jeudi 14 juin 2012

N + 1 : Pessan ou l'équation sylvestre

Il y a longtemps que l'arbre ne cache plus la forêt et que le seul loup à s'en méfier est l'homme. Il y a longtemps que les pères nous mentent et qu'il faut sortir du bois pour affronter la loi. Dans N, le nouveau livre d'Eric Pessan, paru récemment aux nouvelles et prometteuses éditions Les Inaperçus, la forêt n'est pas seulement le lieu où se sont réfugiés un père et son fils: la forêt est la page, l'espace où la parole, à force d'enlisements, cherche à vaincre la gravité. L'humus y est bouche, aspiration. Chaque pas une victoire et une défaite. Il faut se cacher? Qu'à cela ne tienne, on creusera des trous, on fera de la peur un terrier. Que fuir? Ça n'a plus d'importance. Le père dit au fils qu'il faut se cacher, et le fils se cache, de plus en plus animal dans sa retraite végétale. C'est un combat avec la mousse, des noces avec les racines, ce qui vous protège vous dévore, la survie est un rituel qui ne dit pas son nom. La phrase de Pessan fonctionne à l'instar d'une fièvre, par déflagrations et repliements. Elle dit le temps aboli, nié, rongé par la répétition ; dit aussi l'inquiétante loquacité de la matière, tantôt spongieuse, tantôt tranchante, qui fait de vous le dernier insecte sur terre:
Je vais mourir écrasé par les arbres, mon corps servira de nourrice aux bébés araignées. J'ai si chaud que j'en claque des dents. Passent une année puis deux puis trois et une main redresse ma nuque. Bois, ordonne papa, un liquide coule dans ma gorge.
Dans ce texte où les mots ne cessent, avec une ténacité et une précision admirables, d'approcher "l'épiderme des choses", d'aller au-delà du frottement et du grattement pour entrevoir ce qui, vraiment, suppure au fond du rêve, la survie est devenu un enjeu syntaxique. Le narrateur est prisonnier de la rhétorique goulue de la forêt, et pour s'en évader doit d'abord en éprouver toutes les dimensions langagières, épuiser le lexique végétal et cannibale, faire corps avec la pulpe même du bois, qui est mort et pourrissement mais aussi refuge et complétude.
L'enfant, contraint par le père à une existence de taupe intermittente, sait pourtant qu'il existe une issue, un "nord" autre que celui indiqué par la boussole de la peur. Il sait que si la forêt est matrice, alors l'expulsion est promise. 
C'est un récit du corps piégé, mais aussi du mythe éventré. Creuser, attendre – et se révolter. Frôler la décomposition pour mieux aborder la délivrance:
papa me frappe j'esquive
son poing glisse sur mon épaule sans me blesser
papa est un roc
je suis liquide
je suis une masse gélatineuse et décomposée
papa est minéral
il n'a pas vu que tout a changé il n'a pas su s'adapter
rigide quand il faut être fluide
ce sont des grands jours liquides
Les photographies de Mikaël Lafontan, qui captent le bruissement de l'immobile et la force du figé, viennent rythmer ce chant du limon où danse un désir d'autre chose, d'une transparence à jamais refusée aux fils.
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A noter qu'Eric Pessan est l'invité aujourd'hui même, jeudi 14 juin, de la librairie Charybde (129 rue de Charenton, 75012), et ce dès 19h, où il présentera N avec Lafontan et ses éditrices, Mathilde Levesque et Ester Modié.

On peut également le retrouver vendredi 15, au Marché de la Poésie, sur le stand des éditions de l'Attente à partir de 18h, ainsi que le samedi 16 de 12h à 14h, pour se faire signer N.

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