et de la Huitième Avenues, le paradis des initiés attendait la tombée du jour pour corser les cocktails et faire sauter la banque. Les bureaux se vidaient, en saignées synchrones, le métro raflait ce qui venait, et très vite, l’éclat des bill-boards et la tyrannie des enseignes avalaient les égarés, que digéraient alors les rues situées entre la 40e et la 53e Ouest, des rues expertes en transactions muettes. Un peu à l’écart, ou plutôt incarnant l’écart, soigneusement établis dans l’ombres geôle des échelles d’incendie, les pasteurs du malheur prêtaient sur gages aux pèlerins de la dernière chance, tandis qu’un peu partout tes brebis, ô Seigneur, vendaient leur laine par frileux lambeaux, sous le regard impassible des rois des abattoirs. La came comptait et recomptait ses ouailles. Dans les allées où le vent se faisait piéger, les journaux s’ouvraient et se refermaient tristement tels des papillons malades, des sacs bruns hoquetaient, des bouteilles roulaient en motif éventail autour d’un point aveugle, et les couvercles des poubelles se soulevaient sur des trésors d’amputations. New York fêtait l’éternel nouvel an de la dépendance, et les sirènes des ambulances échouaient à s’accorder, toujours décalées, toujours en guerre, leurs notes suraigües semblables au chant des seringues. Quand la magique bulle d’air, évacuée d’un coup de pouce expert, retournait au néant, la course à l’oubli commençait – il n’y en aurait pas pour tout le monde."

(extrait de Tous les diamants du ciel, à paraître aux éditions Actes Sud le 22 août 2012 à 13h41)

3 commentaires:

  1. ...dans l'ombres geôle des échelles d'incendie,... C'est un petit détail, mais l'ombres avec s, c'est voulu ou une distraction? Ceci dit, je me réjouis d'aller le chercher fin août, ainsi que celui de Mathias Enard. Celui de Alban Lefranc dont vous parliez hier sur fb, je ne connais pas du tout, mais j'ai envie de suivre votre conseil. Ilsort au même moment?
    Bonne fin de soirée à vous

    Paul Mahoux

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  2. Avais tiqué, aussi, sur cette tâche d'ombres...

    J'aime, dans un texte, retenir, isoler une phrase qui dit le tout. Ici : "les pasteurs du malheur prêtaient sur gages aux pèlerins de la dernière chance".

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