lundi 28 mars 2011

Sept bonnes raisons de ne pas lire Pynchon


Sept bonnes raisons

de ne pas lire Pynchon

Première raison (ou la preuve par l’exemple, assortie d’une glose gluante )

« Un hurlement traverse le ciel. Ça s’est déjà produit, mais là c’est sans comparaison.

« Il est trop tard. L’Evacuation se poursuit, mais c’est du pur théâtre. Pas la moindre lumière dans les voitures. Pas la moindre lumière où que ce soit. Au-dessus de lui des poutrelles suspendues, vieilles comme une reine d’acier, et du verre quelque part tout là-haut susceptible de laisser passer la lumière du jour. Mais c’est la nuit. Il a peur de la façon dont tombera – bientôt – le verre ; un sacré spectacle : la chute d’un palais de cristal. Mais s’effondrant dans l’obscurité totale, sans un seul éclat de lumière, un vaste écroulement invisible. »

Ainsi commence L’Arc en ciel de la gravité, de Thomas R. Pynchon, roman paru en 73 aux Etats-Unis dont nous déconseillons vivement la lecture, pour des raisons aussi multiples que justifiées, relatives à l’hygiène mentale comme à la sauvegarde des données mentales. Tout d’abord, il en va de l’intégrité de l’écrivain (en général), laquelle passe par une représentation faciale largement diffusée et une acceptation cyclique des rituels médiatiques. Un gendelettre se doit à son public comme la grenouille au bénitier et ne saurait effacer ses traits à coups de gomme abstraite, pas plus qu’il ne doit s’absenter in persona de cette conviviale fête foraine qu’est la Fabrique de la Littérature Autorisée (FLA). Thomas Pynchon, en dépit du succès méphitique que lui a valu son premier roman sobrement ( !) intitulé V., a cru bon de bouder son public et de radier sa bobine du bottin. On sait quelle posture préside au mépris du photogénie. En refusant de satisfaire aux appétits louables des reporters qui souhaitaient remplacer quelques lignes de critiques par un bout de trombinoscope, le Pynch a commis un crime de lèse-majesté. Il est évident que cette soustraction faciale n’avait d’autre but de renforcer la conception acorporelle de l’écrivain et d’augmenter quelque plus-value mythique. Orgueil démesuré, pose de démiurge, dédain marqué pour le lumpen-lectorat… La mise hors jeu de Thomas par Pynchon est symptomatique d’un talent peu sûr de lui-même et tentant de suppléer à ses prochaines faillites par une légende fondée sur le mystère. N’étant pas reconnaissable, l’auteur acquiert une liberté inouïe, proche de celle du commun : c’est une faute de goût. Gageons qu’il est très laid.

Deuxième raison (qui va presque sans dire )

« Un cri zèbre la nue. La chose a déjà eu lieu, mais jamais dans ses proportions. » (T.P.)

L’ouvrage dont nous déconseillons prestement la lecture est accessible au lecteur français dans une version traduite (si je puis dire) Or qu’est-ce qu’une traduction ? Une trahison, certes, si l’on en croit la sagesse populaire. Mais si ce n’était que cela, nous nous en accommoderions, comme nous nous accommodons du cuir qui n’en est pas et des bêtes qui ne le sont pas. Non, une traduction est une autre paire de manche, dans laquelle on glisse assez vite les jambes avant de trébucher. Il s’agit d’un processus reposant sur une Arnaque Majeur (AM), visant à nier l’universel de la langue sous prétexte d’en proposer une déclinaison. Or on sait fort bien que le génie n’est ni poreux ni épanchable. Ce qu’on nous donne à lire « en traduction » n’est que la dégénérescence pour ainsi dire clinique d’un métabolisme ne souffrant par l’ambulanciation. Aucun des termes du contrat initial n’est repris, nul battant ne vient frapper la même cloche, c’est une main autre qui torche un cul dissemblable. Nous sommes dupés. Le lait a été baratté et la crème a disparu. Qui plus est, le traducteur, ce drogman douteux, n’a de cesse d’inoculer (pour rester poli) la langue qu’il cryptopille. Il la ligature et l’excise, la palpe et l’expulse, la frise et la foudroie. Bref, il triche. On lui réservera un donc un chien de notre chienne d’arrière-garde, et qu’il soit mordu s’il noie sa rage dans l’encre de la sédition.

Troisième raison (qu’on aurait voulue définitive)

« Les cieux sont déchiré par une plainte aiguë. Ce n’est certes pas la première fois, mais celui-ci est particulier. »

La littérature américaine est, comme le pays dont elle suinte, prétentieuse et protéifriande. Elle procède par bonds et caprices, courtise la césure et cède aux pirouettes syntaxiques les plus déconcertants. Son goût pour la déconstruction et les chausse-trapes fait d’elle l’ennemi déclaré de notre belle littérature française. Pynchon, en particulier, se complaît dans des phrases longues et déhanchées, émises par un narrateur soluble dans l’énoncé, affranchies du sacro-saint début-milieu-fin qui a fait chez nous la renommée de la période oratoire. Raffolant des court-circuits les plus imprévisibles, bâtissant son rythme non à coups de claires césures mais au moyen d’un balancement entropique, traitant l’indéterminé avec détermination et le concret avec suspicion, agglutinant d’improbables unités nominales, usant de la forme passive comme d’un inquiétant boomerang, la phrase pynchonienne pousse par le milieu et n’épouse aucune déclivité durable, elle est à la fois promesse et danger, danse et fuite, saillie et vortex – inadmissible. Son influence sur la syntaxe française n’est pas souhaitable. Nous devons préserver notre style exsangue de ces fâcheux excès. Trop de personnages tue le caractère. Trop de savoir gangrène l’innocence. Le français est la langue des jardins, et nos grands prosateurs ont veillé à ce que chaque allée, chaque carré d’herbe verte, chaque tonnelle chantante évitent à tout prix les errances labyrinthiques de l’extrapolation linguistique. Rien de plus nocif pour notre cher roman bourgeois que cette factice déterritorialisation née sans doute aucun des grands espaces, des consciences drive-in et du choc des cultures. Sus aux rhizomes. La ligne claire (sujet sublime, verbe verdoyant, complément complimentant) doit résister au virus de la pynchitude. Fuyons comme la peste et le coca ces grands monologues extérieurs qui tuent dans l’œuf l’éternel drame domestique dont s’enorgueillit notre littérature depuis Perruchot jusqu’à Sollers. Le roman doit badiner et édifier, même à vide. Donc : sus.

Quatrième raison (à vocation protectionniste)

« Une vocifération retentit dans les airs. Phénomène courant, mais présentement différent. » (Th. Py.)

Que trouve-t-on dans un roman de Thomas Pynchon ? Trop de choses. Trop. (Le trop est l’ennemi de la prose gauloise !). Rien en tout cas qu’on pourrait contrebander dans la soute de notre grave corpus. Inventaire : trente boîtes de munitions, soixante-sept armes automatiques, deux haches et trois hachettes, onze queues de billards, cinq matraques et trois garcettes, deux arcs et trente-trois flèches, dix couteaux polyvalents, un coup-de-poing américain, quelques cartouches de dioxyde de carbone et autres gaz comprimés, onze produits caustiques, neuf produits chimiques et quatorze gaz débilitants (vaporisateurs paralysants, aérosols à base de poivre, matraques chimiques, gaz lacrymogènes), soixante-neuf tire-bouchons, diverses marchandises dangereuses (trois accumulateurs mouillés, de la glace sèche, de grandes quantités d’allumettes et de matériel radioactif), quatorze fléchettes, vingt et un appareils causant des chocs électriques (dix matraques paralysantes et onze aiguillons à bétail), divers explosifs (cinq détonateurs, cinq cordeaux détonants, de la dynamite, un peu de poudre noire et beaucoup de poudre sans fumée, de la poudre à canon, treize grenades, trois explosifs en bouillie, un C-4, six DM12 et quarante explosifs en feuille), trois extincteurs d’incendie, sept torches à gaz, dix bâtons de golf, diverses armes (trois revolvers, douze carabines, cinq fusils de chasse, deux armes à balle BB, six fusils à plomb, six canons à air comprimé, huit pistolets de départ, trois pistolets lance-fusées et un fusil à harpon), quatre-vingt-quatre briquets ayant la forme d’un revolver, trois bâtons de hockey, mille quatre cent dix-sept seringues et aiguilles hypodermiques, trente et un piolets et pic à glace, deux patins, quelques insecticides, divers couteaux (trois couteaux de chasse, trois couteaux de plongée sous-marine, six cent trente épées, quatorze sabres, neuf couperets à viande, onze rasoirs droits et cinq poignards sacrés), mille cent vingt bâtons de jeu de crosse, divers liquides inflammables (gazoline, kérosène, essence à briquet et térébenthine), du matériel d’arts martiaux (cinquante-quatre étoiles métalliques, douze kubasaunts, six kubatons et trente et un nunchakus), vingt-quatre bouteilles d’oxygène, de la peinture, du diluant pour peinture, soixante-trois pièces d'arme à feu, divers objets qui peuvent blesser (quatorze ciseaux pointus et trente aiguilles à tricoter), du matériel pyrotechnique (quatorze feux d’artifice, quatorze fusées routières éclairantes, trois cartouches de pistolets lance-fusées et onze cartouches de pistolets de départ), douze mille six cent vingt-deux lames de rasoir, quinze répliques d’armes, trois dispositifs de contrainte, quarante bouteilles d’oxygène pour la plongée, diverses raquettes, trente bâtons de ski, dix-sept frondes et douze lance-pierres, quelques bâtons de sport (seize bâtons de base-ball et douze de criquets), divers outils (six cents marteaux, quatre cents tournevis, trois clefs, dix-neuf pinces, deux perceuses, quarante-sept scies, huit pinces-monseigneur), vingt-trois armes jouets, six jouets en forme de robots qui se transforment en armes jouets, cent vingt fouets et les couilles de Thomas More confites dans de la saumure. Scandaleux.

Cinquième raison (à vocation protectionniste)

« Clameur céleste. Encore? Oui et non. » (Pyncheon.)

C’est là une prose profuse, donc confuse, donc sans valeur marchande dans l’économie calibrée de la Grande Littérature Françoise (GLF). Nous voulons des romans à intrigues et non intriguants. Des récits où des hommes mûrs, provisoirement déboussolés dans leur processus créatif (ils peuvent être écrivains ou violoncelliste, peintre ou publiciste), s’entichent d’une nymphe moderne (brunette délurée ou blonde blessée) qui les pousse à rebours sur le chemin de la vérité (entendez : la psychologie des profondes heures). Pynchon, lui, nous parle des V-2, du destin d’une ampoule, de l’extermination des Héréros, d’un harmonica voyageant dans les chiottes de l’histoire. Nous aspirons à une peinture sociale modérée dans ses élans, non à la description de quelque partouze pan-cosmique. D'emblée, avec le Pynch, c’est la mêlée, au beau milieu du même: puisqu'au corps, toujours, il manque, paraît-il un membre, une ombre, puisque le corps s'ennuie et jouit de tout ce qui le multiplie et le réduit: somnambule un temps, il s'éveille à deux temps, pris entre le noir et le blanc, complice du noir, complice du blanc, et se soumet à de typographiques impératifs. Voilà pourquoi le corps, loin d'être un hôte au destin périssable, fait du lecteur l'otage esclave de sa grammaire. Se raidit-on qu'il plie, l'enlace-t-on qu'il fuit, et ainsi de suite jusqu'à complète désagrégation de tous ses grains, de tous ses points d'ancrage, à la faveur d'une danse, fût-elle la plus immobile des danses. A l'envi démembré, il dit l'union, et sans cesse apparié il vit d'écartèlements, béant des cuisses sous l'œil écarquillé ou croisant les membres sous le poing serré, s'arc-boutant à chaque assaut et à chaque assaut se déployant, d'avance abusé. Abusé d'avance, il se déploie à chaque assaut et à chaque assaut s'arc-boute, serrant le poing contre les jambes croisées, écarquillant l'œil devant les cuisses béantes, écartelé à vif et pareil au sang, en désunion, vibrant aimant. S’il danse, s'il blêmit, s'il s'avance affûté et fait peur, c'est que sa rage point, c'est qu'il ne craint ni le gouffre ni la pétrification, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on le lasse, l'empile, le dresse – et plus amère est son enclave, plus souple est le sable dont il est fait, qu'il sombre et se noie ou s'arme et rue. C'est toujours, de nuit comme de jour, un corps, fagot sec ou grasse brassée, peu importe, ce qu'il fait ne regarde que lui, et ce que nous regardons en lui n'est pas, soyons-en sûr, matière à discussion, mais à compulsion. On voit où ce genre de philosophie mène… Assez.

Sixième raison (relativement anecdotique)

« Le cri a passé dans le ciel. Il diffère de ses prédécesseurs. » (TRP.)

J’ai eu un jour l’occasion de rencontrer ce mystérieux Pynchon. Grand, barbu, une casquette de base-ball enfoncée sur sa tignasse grise, il m’avait donné rendez-vous dans un bar de Manhattan (le KGB Bar), à l’été 2002, grâce à l’entremise obligeante de sa femme, qui est aussi son agent : Melanie Jackson. Je devais le reconnaître au détail suivant : il aurait devant lui, à côté de son café, un exemplaire en anglais de Bouvard et Pecuchet, alors tout juste traduit. C’était un lundi en début de matinée que devait avoir lieu la rencontre (no photo, no recorder, avait-il été stipulé – no trick !). Mais au dernier moment, j’ai préféré flâner dans Central Park au milieu des écureuils géants (certains mesurent plus de deux mètres de haut et saignent des sourcils). Décidément, on s’en fait tout un plat.

Septième raison (non, vraiment, ça me fait plaisir)

Un hurlement traverse le ciel. Ça s’est déjà produit, mais là c’est sans comparaison.

Now everybody —

3 commentaires:

  1. Oâh, jouissance ici, venant à point quand j'aborde la traduction de ce brave M. Doury (exercice sympa pour relire un livre: le lire traduit, d'autant plus que GR — première lecture en VO — vous casse quand même les dents malgré un anglais qui en a vu d'autres).

    Et si je puis me permettre une petite réclame quand même allez voir ici :

    http://allworkandnoplay2.blogspot.com/p/word-according-to-gass-propos-dun.html

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  2. Sur le même sujet:

    http://www.alphadecay.org/libro/thomas-pynchon-un-escritor-sin-orificios

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  3. Je tombe tout juste dessus : jubilatoire (Pynchonien disons, ou, coup de poing-fleuve lexical). Le meilleur avec ça.

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