jeudi 13 janvier 2011

Scènes de la condition inhumaine


Paru en octobre dernier aux éditions Le Bruit du Temps, le livre de Julius Margolin, Voyage au pays des Ze-Ka, vient de loin, d'un cauchemar absurde, d'une vie interrompue, c'est le récit d'un homme qui voulut revoir son pays natal et fut pris dans les rets de la machine à broyer stalinienne. C'est un bloc de temps arraché, nié, cinq ans hors de la vie, en large de l'humain, des centaines d'heures volées à Julius Margolin alors qu'il se trouvait en Pologne en 1939, lui qui, juif de culture russe, avait élu domicile en Palestine. Arrêté par les Soviétiques, accusé "d'infraction à la loi sur les passeports", parce qu'il est en possession d'un passeport polonais et "qu'un passeport délivré par un Etat inexistant n'est pas un passeport", Margolin passe six semaines dans une geôle soviétique avant de monter dans un train pour un voyage au bout de la nuit, au "48ème Carré", au nord du lac Onéga. La cauchemar ne fait que commencer.
L'incompréhension, la peur, la faim, l'apprentissage de la servitude, les coups, la déprivation, les maux de toutes sortes, les travaux interminables, le froid – et quelque part dans cette déréliction imposée contre tout sens historique, une étincelle, la volonté de survivre, ou plutôt de ne pas mourir, de ne pas offrir sa mort aux consciencieux bourreaux. Margolin tient bon, tantôt parce que l'espoir semble possible, tantôt parce que l'heure de céder n'est pas venue. Avec Les récits de la Kolyma, de Verlam Chalamov (Verdier), ce Voyage au pays des Ze-Ka est un monument incontournable de ce qu'on appelle la littérature des camps, mais qu'on devrait sans doute appeler "la littérature contre les camps".
Ce qui frappe dans ce livre, comme c'était déjà le cas dans celui de Chalamov, c'est, malgré le processus de déshumanisation auquel est soumis le prisonnier politique, l'incroyable force de sa mémoire, sa capacité à restituer les moindres détails, dans leur intensité, leur matérialité, leur rôle, qu'il s'agisse du poids d'une gamelle ou du luxe d'un bout de chiffon, de l'odeur d'un bat-flanc ou de la couleur d'un regard. Loin de se replier sur soi, Margolin, que tout conspire à briser (il n'est même pas russe!), s'accroche. Il va même jusqu'à écrire trois livres, qui lui seront bien sûr confisqués, jetés sur un tas de fumier. Comme Chalamov, il veut croire que le jugement nuancé, la description exacte, l'analyse soutenu et un soupçon d'humour peuvent aider la conscience à surmonter cet apprentissage de la mort lente qu'est le goulag.
Traduit par Nina Berberova et Mina Journot, ce livre était paru aux éditions Calmann-Lévy en 1949 sous le titre La Condition inhumaine, grâce en partie à l'appui de Souvarine, mais dans une version tronquée. L'édition publiée par Le Bruit du Temps est la première à offrir l'intégralité du texte connu; elle est présentée par Luba Jurgenson.
Réfléchissant sur la haine et sa dialectique, Julius Margolin écrit, page 603: "La Haine m'intéressait moins par son mécanisme individuel que par sa fonction sociale, son sens moral et historique. La Haine se manifestait à mes yeux comme une arme, comme l'un des moteurs de la civilisation contemporaine." Il distingue alors plusieurs catégories de "haine": la haine infantile, ("une bulle de savon") la haine des masses, la haine intellectuelle ("abstraite", qui vise le péché, non le pécheur) et la haine rationnelle ("la haine positive de ceux qui prennent les armes pour arrêter les forces du mal"). Ces haines ne sont pourtant rien comparées à la "Haine originelle et pure, puissante bien qu'aveugle, aveugle bien que puissante, et d'autant plus active que rien ne la légitime": celle de l'Etat, russe ou allemand.


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