mardi 29 mars 2011

Un bon coup de Gourdon

 





















Un décès qu'on n'avait pas relevé, faute d'être un écumoir à nécro. Heureusement qu'on va régulièrement voir les lapins fantoches de Cram sur son indispensable site Dans le pli. Et là, on apprend que Michel Gourdon est mort – ce qu'apparemment Wikipédia ne sait pas encore. Oui, Gourdon, l'homme aux milliers de couvertures montrant des naïades plus que découvertes. Pilier du Fleuve Noir, des Presses de la cité. Réaliste à la pâte tantôt torride, tantôt guimauve, mais bien reconnaissable. Responsable très certainement de soixante-neuf pour cent des érections pré-adolescentes entre 1950 et 1968. Avec ses modèles qui très souvent toisent le lecteur. Ses truands, ses flics. Ses cadrages souvent surprenants. Sa célèbre signature soulignée. Ses giclées de sang qui ne tachent pas. Tout un peuple lui survit, dans les boîtes de bouquinistes, les cartons des vide-greniers, sur les étagères des libraires, dans les yeux, surtout.

(M)alone me(eurt)

lundi 28 mars 2011

Pour tout te dire


Ce qui n’est pas possible, tu le fais.

Ce qui est impensable, tu y réfléchis très très sérieusement.

Ce qui est douteux, tu te permets de l’envisager.

Ce qui est dangereux, tu n’hésites pas à le risquer.

Puis tu te reposes, parce que le repos fait partie de tes très nombreux talents. Un jour passe. Suivi d’un autre jour, légèrement différent, mais tout est relatif. Un défi se présente, tu le relèves. Tu vas de l’avant, et l’avenir semble aller moins vite que toi, c’est comme s’il reculait, ce qui t’arrange au final. Tu offres ton sourire aux possibles, à presque tous les possibles. Parfois ils te le rendent, parfois ils ne comprennent pas et esquissent une grimace que tu effaces avec une éponge ou un rasoir, c’est selon.

Quand le froid se fait sentir, tu sollicites la ferveur des volcans, et si les volcans te refusent leur ferveur, tu te débrouilles, tu taxes la poésie, les amis, tu armes ton chien et le noie dans sa rage.

Quand le gel s’abat sur toutes choses, tu sors ton transat à rayures noir et rouge et tu lis des récits d’exploration à forte teneur érotique.

Un jour tu tombes sur un os – tout de suite, tu penses moelle, gros sel, tartine. Tu manges l’os, ou l’os te mange, ce n’est pas très clair, mais peu importe, c’est un festin comme un autre. Un os comme un autre.

Un autre jour, on t’accuse de vouloir renverser le gouvernement de soi par des moyens que même les plus ineptes révolutionnaires n’oseraient cautionner. Tu t’engages comme avocat et après une plaidoirie très rock and roll tu réussis à faire coffrer tout le tribunal.

Les années passent, mais toi tu continues à siroter le même petit verre de vodka, à grignoter la même petite part de quiche, à trahir les mêmes hommes et les mêmes femmes.

Ton glaçon a gardé la forme, il ne fond pas.

Un accident terrible se produit, dans lequel tu es impliqué. Tu comptes les victimes, feins de panser les plaies, et tu trouves même le coupable qui ne te ressemble pas.

L’été arrive, à petits pas paraplégiques. Tu le pousses aux extrêmes, c’est-à-dire aux pôles. Le niveau des eaux montent, et tu t’enrichis en vendant des arches et en lançant un parfum du nom de Noé.

Certaines pulsions te semblent ne pas prendre en compte la dualité de l’être humain, et c’est bien sûr normal, du coup tu les transformes en vertu. Bizarrement : gros succès.

Tu vas de découverte en découverte comme si tu ne jouais pas à la marelle.

Des dents te poussent au fondement, tes cheveux saignent, toi tu dis que la santé passe avant tout, avant même le goût de vivre.

Tu ne pars jamais, ou bien très loin, dans d’ahurissantes contrées proches du coma.

Une fille t’offre du feu, ce n’est pas la première fois, tu l’emmènes au cimetière et tu l’effraies et la ravis à proportions égales en lui montrant ta tombe.

Tu n’écris jamais de livres, jamais : les livres ne te traversent jamais l’esprit, ils te servent juste de projectiles dont tu es, sans doute, la cible. Tout cela ne peut pas durer et de tous tes vœux tu appelles la fin du monde mais à une échelle raisonnable. La chose étant possible, tu mets le paquet, avec le résultat qu’on espère tous un jour ou l’autre.

Puisqu’il faut changer, tu changes. Tu compiles les timidités, tu t’aventures au bord de l’autocritique. Désormais, on te confond avec tes ennemis, c’est plutôt agréable mais ça ne suffit pas. Tu veux moins, tu aspires à trois fois rien, ton appétit-néant est une bouche qui n’en peut plus, un cercle jaloux de son centre toujours trop loin.

Tu commences à retrancher et, ce faisant, ta chair te joue des tours. Elle se moque de toi. Ce qui te donne d’excellentes raisons de la foutre au placard.

Tu ne veux pas d’un monde abstrait mais tu ne veux pas non plus de conseils.

Les autres sont devenus monnaie courante.

L’habitude aidant, tu cherches encore les lumières, les bruits, les valses et les hésitations. Tu trouves tout cela, un soir, au bord d’un fleuve, dans une ville qui n’a pourtant rien de fluvial. Sans vraiment savoir si ce sont ou non des reflets, tu plonges. L’eau est à la même température que le ciel, ni noire ni banche.

Soudain, ou enfin, ‘il’ arrive —

Ce pourrait être un requin, un grand poulpe, n’importe quelle bête aquatique ouverte à l’idée de vengeance mais non, ce n’est pas ça. C’est autre chose. C’est ce que tu désirais depuis le tout début de ta puissance. C’est la pire chose que tu pouvais espérer.

C’est une façon de parler. C’est une façon de parler. C’est surtout une raison de se taire. Tu te tais. Et personne n’applaudit. Personne.

Sept bonnes raisons de ne pas lire Pynchon


Sept bonnes raisons

de ne pas lire Pynchon

Première raison (ou la preuve par l’exemple, assortie d’une glose gluante )

« Un hurlement traverse le ciel. Ça s’est déjà produit, mais là c’est sans comparaison.

« Il est trop tard. L’Evacuation se poursuit, mais c’est du pur théâtre. Pas la moindre lumière dans les voitures. Pas la moindre lumière où que ce soit. Au-dessus de lui des poutrelles suspendues, vieilles comme une reine d’acier, et du verre quelque part tout là-haut susceptible de laisser passer la lumière du jour. Mais c’est la nuit. Il a peur de la façon dont tombera – bientôt – le verre ; un sacré spectacle : la chute d’un palais de cristal. Mais s’effondrant dans l’obscurité totale, sans un seul éclat de lumière, un vaste écroulement invisible. »

Ainsi commence L’Arc en ciel de la gravité, de Thomas R. Pynchon, roman paru en 73 aux Etats-Unis dont nous déconseillons vivement la lecture, pour des raisons aussi multiples que justifiées, relatives à l’hygiène mentale comme à la sauvegarde des données mentales. Tout d’abord, il en va de l’intégrité de l’écrivain (en général), laquelle passe par une représentation faciale largement diffusée et une acceptation cyclique des rituels médiatiques. Un gendelettre se doit à son public comme la grenouille au bénitier et ne saurait effacer ses traits à coups de gomme abstraite, pas plus qu’il ne doit s’absenter in persona de cette conviviale fête foraine qu’est la Fabrique de la Littérature Autorisée (FLA). Thomas Pynchon, en dépit du succès méphitique que lui a valu son premier roman sobrement ( !) intitulé V., a cru bon de bouder son public et de radier sa bobine du bottin. On sait quelle posture préside au mépris du photogénie. En refusant de satisfaire aux appétits louables des reporters qui souhaitaient remplacer quelques lignes de critiques par un bout de trombinoscope, le Pynch a commis un crime de lèse-majesté. Il est évident que cette soustraction faciale n’avait d’autre but de renforcer la conception acorporelle de l’écrivain et d’augmenter quelque plus-value mythique. Orgueil démesuré, pose de démiurge, dédain marqué pour le lumpen-lectorat… La mise hors jeu de Thomas par Pynchon est symptomatique d’un talent peu sûr de lui-même et tentant de suppléer à ses prochaines faillites par une légende fondée sur le mystère. N’étant pas reconnaissable, l’auteur acquiert une liberté inouïe, proche de celle du commun : c’est une faute de goût. Gageons qu’il est très laid.

Deuxième raison (qui va presque sans dire )

« Un cri zèbre la nue. La chose a déjà eu lieu, mais jamais dans ses proportions. » (T.P.)

L’ouvrage dont nous déconseillons prestement la lecture est accessible au lecteur français dans une version traduite (si je puis dire) Or qu’est-ce qu’une traduction ? Une trahison, certes, si l’on en croit la sagesse populaire. Mais si ce n’était que cela, nous nous en accommoderions, comme nous nous accommodons du cuir qui n’en est pas et des bêtes qui ne le sont pas. Non, une traduction est une autre paire de manche, dans laquelle on glisse assez vite les jambes avant de trébucher. Il s’agit d’un processus reposant sur une Arnaque Majeur (AM), visant à nier l’universel de la langue sous prétexte d’en proposer une déclinaison. Or on sait fort bien que le génie n’est ni poreux ni épanchable. Ce qu’on nous donne à lire « en traduction » n’est que la dégénérescence pour ainsi dire clinique d’un métabolisme ne souffrant par l’ambulanciation. Aucun des termes du contrat initial n’est repris, nul battant ne vient frapper la même cloche, c’est une main autre qui torche un cul dissemblable. Nous sommes dupés. Le lait a été baratté et la crème a disparu. Qui plus est, le traducteur, ce drogman douteux, n’a de cesse d’inoculer (pour rester poli) la langue qu’il cryptopille. Il la ligature et l’excise, la palpe et l’expulse, la frise et la foudroie. Bref, il triche. On lui réservera un donc un chien de notre chienne d’arrière-garde, et qu’il soit mordu s’il noie sa rage dans l’encre de la sédition.

Troisième raison (qu’on aurait voulue définitive)

« Les cieux sont déchiré par une plainte aiguë. Ce n’est certes pas la première fois, mais celui-ci est particulier. »

La littérature américaine est, comme le pays dont elle suinte, prétentieuse et protéifriande. Elle procède par bonds et caprices, courtise la césure et cède aux pirouettes syntaxiques les plus déconcertants. Son goût pour la déconstruction et les chausse-trapes fait d’elle l’ennemi déclaré de notre belle littérature française. Pynchon, en particulier, se complaît dans des phrases longues et déhanchées, émises par un narrateur soluble dans l’énoncé, affranchies du sacro-saint début-milieu-fin qui a fait chez nous la renommée de la période oratoire. Raffolant des court-circuits les plus imprévisibles, bâtissant son rythme non à coups de claires césures mais au moyen d’un balancement entropique, traitant l’indéterminé avec détermination et le concret avec suspicion, agglutinant d’improbables unités nominales, usant de la forme passive comme d’un inquiétant boomerang, la phrase pynchonienne pousse par le milieu et n’épouse aucune déclivité durable, elle est à la fois promesse et danger, danse et fuite, saillie et vortex – inadmissible. Son influence sur la syntaxe française n’est pas souhaitable. Nous devons préserver notre style exsangue de ces fâcheux excès. Trop de personnages tue le caractère. Trop de savoir gangrène l’innocence. Le français est la langue des jardins, et nos grands prosateurs ont veillé à ce que chaque allée, chaque carré d’herbe verte, chaque tonnelle chantante évitent à tout prix les errances labyrinthiques de l’extrapolation linguistique. Rien de plus nocif pour notre cher roman bourgeois que cette factice déterritorialisation née sans doute aucun des grands espaces, des consciences drive-in et du choc des cultures. Sus aux rhizomes. La ligne claire (sujet sublime, verbe verdoyant, complément complimentant) doit résister au virus de la pynchitude. Fuyons comme la peste et le coca ces grands monologues extérieurs qui tuent dans l’œuf l’éternel drame domestique dont s’enorgueillit notre littérature depuis Perruchot jusqu’à Sollers. Le roman doit badiner et édifier, même à vide. Donc : sus.

Quatrième raison (à vocation protectionniste)

« Une vocifération retentit dans les airs. Phénomène courant, mais présentement différent. » (Th. Py.)

Que trouve-t-on dans un roman de Thomas Pynchon ? Trop de choses. Trop. (Le trop est l’ennemi de la prose gauloise !). Rien en tout cas qu’on pourrait contrebander dans la soute de notre grave corpus. Inventaire : trente boîtes de munitions, soixante-sept armes automatiques, deux haches et trois hachettes, onze queues de billards, cinq matraques et trois garcettes, deux arcs et trente-trois flèches, dix couteaux polyvalents, un coup-de-poing américain, quelques cartouches de dioxyde de carbone et autres gaz comprimés, onze produits caustiques, neuf produits chimiques et quatorze gaz débilitants (vaporisateurs paralysants, aérosols à base de poivre, matraques chimiques, gaz lacrymogènes), soixante-neuf tire-bouchons, diverses marchandises dangereuses (trois accumulateurs mouillés, de la glace sèche, de grandes quantités d’allumettes et de matériel radioactif), quatorze fléchettes, vingt et un appareils causant des chocs électriques (dix matraques paralysantes et onze aiguillons à bétail), divers explosifs (cinq détonateurs, cinq cordeaux détonants, de la dynamite, un peu de poudre noire et beaucoup de poudre sans fumée, de la poudre à canon, treize grenades, trois explosifs en bouillie, un C-4, six DM12 et quarante explosifs en feuille), trois extincteurs d’incendie, sept torches à gaz, dix bâtons de golf, diverses armes (trois revolvers, douze carabines, cinq fusils de chasse, deux armes à balle BB, six fusils à plomb, six canons à air comprimé, huit pistolets de départ, trois pistolets lance-fusées et un fusil à harpon), quatre-vingt-quatre briquets ayant la forme d’un revolver, trois bâtons de hockey, mille quatre cent dix-sept seringues et aiguilles hypodermiques, trente et un piolets et pic à glace, deux patins, quelques insecticides, divers couteaux (trois couteaux de chasse, trois couteaux de plongée sous-marine, six cent trente épées, quatorze sabres, neuf couperets à viande, onze rasoirs droits et cinq poignards sacrés), mille cent vingt bâtons de jeu de crosse, divers liquides inflammables (gazoline, kérosène, essence à briquet et térébenthine), du matériel d’arts martiaux (cinquante-quatre étoiles métalliques, douze kubasaunts, six kubatons et trente et un nunchakus), vingt-quatre bouteilles d’oxygène, de la peinture, du diluant pour peinture, soixante-trois pièces d'arme à feu, divers objets qui peuvent blesser (quatorze ciseaux pointus et trente aiguilles à tricoter), du matériel pyrotechnique (quatorze feux d’artifice, quatorze fusées routières éclairantes, trois cartouches de pistolets lance-fusées et onze cartouches de pistolets de départ), douze mille six cent vingt-deux lames de rasoir, quinze répliques d’armes, trois dispositifs de contrainte, quarante bouteilles d’oxygène pour la plongée, diverses raquettes, trente bâtons de ski, dix-sept frondes et douze lance-pierres, quelques bâtons de sport (seize bâtons de base-ball et douze de criquets), divers outils (six cents marteaux, quatre cents tournevis, trois clefs, dix-neuf pinces, deux perceuses, quarante-sept scies, huit pinces-monseigneur), vingt-trois armes jouets, six jouets en forme de robots qui se transforment en armes jouets, cent vingt fouets et les couilles de Thomas More confites dans de la saumure. Scandaleux.

Cinquième raison (à vocation protectionniste)

« Clameur céleste. Encore? Oui et non. » (Pyncheon.)

C’est là une prose profuse, donc confuse, donc sans valeur marchande dans l’économie calibrée de la Grande Littérature Françoise (GLF). Nous voulons des romans à intrigues et non intriguants. Des récits où des hommes mûrs, provisoirement déboussolés dans leur processus créatif (ils peuvent être écrivains ou violoncelliste, peintre ou publiciste), s’entichent d’une nymphe moderne (brunette délurée ou blonde blessée) qui les pousse à rebours sur le chemin de la vérité (entendez : la psychologie des profondes heures). Pynchon, lui, nous parle des V-2, du destin d’une ampoule, de l’extermination des Héréros, d’un harmonica voyageant dans les chiottes de l’histoire. Nous aspirons à une peinture sociale modérée dans ses élans, non à la description de quelque partouze pan-cosmique. D'emblée, avec le Pynch, c’est la mêlée, au beau milieu du même: puisqu'au corps, toujours, il manque, paraît-il un membre, une ombre, puisque le corps s'ennuie et jouit de tout ce qui le multiplie et le réduit: somnambule un temps, il s'éveille à deux temps, pris entre le noir et le blanc, complice du noir, complice du blanc, et se soumet à de typographiques impératifs. Voilà pourquoi le corps, loin d'être un hôte au destin périssable, fait du lecteur l'otage esclave de sa grammaire. Se raidit-on qu'il plie, l'enlace-t-on qu'il fuit, et ainsi de suite jusqu'à complète désagrégation de tous ses grains, de tous ses points d'ancrage, à la faveur d'une danse, fût-elle la plus immobile des danses. A l'envi démembré, il dit l'union, et sans cesse apparié il vit d'écartèlements, béant des cuisses sous l'œil écarquillé ou croisant les membres sous le poing serré, s'arc-boutant à chaque assaut et à chaque assaut se déployant, d'avance abusé. Abusé d'avance, il se déploie à chaque assaut et à chaque assaut s'arc-boute, serrant le poing contre les jambes croisées, écarquillant l'œil devant les cuisses béantes, écartelé à vif et pareil au sang, en désunion, vibrant aimant. S’il danse, s'il blêmit, s'il s'avance affûté et fait peur, c'est que sa rage point, c'est qu'il ne craint ni le gouffre ni la pétrification, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on le lasse, l'empile, le dresse – et plus amère est son enclave, plus souple est le sable dont il est fait, qu'il sombre et se noie ou s'arme et rue. C'est toujours, de nuit comme de jour, un corps, fagot sec ou grasse brassée, peu importe, ce qu'il fait ne regarde que lui, et ce que nous regardons en lui n'est pas, soyons-en sûr, matière à discussion, mais à compulsion. On voit où ce genre de philosophie mène… Assez.

Sixième raison (relativement anecdotique)

« Le cri a passé dans le ciel. Il diffère de ses prédécesseurs. » (TRP.)

J’ai eu un jour l’occasion de rencontrer ce mystérieux Pynchon. Grand, barbu, une casquette de base-ball enfoncée sur sa tignasse grise, il m’avait donné rendez-vous dans un bar de Manhattan (le KGB Bar), à l’été 2002, grâce à l’entremise obligeante de sa femme, qui est aussi son agent : Melanie Jackson. Je devais le reconnaître au détail suivant : il aurait devant lui, à côté de son café, un exemplaire en anglais de Bouvard et Pecuchet, alors tout juste traduit. C’était un lundi en début de matinée que devait avoir lieu la rencontre (no photo, no recorder, avait-il été stipulé – no trick !). Mais au dernier moment, j’ai préféré flâner dans Central Park au milieu des écureuils géants (certains mesurent plus de deux mètres de haut et saignent des sourcils). Décidément, on s’en fait tout un plat.

Septième raison (non, vraiment, ça me fait plaisir)

Un hurlement traverse le ciel. Ça s’est déjà produit, mais là c’est sans comparaison.

Now everybody —

En apparence épars: Deleuze


L’Anti-Œdipe a été pour moi une formidable boîte à outils, un déclencheur essentiel dans ma formation. En plus d’intensifier mon rapport à la philo et de désinhiber ma perception de ce qu’était un concept, ce livre a su élargir l’étrange famille « psycho-lubrique » dont Artaud était déjà, pour moi, la pierre d’angle incendiaire. Büchner, Kleist, Boulez, Schreber, Kafka, Michaux… Un grand vent transversal qui permet soudain de relier des points en apparence épars, non pour établir une constellation de références tendant vers un quelconque panthéon, mais pour révéler des intensités, des lignes de fuite, etc. Je garde de mes premières lectures barbares de L’Anti-Œdipe, puis de Mille Plateaux, un souvenir jubilatoire, l’impression d’une perpétuelle déflagration. Surtout, je me sentais entrer en résonance avec cette idée que l’on ne crée pas pour se constituer en sujet, en petit ego bavard, mais plutôt pour se fragmenter, laisser passer les flux : l’écriture comme processus de dépersonnalisation. Et puis il y avait aussi tout cette vision de la littérature américaine, que Deleuze et Parnet développèrent entre-temps dans Dialogues. Sans ces lectures intempestives, sismiques, je ne sais quel parcours aurait été le mien. Ça avait un petit côté savant fou, ça déconnait, ça riait – et surtout : ça fonctionnait, autrement plus que l’impératif catégorique kantien… Curieusement, les œuvres croisées de Deleuze et Guattari ont eu plus d’influence sur mon parcours « littéraire » que certains écrivains. Les nombreux concepts mis au point par DG ne forment en rien un système figé, et continuent de polliniser ma façon de traverser la fiction et ses formes. Si devenir, au sens deleuzien, c’est non pas se réaliser en tant que sujet mais au contraire expérimenter différents états, aspirer in fine à l’imperceptible, etc., alors il est clair que mon devenir-deleuzien n’est pas prêt de faner. Pousser par le milieu : tout un programme…

Allocution + prise de position d'un majeur


"Culturo-Décideurs!

Vu la Conjoncture culturelle nationale, j'assume à partir d'aujourd'hui la direction du gouvernement de l’Impression. Sûr de l'affection de nos groupes de presse qui luttent, avec un capital digne de leurs fructueuses tractations nucléaires, contre un ennemi supérieur en pauvres et en religions. Sûr que par leur capitalistique obstination, ces légions ont rempli leurs devoirs vis-à-vis de nos clients. Sûr de l'appui des Intermittents de la Politique, que j'ai eu la fierté de suborner, sûr de la confiance du pseudo-lectorat tout entier, je fais à la France le don de ma biographie pour renflouer sa stupeur. En ces heures médiatiques, je conspue les pathétiques artistes qui, dans un dénuement mérité, souillent nos scènes et nos librairies. Je leur exprime mon mépris et ma haine-de-moi. C’est le cœur friqué que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser l’art. Je me suis adressé cette nuit au Patronat pour lui demander s'il était prêt à rechercher avec nous, entre commis, après le grand Bling-Bling, les moyens de mettre un terme aux fantaisies individuelles. Que tous mes électeurs se groupent autour du Gouvernement que je préside pendant ces épreuves boursières et fassent taire leur dettes pour n'écouter que leur foi dans le destin de la Communication."

Brzzzzttttzziiz… Ouf ! Ce n’était qu’un cauchemar… A l’heure où nous pressons, une douce musique sort des haut-parleur du Salon du Livre, et non ce discours imprésidentiable.

« J’veux qu’on s’amuse comme des fous » chiale la chanson.

C’est – chic ! – chose faite. Chaque stand va trinquer, à mots perdus. Les bios des politiputes se vendent à l’encan ? Tant pis donc tant mieux. Des académiciens trépassent : sabres au clair ! Les structures se restructurent : regroupons ! Les suppléments livres ne suppléent plus : publireportons ! On prime les prêteurs sur lettres : rien de neuf sous les spots. On compte sur Kindle pour tourner définitivement l’iPage de l’eBook : Big Google Is Watching YouTube… La diffusion interpelle la distribution qui contacte aussitôt le pilon : On en fait quoi de toutes ces palettes ? On reboise ?… Partout ça dédicace, ça récite, ça répond… partout des machines qui laissent à désirer… une vraie ministre en liberté pose en compagnie d’un faux écrivain apprivoisé… un patron de presse achète trois kilo d’auteurs sans gêne… un petit éditeur fait des cocottes en papier, qui s’envolent, mais pas sur les listes de best-sellers… on évoque un à-valoir joufflu comme un petit PNB… on décerne le Prix du Roman le Plus Primé de l’Année…à… un recueil de textos téléchargeables… Salon ou les 120 heures… So sad…

Et pendant qu’on numérise, pendant qu’on rachète, pendant qu’on parle avec la caisse, quelque part, un index enfonce des touches qu’on dirait usées – tandis que son plus proche voisin, le majeur, se dresse, humecté juste ce qu’il faut, et pas que pour sentir d’où vient le vent.

NSA


Never Say Anything

Big Brother is watching you ? Des yeux de George Orwell coulent des larmes dont nous ne saurons jamais la saveur. Car le Grand Frère de 84 (c’est-à-dire de 48, puisque l’avenir orwellien était une simple lecture à rebours) n’est qu’un garnement au regard de la brute épaisse qui voit le jour quatre ans plus tard sous la plume du président Truman. Non plus « big », mais « huge », et pour ce qui est de fraternel, eh bien, rien n’est moins sûr, mon cher George.

Créée par le président Harry Truman le 24 octobre 1952 à la discrète faveur d’un ordre exécutif, la NSA – la National Security Agency – is not watching you : au regard oblique, héritage de l’espionite à taille humaine, a succédé l’oreille externe, et cette fois-ci, c’est le ciel qui fait pavillon, puisque l’information n’est plus qu’une vibration de l’air, qu’il s’agit de capter, déchiffrer, classer. Le ciel ? Naguère, il grouillait d’étoiles qu’il suffisait de suivre pour s’orienter, et chacun pouvait s’improviser roi mage, rusé marin, petit poucet. Mais voilà que soudain, ou presque, de nouveaux astres envahissent ce champ de possible bataille, des astres intelligents qui nous suivent. Le silence infini n’est que le symptôme d’une écoute céleste que plus rien n’effraie.

Un document est donc signé, par un président qui a vu son mandat honoré du coup de baguette de la fée atomique. Un simple mémo. Mais si « top secret » que l’organisme dont il fut l’acte de naissance refusa de dévoiler son nom pendant plusieurs décennies, au point qu’il fut malicieusement qualifié de « No Such Agency ». Ne pas exister est, stratégiquement, plutôt un avantage. Cela permet d’encourager ce bouclier indispensable qu’est la paranoïa. Ils sont partout, ils nous écoutent, ils nous surveillent ! Bouffée délirante… Et tant pis si c’est, hum, le cas.

Depuis que Marconi a libéré les ondes, le ciel est une peau de tambour où […]


La suite dans Le Ciel vu de la terre, éd. Inculte…

vendredi 25 mars 2011

Le grand dieu plan


à l'intention (entre autres) de Nicolas Ancion

On sait qu'écrire n'est pas simplement aligner des mots comme si on demandait à des fourmis processionnaires de se rendre sans trop tortiller du cul jusqu'au point oméga. L'écriture connaît et maîtrise l'astuce de se dématérialiser, de n'exister parfois qu'en pensée, en fulgurances, en idées plus ou moins molles, et celui qui est lancé dans l'aventure d'un livre sent bien qu'il écrit parfois autrement qu'à sa table d'assis. Dès lors qu'on envisage une cathédrale se pose le problème de l'allumette. Et même si au cours de ce liturgique épisode on n'ouvre qu'une chapelle en ruine, il faut néanmoins se frotter à l'allumette: au plan. Penser un livre : maculée conception qui peut difficilement faire l'économie d'un, même rudimentaire, échafaudage. La question se pose de savoir si le travail sur le "plan" ressort de l'écriture, ou s'il s'octroie le scandaleux privilège de ne pas penser en terme d'écriture, se contentant de vivoter dans le monde des notes, notations, voire diagrammes. La planification d'une narration – ou d'une non-narration, peu importe – est-elle l'affaire d'un ouvrier autre en soi? Ou l'écrivain fait-il, au moment de cette étape somme toute aride, souvent chiche en épithètes, encore que chacun ait sa méthode, l'expérience d'une "autre" écriture, d'une tentative de la future écriture pour s'immiscer, s'imposer, à l'heure même où la branche semble l'emporter sur le fruit? On peut complexifier un plan jusqu'au point où c'est le livre tout entier qui est écrit – et c'est là à peine une boutade. Le plan n'est pas juste, pour l'écrivain (alors qu'il l'est sûrement pour l'essayiste), la matrice à plus ou moins honorer, il est, déjà, la vibration, l'impulsion. Dans cette écriture qui a priori n'excite pas l'écrivain – qui n'y recourt que pour ne pas se diluer dans le bordel ambiant de son projet –, se produit quelque chose d'interlope. L'écrivain éprouve une difficulté à rédiger. Il n'aime pas rédiger. Il aime noter, gribouiller, mais jouer les traders de son action invendable, ça non. Pourtant, il faut de la struktur. Même pour la saborder, la saboter. Même pour renoncer. Et c'est alors, dans cette instinctive, cette embroussaillée phase préparatoire que se produit une forme inédite de jouissance, comme si, en onaniste contrarié mais soumis aux délices de l'hypnose, l'écrivain se mettait à concevoir le plan sous une forme para-esthétique, confiant aux couleurs infantiles de ses feutres (entre autre) le soin de souligner, hiérarchiser. Le plan précède, mais pourtant il aspire à respirer comme un texte, il est d'ailleurs souvent papier, paginé dans une souple accélération. Mais le plan est aussi danger, piège, trappe, collet. Car plus il enfle et croît, plus il dévore les calories du festin à venir. Il est également procrastinante attitude: tant que je planifie, je n'écris pas, je repousse l'instant désiré mais, ne rêvons pas, cauchemardesque. En cela, le plan est protection, bouclier, mais aussi, garde-fou, filet. Qu'il faudra bien, parfois, défoncer, refondre, oublier, reprendre, incendier. Il est le grand dieu Plan, au flûteau futé, d'où giclent des notes qu'on ordonne comme des pierres de sagesse tout en sachant qu'on ne pourra pas retarder indéfiniment l'heure de l'éboulement. [À suivre?]

mardi 22 mars 2011

Le ciel, à la limite


Parution ces jours-ci de la revue Inculte nouvelle formule. L’Association Bibliothèque en Seine Saint-Denis a sollicité la revue littéraire et philosophique inculte et plus particulièrement les auteurs Arno Bertina et Mathieu Larnaudie. Ainsi Hors limites s’est associé au Ciel vu de la Terre, premier numéro de la nouvelle formule choisie par le comité éditorial d’Inculte pour poursuivre son travail d’écriture et de réflexion communes. Cet ouvrage collectif est l’occasion de découvrir des auteurs invités dans le festival. Les spectateurs pourront prolonger leur découverte par la lecture de ce premier numéro qui leur sera offert à l’occasion des rencontres.
L’édition 2011 aura lieu du 25 mars au 10 avril et se déroulera, comme tous les ans, dans toutes les Médiathèques du département. Vous pouvez consulter la programmation sur le site du Festival.

En attendant le 25, voici le sommaire de ce nouveau numéro:

Figures du ciel / textes

La nuit d’Anaximandre, par Jérôme Ferrari

Vir sapiens dominabitur astris, par Véronique Decaix et Stéphane Legrand

Schifanoia, par Renaud Pasquier

Le ciel est un foutoir, par Pacôme Thiellement

Ignorer le ciel, par Jean-Marie Blas de Roblès

À ciel ouvert, par Johan Faerber

Ciel de guerre, par Anne-Marie Garat

On ne chuchote pas assez aux oreilles des boxeurs qui ne voient pas d’avion se crasher, par Alban Lefranc

Un court instant de chiennerie céleste, par Claro

Astronautes fantômes, notes sur les visible, par Jakuta Alikavazovic

Where no man has gone before, par Laure Limongi

Never Say Anything, par Claro

Copyright Dante, par Caroline Hoctan et Jean-Noël Orengo

Le partage du ciel, par Hélène Gaudy

Claire Dolan, hors champ, par Anne Savelli

Parabole du miroir, par Maylis de Kerangal

Comme par hasard, par Oliver Rohe

L’univers à l’ère de sa reproductibilité technique, par Mathieu Larnaudie

Pollution lumineuse, par Julien d’Abrigeon

Voiture 7, place 42, fenêtre, par Violaine Schwartz

Approches du ciel / rencontres

Cosmos et créativité, par Hubert Reeves

Dialogue sur Cosmos et Créativité, par François Bon et Hubert Reeves

Entretien avec Patricio Guzmán, par Hélène Gaudy

Entretien avec Jean-Pierre Luminet, par Maylis de Kerangal

L’Éternité par les astres / Auguste Blanqui


lundi 21 mars 2011

Disque-moi tout…

Pour détrôner Maurice Carême…

Après les grands efforts, quand les doigts apaisés
Tremblent encore un peu comme au frisson des fièvres
C’est la chaleur des seins qui tente les baisers
La gorge maternelle est douce aux faibles lèvres

Sous la Victorieuse au torse triomphant
Qui lui châtra la Jouissance et la pensée,
L’homme se fait câlin comme un petit enfant

Et sur les seins cléments met sa bouche lassée
Mais il ne tente plus comme au cours du combat
De mordre méchamment les chairs endolories
Et d’arracher du lait aux mamelles taries

Non. Il écoute nonchalant le cœur qui bat —
Laisse dormir sa joue entre les seins —, et touche
La chair souple qui roule et cède sous la bouche.

— Pierre Louÿs

Toque toc

Etrange initiative que celle du magazine L'Express, qui invite au Bristol (c'est un restau d'hôtel, pas un rectangle carton) quelques-uns des écrivains (assortis de leurs éditeurs) "ayant eu les honneurs du palmarès des meilleures ventes en 2010". Caviar et château-malagar, pour l'anecdote. Comme si, de la littérature, on ne savait plus que fêter, non l'excellence ou l'inventivité, mais la performance en termes de vente, la capacité hippodromique à caracoler en tête, causant ainsi la curieuse concomitance, pour ainsi dire dans la même assiette, des frères Bogdanov, Stéphane Hessel, Patrick Lapeyre… (Certains des écrivains présents à cette dînette ont par ailleurs décliné un déjeuner proposé par Nicolas Anti-Clèves Sarkozy, ce qui tend à prouver que l'appétit a toutefois ses limites.) Etrange initiative, mais ô combien révélatrice, que celle qui lie à la même sauce romancier, caciques, phénomènes d'édition, journalistes.
Un best-off [sic]? Comme si, par un retour de bâton sucré, au prix d'un paradoxe à peine inavouable, les mieux vendus devaient leur succès à l'organe de presse qui par une liste établit l'exploit de leurs ventes. Et qu'il fallait célébrer de façon concrète, menu sur table, cette preuve sans faille, ce pompon indémodable, cette carotte suprême qu'emblématise, sonnant, trébuchant, voyant, le doux mot de "palmarès". A croire que refuser la défense et l'illustration du carton (au sens de tabac, rideau de fumée oblige) n'est plus aujourd'hui de mise, serait arrogance, distinction. Faut-il vraiment que les meilleurs ventent?

vendredi 18 mars 2011

(SeuA) : communiqué


"La Société européenne des Auteurs, créée au printemps 2008, a décidé de relayer ses activités par la publication et la diffusion d’une newsletter trimestrielle afin de tenir sa communauté de membres au courant des dernières avancées de ses projets et de susciter ses réactions.

La Société européenne des Auteurs (SeuA) est un think tank pour une Europe multiculturelle. Elle s’appuie sur un réseau européen de passeurs et de correspondants contribuant concrètement à la circulation des textes dans les différentes langues de l’Union : auteurs, traducteurs, éditeurs et penseurs. Elle est dédiée à la traduction et à l’accompagnement des œuvres. La SeuA fonctionne comme une plateforme de projets. Elle est animée par la volonté de créer une culture commune. A ce jour, elle est soutenue par de nombreux parrains : Peter Sloterdijk, Bruno Latour, Hélène Cixous, Georges Hoffman, Barbara Cassin, Gisèle Sapiro, Olivier Mannoni, Pascale Casanova, André Schiffrin, et bien d’autres, associés à ses projets.

Le site de la Société européenne des Auteurs www.seua.org est voué à relayer les informations et les actualités relatives aux problématiques de la traduction, de la littérature et des sciences humaines dans les différents pays. Tous les membres qui le souhaitent peuvent contacter le bureau de la Société européenne des auteurs (leyladakhli@seua.org, katia.flouest-sell@seua.org) qui s’en fera le relais.



ACTUALITÉS

La Liste Finnegan

Lors de la Foire internationale du Livre de Francfort, début octobre, la Société européenne des Auteurs a présenté sa première liste Finnegan à l’occasion d’une table ronde en présence de Jens Christian Groendahl, Mathias Enard, Vera Michalski et Camille de Toledo. Cette liste de 30 ouvrages insuffisamment traduits ou oubliés par un marché en constante course à la nouveauté, a été élaborée par un comité de 10 auteurs-lecteurs de nationalités différentes choisis pour leur ouverture à d’autres langues et à d’autres cultures. Elle met en avant des subjectivités littéraires sans discrimination de genre ou d’époque et prend en considération aussi bien les langues de l’Union que celles parlées et écrites sur le continent européen. Chaque année un nouveau comité proposera sa sélection Finnegan. La Liste complète 2010 est disponible par la poste sur simple demande-courriel et sur notre site.

Dans l’année à venir, la Société européenne des Auteurs s’engage à diffuser auprès des éditeurs européens les titres mis en avant et à les soutenir pour trouver des financements d’aides à la traduction grâce aux liens tissés avec les institutions partenaires dans les différents pays concernés.

La liste de l'année 2011 est en train d'être établie. Chaque auteur du comité présentra sa selection dans un courte séquence vidéo.

Le « Projet Borgès », un site collaboratif, une coopérative pour la traduction

Depuis l’été 2008, la Société européenne des Auteurs a entamé l’élaboration et la conception de l’outil « Borgès » - autrement nommé « TLHUB » : translation and literary hub. Outil multilingue dédié à l’échange et à la connaissance des textes et des œuvres dans les différentes langues de l’Union, « TLHUB » se destine également à concrétiser le réseau d’affinités translangues de la SeuA, entre auteurs, traducteurs, éditeurs, agents, résidences, maisons de lettres et lecteurs. Cet outil numérique, TLHUB, proposera aux différents acteurs du livre européen une bureau virtuel – un compte, une page, des fonctionnalités – grâce auquel ils pourront présenter leur travail, archiver leurs essais de traductions, leurs brouillons et autres textes afin de les rendre accessible à la communauté d’utilisateurset entrer en contact avec eux, s’ils le souhaitent.

Cette plateforme collaborative et coopérative sera payante, car elle aspire à un modèle de redistribution inspiré du portail de revues CAIRN.

En effet, dans les années à venir, tous les bénéfices qui seraient dégagés de l’usage de cet outil par la communauté des utilisateurs seront réinvestis dans un Fonds européen pour la traduction.

Le « Projet Borgès », via l’outil « TLHUB » sera donc fondé sur un principe : ceux qui utilisent cet outil ont la garantie que plus le nombre d’utilisateurs augmente, plus les moyens du Fonds européen pour la Traduction sont importants.

Afin de réfléchir ensemble au « Projet Borgès », la SeuA a entrepris une série de work-shops et de présentations publiques de l’outil « TLHUB » : la première a eu lieu à Lagrasse au mois de septembre face à un public d’auteurs et d’éditeurs, dans le cadre d’une réflexion autour de la création d’une « école de littérature », d'autres ont suivi ou devraient suivre très prochainement notamment au Collège des traducteurs d'Arles et dans le cadre du programme Goldschmidt pour les jeunes traducteurs. Leyla Dakhli présentera le projet lors d'une table ronde intitulée "Soutien publique à la traduction : modèle français et regards sur l'Europe" organisée par le Salon du livre de Paris le jeudi 17 mars à 15h. Du 5 au 8 mai, la SeuA participera au Festival "Paris en toutes lettres" et proposera en plus d'une présentation de l'outil TLHUB, une programmation autour des langues imaginaires et des langues frontières. Au cours de l’année 2011, la SeuA aspire à multpilier les work-shops de ce type dans les différents pays d'Europe (dates indiquées le moment venu dans les actualités du site de la SeuA). Si vous souhaitez participer à l’une de ces rencontres ou en organiser une vous-mêmes, merci de nous écrire.

Le site de la SeuA, un espace à faire vivre

Comme certains d’entre vous l’ont peut-être remarqué, le site de la SeuA (www.seua.org) est présent en 8 langues depuis l’année dernière. Les traducteurs ont fait un travail de mise en ligne de documents, d’annonce d’événements, de signalisation… que nous voulons souligner ici. Ils forment aujourd’hui nos premiers correspondants dans les différents pays européens. Mais nous sommes toujours à la recherche d’éléments nouveaux, insolites, originaux et importants pour continuer à nourrir le site. En tant que membres de la SeuA, vous pouvez nous signaler des contenus, des événements (colloques, rencontres…) sur la traduction littéraire. Vous pouvez également nous soumettre des articles sur ces sujets. Merci d’envoyer à katia.flouest-sell@seua.org.

Face aux replis nationaux et identitaires auxquels nous assistons dans un nombre croissant de pays européens, les projets de la SeuA, par leur aspiration à un modèle de collaboration, de transmission et de redistribution multilingues contribuent à l’émergence d’une culture européenne hybridée, entre les langues. La SeuA œuvrera ainsi à créer un lieu pour les identités multiples, les croisements, les passages, avec tous ceux qui, chacun selon leur compétence, y travaillent déjà.



Merci de faire circuler cette lettre à tous ceux que cela pourrait intéresser,

A bientôt,



La Société européenne des Auteurs
5 passage de la Fonderie
75011 Paris

Pour adhérer à la SeuA, cliquez ici. Le site de la SeuA : www.seua.org"

jeudi 17 mars 2011

La femelle du requin sous hypnose


C'est le numéro 35, c'est le numéro d'hiver, c'est le numéro à neuf euros, c'est le numéro que vous allez tirez quand je claquerai dans les doigts… et oui, le voilà, le nouveau numéro de la Femelle du Requin, avec un vaste dossier sur Claude Louis-Combet (maintenant vous savez où mettre le trait d'union…), un non moins conséquent dossier sur Christophe Manon, qu'on va lire incessamment sous peu, promis, et quelques fictions (Yves Corbineau, Guillaume Siaudeau, Fabien Courtal & bibi) tournant autour du thème de l'hypnose. Et si ça ne suffit pas pour vous appâter, alors sachez qu'en plus l'édito a un mot ou deux à dire à DSK. D'autres détails? Allez . Puis en librairie. Puis chez vous. Puis en vous. Clac! Réveillez-vous.

L'élégance, la vraie (?)


Raphaël Sorin, à propos du Goncourt décerné à Houellebecq:

"Comme je suis persona non grata chez Flammarion depuis le jour où j'ai emmené Houellebecq avec moi chez Fayard, vous vous doutez bien que je n'étais pas prévu au tableau d'honneur... En même temps, ils ne pouvaient pas vraiment ne pas m'inviter, vu que j'y suis quand même un peu pour quelque chose dans cette histoire. Alors quand Samuelson, l'agent de Houellebecq qui s'en fout plein les fouilles, m'a proposé de passer au cocktail donné au Théatre de l'Odéon, j'ai attendu sagement mon tour. Houellebecq est monté sur le bar, a balbutié deux-trois trucs, son éditrice actuelle Teresa Crémisi a lâché deux-trois phrases nulles, Beigbeder a fait son show et ensuite je l'ai pris dans mes bras et j'ai gueulé : « On les a niqués ! » Un peu, pour le faire chier. Et puis aussi, parce que j'étais avec lui toutes les fois où le Goncourt nous est passé sous le nez."


Ah sinon, dans un genre très différent, saviez-vous que Beckett, après avoir reçu le prix Nobel de littérature en 1969, en distribua le montant à des nécessiteux, des organisations ou à des particuliers. Mais pourquoi je vous raconte tout ça?

mercredi 16 mars 2011

Informez-vous!

Je profite de ce soudain redoux et de ces températures clémentes pour signaler que Serge Lapisse sera présent à la Cave de Saint-Mont, le dimanche 27 mars, pour présenter et dédicacer son dernier ouvrage Un arc-en-ciel de plénitude.
Rappelons à ceux qui l'ignoreraient encore qu'il s'agit d'un "opuscule plein de délicatesse et de tendresse qui mène des chemins de vie remplies de soleil et d'espoirs renouvelés. Cette étude psychologique fine de la nature ouvre des portes nouvelles sur l'existence. Celles-ci sont accessibles à tous ceux qui veulent et osent partager les richesses humaines que tous possèdent, mais qui, hélas, dans les sociétés modernes se trouvent souvent enfouies ou écrasées par le matérialisme ambiant et les théories d'intellectuels stériles. Cet ouvrage impressionnant de lucidité par la vision du monde qui se dessine au fil de pages peut faire prendre à chacun un tournant nouveau."

Voilà. Il est pas formidable l'avis ?

L'indignation, mot d'emploi


Un livre qui n'en est pas un, une indignation qui n'a que l'apparence de la dignité, des propos jetés par dessus une épaule voûtée: le fascicule de Stéphane Hessel ne semble exister que par le contraste entre son indigence intellectuelle et son formidable succès, un peu comme ce film sur les populations du nord de la France qui au moins a le mérite de faire parfois sourire. L'âge canonique et la respectabilité biographique semblent avoir formé ici une alliance invincible afin que passent (mais vite) des "pensées", à la fois d'ordre général (méchant capitalisme) et particulier (méchants Juifs), sans compter quelques considérations historiques qui permettraient tout juste à un bachelier d'épater son orteil gauche. Comme le fait remarquer non sans malice Eric Bonnargent sur le site L'Anagnoste: "Roberto Bolaño écrivait que 'même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres, imparfaites torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu'. » Effectivement, Homais aurait pu signer Indignez-vous.
On ne sait pas s'il convient (ou importe) d'en rajouter. S'il est même nécessaire de rappeler que, aussi charmant soit l'appel à l'indignation dès lors qu'il émane d'un presque centenaire, la pensée ne saurait être affaire de posture. Qu'argumenter ne nuit pas forcément à la vivacité de la dénonciation. Qu'un libelle a tout intérêt à bien désigner sa cible. Que "réaction populaire" et "terrorisme", quand on parle des Palestiniens, ne doivent pas forcément être confondus. Que passer de l'idée d'indignation à celle nation indigne est un peu cavalier. Qu'une phrase comme "[…] les risques les plus graves nous menacent. Ils peuvent mettre un terme à l'aventure humaine sur une planète qu'elle peut rendre inhabitable pour l'homme" ne permettrait même pas de caler une table où on ferait semblant de jouer aux dominos. Une fois de plus, c'est la dimension pharaonique du succès qui semble appeler un léger sursaut d'esprit critique face à cette enfilade de lieux communs et comateux. Comme si, par une ultime ruse propre à la démocratie, ce qui remporte les suffrages s'estimait au-delà de toute détraction. Comme si clamer des évidences et enfoncer des portes ouvertes c'était atteindre à l'universel, qui est comme tout le monde le sait l'ânerie la mieux partagée au monde.
Qu'un vétéran, au nom de l'esprit de la Résistance (plus que de la résistance de l'esprit…), exhorte les foules individuelles à s'indigner, c'est bien joli. Mais outre le fait que les Résistants ont fait heureusement autre chose que s'indigner, ce genre de sympathique hourvari est loin de faire office d'appel à la désobéissance civile. Quant à expliquer le fascisme par la seule peur du bolchevisme, ce n'est même pas réducteur, c'est crétin. Enfin, s'il ne fallait retenir qu'une phrase de ce petit-lait qui a moussé, ce serait celle-ci: "Il est évident que pour être efficace aujourd'hui, il faut agir en réseau, profiter de tous les moyens modernes de communication."
Dear monsieur Hessel, il ne vous reste plus qu'à tweeter – mais d'abord, bien sûr: Inscrivez-vous!

lundi 14 mars 2011

De deux choses lune…

Et de trois !

Frédéric Beigbeder était déjà juré au prix de Flore et au prix Décembre.
Frédéric Beigbeder était déjà juré au prix de Flore et au prix Décembre.
Frédéric Beigbeder était déjà juré au prix de Flore et au prix Décembre.
Le voilà maintenant juré au prix Renaudot. L'intérêt de cette information c'est qu'elle n'a aucun intérêt, n'étonne même pas, bref, comme disait l'autre, n'en touche qu'une.
Mais il faut bien de temps en temps parler d'autre chose que de littérature et d'édition.
Mais il faut bien de temps en temps parler d'autre chose que de littérature et d'édition.
Mais il faut bien de temps en temps parler d'autre chose que de littérature et d'édition.
Hum.
D'ailleurs, à ce propos, saviez-vous que les membres de l’association Manche nature ont décerné samedi 12 mars leur prix Poubelle, prix qui récompense les mauvais élèves de l’environnement ! Comme quoi les grands esprits se rencontrent.

Vous avez dit splash?

C'est un poète flamand majeur, un écrivain redoutable que nous font découvrir les éditions Les Petits Matins, dans la toujours stimulante collection Les Grands Soirs, dirigée par Jérôme Mauche. Il s'appelle Dirk van Bastelaere et le recueil publié, dans une traduction époustouflante de Daniel Cumin, s'intitule Splash – il regroupe des textes publiés entre 1994 et 2006, regroupement opéré par l'auteur lui-même. Héritier de John Ashbury, lecteur de Lacan et de Derrida, Dirk van Bastelaere écrit une poésie éclatée mais pas dispersée, d'une redoutable intelligence, qui tantôt pille les artefacts du réel avec décontraction, tantôt essore ce qu'il reste d'organes dans l'humain. Logophage, le texte décale sans cesse l'approche poétique, piquant des sprints dans le récit, chromomaniaque, drôle, d'une souplesse libératoire. Qu'il dise l'absence dans la présence ("Là où je me tiens, il manque / une prairie de fleurs, même si je suis au milieu / d'une prairie de fleurs roussies […]"), réinvente l'Amérique, conçoive le blason unique du cœur ("cœur pastiche, cœur prothèse"), déchiquète l'écran des block-busters américains ("Admettons: on peut sacrifier / le tailleur de madame un brushing / un Japonais pour Jouir de // l'action"), ou révèle la catastrophe du corps:

Une maladie faite de chair, voilà ce que tu es.
Un bâillon putride dans sa bouche.
La merde des tripes
d'une espèce qui, à défaut d'autre chose,
bouffe la merde de ses propres tripes,


la machine furieuse et hyper consciente du texte balestaerien accomplit sa tâche: "concevoir en termes métaphoriques afin de prouver [le] sens figuré" — ou, comme il le dit plus loin:

Réservoir de chasse d'eau pour les émotions,
ce qui nous meut, que ne puis-je t'incorporer
dans la rhétorique
de ce qui précède, mais ce qui précède
l'a déjà fait, sous forme rhétorique,
et m'a en tant que tel incorporé, si bien que
je m'adresse à moi-même, depuis le révolu en toi
qui me réinvente en ce que tu me fais


Evitant l'incantatoire, le lyrique, le lisse, prompt à faire disjoncter la syntaxe dès que s'articule trop le discours, toujours en mouvement, réglant ses comptes d'amour-haine avec le symbolique, le poème selon van Bastelaere se trasngresse lui-même dans une course-poursuite jubilatoire avec le décor des choses et la forêt des corps. Post-moderne? Réponse : "Le lac se ride. Le lac est égal." On vous l'avait dit: Splash!
_____________________________
Dirk van Bastelaere, Splash! traduit par Daniel Cunin, éditions Les Petits Matins, coll. Les Grands Soirs, 12 euros
(Photo de l'auteur par Krystof Ghyselinck, 2005)

samedi 12 mars 2011

Camille de Toledo : la faille et la reprise


Il n'est pas sûr que le nouveau livre de Camille de Toledo soit compris. Il n'est pas sûr que nous soyons en mesure de comprendre exactement ce "roman", au titre pluriel : Vies potentielles. Quand je dis "compris", je veux dire "compris" au sens physique, si la tâche imposée était de circonscrire, car ces 'ramifictions", greffée d'exégèses et rythmées de 'genèses', défient l'encerclement. Ce qui interroge, blesse, inquiète Toledo, ce sont les fêlures, les hiatus. Aussi a-t-il conçu son livre de façon à traverser ces fêlures selon trois régimes d'énonciations différents.
Il y tout d'abord les "récits", des microfictions, des natures mortes, souffrantes, instantanés aux nuances de paraboles. Que disent, que racontent ses récits: dénis, arrachements, pertes, aveuglements… Des personnages émergent, le temps d'une chute, d'un glissement. Des vies, ramassées en une torsion. L'écriture est tendue, recourbée sur l'essentiel, les questions sans réponse entament la chair. L'auteur, parfois, y apparaît, avec sa biographie heurtée, son cortège d'adieux.
Puis vient le temps de l'exégèse. Mais bien sûr, ce ne sont pas vraiment des exégèses, car les récits sont trop feuilletés sur eux-même, pris dans une histoire plus vaste, et l'on ne peut les déplier aisément, encore moins les expliquer. Aussi l'exégèse que propose à chaque fois Toledo est-elle d'avantage prolongement, fouille, digression, rebond.
Enfin, il y les genèses – échappées franches, taillées dans la texture d'un énonciation poétique, hantées par la césure, lézardées.
Affirmer que l'ensemble fonctionne est délicat, car c'est là un texte qui, plutôt que d'essayer de faire machine, loin de se rêver "Livre", semble vouloir fuir par plusieurs voies, et compter sur le lecteur (entité biographique, moteur, variateur) pour ajouter ses propres déchirures à cet étrange tentative de description du manque absolu et particulier.
Le projet, complexe, de l'auteur peut être ainsi effleuré:
"Persister dans l'approche. Contourner, sans jamais atteindre la chose, sans jamais la nommer. Insérer dans l'écriture ce qui survient: la perte du corps, les ramifictions qui l'entaillent et le font s'effacer, les annexes de l'homme…"

Difficulté, on le voit, de parler de ces Vies potentielles, de les commenter, les traverser. L'auteur, de son propre aveu nous dit qu'il "compose aujourd'hui [ses] livres comme si l'invention était la Loi et qu'il fallait, pour mettre en ordre les nouveautés de ce monde, la commenter." Mettre en ordre? Je ne pense pas que ce soit là le projet de l'auteur. Inventer un nouveau désordre, moins chancelant, moins fuyant, moins obscur, peut-être. Son livre est bien trop "tremblé" pour qu'une assise soit possible. Ne dit-il pas d'ailleurs lui-même, plus loin:
Voilà donc le mouvement qui hante ce livre: le flux de ce qui nous émiette, nous sépare, nous rompt, l'exil et ses déportations. Et à rebours de cette dérive – les vents, les vagues qui nous déportent – l'écriture par laquelle nous tentons de relier, repriser, repiquer les morceaux de ce qui fut une vie.

Repriser: voilà ce qui, dans les interstices de ces vies potentielles, se passe. Et parce qu'il cherche dans l'écheveau déliquescent de la modernité les fils cassés qu'il sait composer sa matière, Camille de Toledo, d'une plume aussi écorchée que précise, attentive qu'effarée, parvient à dire, non pas le pourquoi de notre exclusion du réel, mais son très pervers comment.
Talmudique par bien des aspects, philosophique jusque dans l'éclair, Vies potentielles, s'il est un roman, est le roman de l'impossible collusion entre soi et l'autre, entre le vouloir et le pouvoir, la racine et l'exil. Le récit du fossé entre père et fils, et peut-être aussi, entre soi pensant et soi écrivant.
____________________________
Camille de Toledo, Vies potentielles, Seuil/La Librairie du XXIe siècle, 19 €


jeudi 10 mars 2011

Marseille: Fossée 1


On le sait, en 2013 Marseille sera capitale européenne. Pour fêter dignement la chose, la subvention octroyée par la Ville au Centre International de Poésie Marseille [cipM] sera amputée en 2011 de 30 000 euros.

Si vous voyez là un paradoxe, n'hésitez pas signer ici la pétition adressée à Jean-Claude Gaudin, sénateur maire de la cité phocéenne.


mardi 8 mars 2011

Doctor Bric and Mister Broc

Rares, finalement, sont les livres consacrés à l'écriture, signés par des écrivains contemporains. Saluons donc la mémoire de Gérard Bobillier, patron des éditions Verdier, qui eut l'excellente idée de demander à Olivier Rolin de rassembler certains de ses interventions en un volume, paru récemment chez Verdier et intitulé Bric et Broc. Peu désireux d'établir une théorie de la chose écrite, ou romanesque, ou poétique, mais plus que soucieux d'avancer, non des idées, mais convictions, avec leur cortège de doutes, Rolin parvient en à peine plus de cent pages à toucher à l'essentiel: le style, la beauté, la lecture, la jouissance, l'émotion, la rupture. Il se permet même d'annoter son texte, en un mouvement de recul qui à la fois éclaire, rehausse et module. Sans afféterie, avec la modestie d'un écrivain qui continue d'hésiter dans son assurance. Rolin cite beaucoup – Valéry, Barthes, Flaubert, etc. – mais c'est chaque fois pour lier l'étincelle venue de l'autre au plaisir de le relire. Il dit ses admirations, ses engouements, ses fétiches, avec justesse et malice.

Ses définitions de la littérature ne sont jamais des actes de circonscription, ce sont des images à déplier, à prolonger:
[La littérature] doit être une chlamyde trouée, une chose dissociée, où du manque éclate. […] L'écriture, l'expérience qu'on en fait est toujours, sous quelque rapport qu'on l'envisage, celle d'un inassouvissement.
Sa réflexion le conduit à parler du roman, de "ce qui fut son domaine", de son désormais statut d'exilé, à dire combien le défi d'un livre ne gît pas dans son intrigue ("la simple idée de progression a bien des chances de n'être pas pertinente pour caractériser les œuvres romanesques", p. 70) – et à rappeler ce qu'est une lecture, cet acte qui, selon Barthes, aime à se laisser captiver par "le feuilleté de la signifiance".
Rolin fait également une belle part à ses "phares", dans ce recueil: Rimbaud, Lowry, Cendrars, Homère… Il nous aide à relire Hugo, à réentendre Chateaubriand et à mieux saisir Malaparte. Et surtout, il nous invite à nous pencher sur le souvenir de nos lectures, souvenir qui a transformé les livres lus en "ruines", comme le dit si terriblement Valéry:
C'est étrange comme la suite des temps transforme toute œuvre […] en fragments. Rien d'entier ne survit.

Que garde-ton d'un roman de Faulkner? Une treille, un bosquet de cèdres? Que nous lègue Claude Simon? Fracas d'un train, bruit des sabots? Oui, le travail d'écriture consiste à préparer des ruines futures, à baliser un tant soit peu des paysages peuplés de vestiges, que le lecteur traversera un jour, plus ou moins attentif, plus ou moins conquis dans son abandon. Le roi ne vient peut-être que quand il veut, comme le disait Michon, mais à chaque fois il réinvente notre royaume.
Et Rolin de conclure son ouvrage par une relecture de l'Iliade, où l'on se dit qu'un des épithètes homériques accolés à Hector conviendrait parfaitement à la personne de l'écrivain: "maître de déroute".
_____________________
Olivier Rolin, Bric et Broc, éd. Verdier, 13 € 50 – Rappelons que sort également aux éditions Inculte, toujours de Rolin, un livre intitulé Sibérie. Et qu'une chlamyde est "une draperie portée exclusivement par les hommes et originaire de la Grèce antique et plus précisément de Thessalie" et non, comme je l'ai cru bêtement dans un premier temps, une bactérie – comme quoi, lire n'est jamais gagné…

lundi 7 mars 2011

Open the brain


"My favorite joke is this one: 'My brain is my favorite organ, but look who's telling me that.' All I'm sayin' is: Consider the source.

(Paul Verhaeghen)

dimanche 6 mars 2011

Moo Pak, dit Jack


Avant toutes choses, ne lisez pas le quatrième de couverture de ce roman. Il vous induirait en erreur dans la mesure où, vous disant la vérité, il émousserait votre lecture, lui ôterait le tranchant certain et indispensable que peut être, à l'aune d'une lecture, la naïveté consentie du lecteur. Pour entrer dans Moo Pak, pour arpenter ses allées et ses venues, il suffit d'ouvrir le livre et c'est parti, car ici aucun alinéa ne viendra vous sauver d'un effet de lecture envoûtant, il vous sera impossible de décrocher, quel que soit votre agacement, vos réserves, votre envie de respirer en dehors de ce souffle patient et entêté.
Moo Pak est un monologue, ou plutôt une série de monologues, délivrés entre 1977 et 1990 par un personnage-écrivain répondant au nom de Jack Toledano, alors qu'il se promenait dans Londres, surtout dans ses jardins et le long de ses berges, avec un ami, Damien Anderson. Monologue? Oui, même s'il s'agit de conversations, mais Damien parle-t-il? intervient-il? on ne le saura pas, seule a été préservée la partie Toledano, qui pourtant est un grand apologue de la conversation. Toledano est aussi écrivain, et vers la moitié du livre il va dévoiler à son interlocuteur la structure et la teneur d'un roman étonnant, monstre postmoderne dont les progrès sont pour le moins mystérieux.
Mais avant d'aborder ce projet ambitieux, Jack parle. Du présent, du passé, de la modernité, de la morale, des grands écrivains, de Dante, Proust, Beckett, de la jeunesse, des jardins anglais, des singes savants, des cryptographes, de sa famille, de l'Angleterre — il disserte, débat, pèse et soupèse, tantôt crépusculaire, tantôt exalté (mais pas trop: on n'est pas loin de la Tamise)…
On est emporté dans ce flux sans retenue, à la fois hypnotisé et charmé (une langue fluide, classique, merveilleusement rendue par le traducteur Bernard Hoepffner), agacé, ennuyé (Jack est un peu réac, quand même, et n'a pas peur des lieux communs, même élégamment articulés). Car bien sûr tout est piégé ici. Comment? Ah c'est une question complexe. Disons que ce "monologue extérieur" charrie de très nombreuses choses, des myriades de points de vue, tous indexés à l'aune d'une exigence morale et littéraire avec pour saints patrons Swift et Dante, et quelques autres. Patient dévidage d'une pelote de réflexions qui font la matière-pensée d'un écrivain et auquel il se livre, dans l'esprit amical et salutaire d'une éventuelle maïeutique, en tout cas digne des plus remarquables exercices péripatéticiens.
Donc, on suit le courant, on opine, on adhère, on doute, on n'aimerait parfois s'opposer mais ce n'est ni l'heure ni le lieu, la conversation se poursuit, les pas succèdent au pas, où va-t-on? Le lecteur verra bien.
Fascination d'une pensée à l'œuvre dans la matérialité du langage, où chaque sujet chasse l'autre, avant de revenir; hommage rendu aux écrivains morts au champ d'honneur de leur œuvre; labyrinthe piégé menant à la salle des machines? L'auteur, Gabriel Josipovici, dont on avait apprécié le très beau Everything passes (2006 – non traduit), ainsi que le très malin Goldberg: Variations, a travaillé la projection et la représentation de son double possible à l'aide d'un prisme plus que parfait, qui fait que la seule distorsion reste au final le lecteur lui-même. Il semble également avoir réglé ses comptes avec le fantasme des magnum opus de l'après-Pynchon, et l'on ne peut s'empêcher de placer sa démarche dans le droit fil (droit? hum, le fil tordu, devrait-on dire) d'un Gordon Lish.
L'érudition et la nostalgie sont les deux clés de ce livre qui, bien que se trompant peut-être de cible, n'en reste pas moins fascinant, comme si l'on était au chevet d'un des derniers diseurs d'aventures impossibles.
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Gabriel Josipovici, Mook Pak, traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner, éditions Quidam, 20 euros
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Extrait:

Lorsque Borges était très vieux, il est venu à Londres, me dit-il alors qu'un jour nous nous promenions dans Kew Gardens, au printemps dernier, et il a répondu aux questions du public de l'ICA. Les questions devaient être rédigées et soumises à l'avance de telle sorte qu'elles puissent être lues à Borges et qu'il puisse décider quelles étaient celles auxquelles il voulait répondre. Une des questions était pourquoi il n'écrivait jamais sur les femmes et si c'était parce qu'il ne pensait jamais à elles. Au contraire, a répondu Borges, il pensait tout le temps aux femmes, en fait il écrivait, dit-il, afin de s'empêcher de penser à elles. C'est pour cela qu'un crayon ou un traitement de texte ne sert à rien, me dit Jack Toledano ce jour-là à Hampstead Heath, avec un stylo ou un crayon on ne peut échapper à soi-même et à ses fantasmes et pourquoi donc écrit-on sinon pour échapper à la prison du moi et à ses banalités ? Les crayons sont pour les romanciers de l'époque victorienne, dit-il, et les traitements de texte sont pour les postmodernistes espiègles. Mais quoi que je sois, je suis certainement un moderniste, je ne suis ni un victorien sentimental qui déverse ses fantasmes en les emballant dans des intrigues absurdes et mélodramatiques, ni un postmoderniste sentimental et cynique qui tente de donner l'impression qu'il n'a pas de sentiments mais désire seulement jouer avec toutes les traditions, impressionner ses pairs, satisfaire le nabab d'éditeur qui lui a octroyé une avance ridicule et qui veut vraiment beaucoup faire toutes ces choses mais qui veut aussi évidemment écrire un livre grâce auquel le monde entier l'aimera et le couronnera de laurier.

vendredi 4 mars 2011

Sur un air


pour François Bon

Soyons sages, soyons fous. Pour écrire sur la musique, il faut de la musique, ça tombe bien, la musique est partout, elle naît sous la douche, te poursuit dans l’ascenseur, t’accompagne au supermarché, fait la fête dans le poste et te télécharge dans ce que, amnésique, tu appelles sans broncher un « lecteur ». Pour écrire sur la musique, il suffit de se coucher dessus, de se coucher tout court, c’est une plage, dit-on, c’est une ambiance, paraît-il, c’est un bien commun qui ne fait plus aucun mal, soyons fous, soyons sages.

Pour écrire sur la musique, prends un disque, plus besoin aujourd’hui de le retourner, prends un disque et fais-le tourner, plus besoin aujourd’hui d’aller du début à la fin, ton œil est optique et tel un technicien de surface il balaie ce qui est gravé, tu es gravé, ce n’est pas grave rassure-toi, personne n’effacera tes données avant un bon bout de temps.

Pour écrire sur la musique, prends un concert, n’importe quel concert, ce ne sont que des gens rassemblés devant d’autres gens eux aussi rassemblés, prends un archet ou prends une guitare, mets tes doigts sur la peau de la batterie et laisse la maîtresse te taper sur les doigts, enfonce dans ta tête dans le cor de chasse et laisse l’hallali te faire sortir du bois, sois fou mais sois sage.

La liste des choses dont tu n’as pas besoin est longue comme un jour sans musique. Tu n’as pas besoin de savoir ce que veut un instrument, pas besoin de connaître l’étymologie du mot « solfège », parce que solfège vient de l’italien, vient de solfa, et solfa n’est rien de plus que la fornication des syllabes sol et fa, des notes sol et fa, tu vois c’est facile, c’est un moteur à deux temps, il n’y aura pas d’explosion, ça roulera tout seul.

Ecrire sur la musique est une partie de croquet, un jeu de plein air, il y a les arceaux et il y a la boule, il y a les piquets et il y a le maillet, je te laisse deviner qui est qui, si Bach est l’arceau et si la boule tourne au plafond en projetant des lumières, si le maillet enfonce des idées reçues et si le piquet peut s’enfoncer dans le cœur pour y faire taire à jamais les tchak-boum-boum de ses battements. Allume un appareil, n’importe lequel, aspirateur radio téléviseur mixeur vibromasseur extincteur et tu entendras la musique, tu entendras la sonate se foutre du clair de lune, l’adagio se faire cuire des Albinoni et l’hymne à la joie se taper sur les cuisses, tu n’as qu’à essayer, alors sois fou, sois sage, de toutes façons ici-bas tout est partage, tout va par paire, from peer to peer, du pire au pire, tu vois on ne t’a pas menti.

Ecrire sur la musique n’est possible bien sûr que si tu as des oreilles, mais tu as des yeux et une bouche, des dents, une langue, alors pourquoi n’aurais-tu pas d’oreilles, tout ce que tu vois tu peux l’entendre, tout ce que tu mords tu peux l’écouter, et dans la mesure où tu sais aussi recracher, eh bien tu devrais pouvoir rendre tout ce qui te rentre par les oreilles, oui, tu devrais pouvoir vomir par les oreilles les milliards de sons qui s’y engouffrent comme des chauve-souris dans un beffroi, c’est une image un peu gothique, certes, je te l’accorde, mais n’oublie pas que les chauve-souris se déplacent au moyen d’un radar, et toi tu es la cible, tu es la cible des sons, tu te fais vampiriser du matin au soir, alors oui tu as peut-être raison, peut-être n’es-tu pas un beffroi, mais plutôt effroi, agneau, et la musique un sacrifice.

Ecrire sur la musique : tu vois ce que je veux dire, tu entends la façon dont je le dis, tu comprends bien que la musique est, dans ces conditions, une surface, un plan, disons une table, et toi tu écris donc dessus, tu écris sur la musique et forcément forcément forcément ce faisant tu la recouvres, tu étales un peu de Beethoven et dessus tu mets des couches de notes qui sont en fait des lettres, tu prends une partition, n’importe laquelle, ce peut être un champ de barbelés sarclé par Paganini ou une cuve en inox remplie par John Cage, ça peut être aussi un tube des années soixante-dix qui fait pop dès que tu le débouches, peu importe, prends ce qui vient, prends ce qui va, prends le va et vient des valses si tu veux, prends le taureau furieux de Wagner par les cornes des casques de ses Walkyries, tripote la Reine de la Nuit avec le tempo ténu du ténor, ça marche, ça marchera, tu verras, l’important est que tu sois sur la musique, pas dedans ni à côté mais sur, sûr de toi aussi, parce que tout ça tremble, tout ça dérape, alors sois sage, sois fou, et n’oublie pas que la musique est une fête, ce n’est plus un temple, ce n’est plus un désert, ça n’a jamais été une solution à un pour cent, c’est un meeting, même si ce n’est pas la musique qui t’a invité, mais le silence, le silence qui n’a aucune envie que tu l’entendes, et bien sûr ça n’a aucun rapport avec le fait que l’Etat est un monstre froid. Il y a toujours eu des fanfares et des jeunes tambours pressés de se faire déchiqueter en première ligne, et crois-moi les artilleurs pourraient donner des cours particuliers à Malher, mais ne parlons pas de.

Ecrire sur la musique exige un minimum de dextérité, tu t’en doutes, alors sois gaucher et droitier, regarde chaque son d’un œil et tant pis si tu louches, tant pis si tu vois de l’œil gauche la musique s’enfuir en courant et de l’œil droit la musique rappliquer en boitant, une fois sur le papier ils n’y verront que du feu, c’est une expression je te rassure, parce que ça ne ressemblera pas au grand incendie de Chicago mis en musique par Varèse ni à des braises éteintes à coup de semelle entendues par Stockhausen, quand je dis «ils n’y verront que du feu» je veux dire bien sûr le contraire, ce sera une vaste nappe d’eau, la surface d’un lac que rien ne ride, et tu peux déjà mettre à rôtir les cygnes, tu peux casser autant de noisettes que tu veux ça ne fera pas la moindre différence, demande à Boulez, demande à Schoenberg, tu peux même poser la question à Frank Zappa, tu comprendras alors ce que veut dire faire la sourde oreille, c’est dans l’ordre des choses, les peintres sont aveugles, les musiciens sont sourds, les sculpteurs sont manchots, seuls les critiques ont des doigts mais ne regarde pas trop sous leurs ongles, quand même.

Ecrire sur la musique est un exercice divertissant, il divertit, il te divertit surtout toi, t’empêche d’aller au fond de la surdité, t’empêche de percer le secret du tympan, c’est quand même plus prudent, alors oui, tu peux dire par exemple que la musique de salon Haydn est l’antichambre du bordel de Mozart même si la clientèle est la même, tu peux dire que le cri de Loulou est sortie de la terre qui a rendu fou Wozzeck, qu’on comprend mieux Chopin si l’on sait que son cœur est dans une chapelle à Varsovie et le reste de sa dépouille au Père-Lachaise, que Les Eléments de Jean-féry Rebel commencent par à peu près le même accord qui clôt A day in the Life des Beatles, et que pour passer de l’un à l’autre il faudrait refaire le plein avec La Création de Haydn, réentendre les quelques minutes qui précédent l’explosion de la lumière, quand le Dieu du classicisme manipule l’interrupteur de la discordance pour faire toute la lumière sur l’héritage religieux, oh oui, ça tu peux l’écrire, tu peux écrire sur la musique en appuyant bien fort, ça ne laissera pas la moindre marque, pas la moindre empreinte, la musique retrouvera sa forme originelle à peine tes mains ôtées, alors ne te gêne pas, écris sur la musique, sois fou, sois sage, mets du cœur à l’ouvrage et ne pense pas trop à l’infarctus, pense à ménager des respirations, ta respiration, souffler c’est jouer, nous sommes bien d’accord.

Écrire sur la musique c’est taper sur des monosyllabes : rock jazz hip hop rap soul funk dance house grunge blues raï, et bien sûr il y a le reggae, la salsa, le gospel, le flamenco et le ragamuffin, mais si tu décomposes ça sera toujours une syllabe plus une syllabe, parce qu’écrire sur la musique c’est comme taper sur les touches d’un clavier, c’est une touche à la fois, même si tu tapes vite, tu peux aussi faire des combinaisons de touches, on appelle ça des raccourcis clavier, mais personne n’est dupe, surtout pas ton ordinateur qui plante deux fois sur trois, alors sois sage sois fou mais si tu écris sur la musique ne te prends pas trop pour Glenn Gould quand tu t’assoies à ton bureau, parce que Glenn Gould n’écrivait pas sur la musique, lui, il laissait la musique écrire sur Glenn Gould et ça s’entend, tu peux l’entendre ahaner et pester, mais il aimait ça, chacun son clavier.

Si tu veux vraiment écrire sur la musique, tu sais ce qu’il te reste à faire, tu te lèves et tu montes sur l’estrade, tes mains sont dans ton dos et tu te tiens bien droit, puis tu articules en regardant un point situé quelque part entre Alpha du Centaure et Beltégeuse, tu prends ta respiration et surtout celle des autres et tu te lances, tu dis tout, tout et très vite, tu dis Dallapiccola Dandrieu Danzi Daquin Davis Delibes Diabelli Dittersdorf Donizettti Dukas Dusapin Dvorak Dutilleux Dylan Dylan Dylan – c’est comme la gamme c’est comme le morse, et tu le sais oui tu le sais la révolution ne sera pas télévisée, the revolution will not be televised, mais la dictée, elle, en revanche, sera musicale, si tu veux vraiment écrire sur la musique.

Mais il n’a jamais été question de ça, personne n’a jamais parlé d’écrire « sur » la musique, le « sur » qui vient après écrire et avant la musique, la préposition « sur » qui marque la situation d’une chose à l’égard d’une autre qui est dessous, imagine un instant que c’est un tout petit coquillage dans lequel jamais tu n’entendras la mer, imagine que ce coquillage est là devant toi et que mon dieu comme c’est dommage tu viens de marcher dessus, tu l’as écrasé et il n’en reste rien, qu’est-ce qu’il reste, il reste et il était temps « écrire la musique », non pas « écrire sur la musique », sur Mahler Mancini Marin Marais Massenet Mendelssohn Monteverdi Morricone Moussorgski Morrison Morrison Morrison, mais « écrire la musique », sans sur, sans être sûr, on peut essayer, c’est un autre exercice, ce n’est pas un exercice, alors sois sage soi fou mais ne sois sûr de rien, sois sourd aussi, mais d’une surdité que Beethoven jamais ne t’envierait, sois aveugle des oreilles, manchot des oreilles, surtout n’appuie pas sur PLAY, surtout ne monte pas le volume, occupe-le, occupe le volume, retourne sous la douche du déluge et fredonne l’air de la création, écris la musique comme si tu composais l’écriture, de toute façon tu ne sais faire que ça, écrire la musique, tu es monsieur Jourdain, tu fais de la musique sans t’en rendre compte, mais le gros avantage, crois-moi c’est que dans ta partie il n’y a jamais de rappel, quand c’est fini c’est fini.