mercredi 29 septembre 2010

Le silence de Pandore


Le train, arrêté, se change en boîte. Encapsulée, la parole bâille, puis bée, puis les mots sortent. D’abord le mouvement, puis l’immobilité. Un incident survient, invisible, qui s’empare de l’extériorité pour paralyser l’intériorité. Bloqué, le corps se livre à la parole. Et voilà le narrateur conçu par Eric Pessan lancé dans un monologue qui se veut, se voudrait dialogue, puisqu’il est adressé à une femme, inconnue mais proche, dans ce train arrêté en rase campagne, rase comme la table où tout peut recommencer, voilà le narrateur sommé par sa fatigue et son isolement, de parler, de décrire cet autre réel que chacun transbahute en ahanant silencieusement. C’est un livre plein de chaos, de cahots, aussi, de tiroirs coincés, dans lesquels roulent, au gré des oscillations du texte, des souvenirs chargés d’images, prêts à fuser. Une douille, tiède, dans la poche ; des centaines de récits, encore brûlants, dans la tête.

Un peu comme le narrateur du Zone de Mathias Enard, le personnage projeté par Pessan est en bout de course, sa vie-trajectoire a atteint certaines limites, et, telle la flèche de Zénon, il nous est donné d’en voir, dans l’instant arrêté que figure le train figé sur ses rails, un segment, un fragment. Dehors, derrière la vitre impénétrable, des « champs gras », une « terre nivelée » ; sous les roues, peut-être, une « dépouille hachée pulvérisée broyée » — incident de personne, selon la SNCF. Donc, parler, non pas raconter d’emblée sa vie, mais tous ce qui s’y est accumulé, sous forme de récits, d’aveux, de témoignages, puisque celui qui parle anime des ateliers d’écriture, scribe endolori, qui ne voit plus dans la nuit que « de petites lucioles ».

L’homme revient de Chypre, et de cette île divisée, balafrée, il rapporte diverses choses, dont une douille qui est comme la concrétisation d’un violent mouvement compressé. Et toutes les histoires qui lui ont été confiées au cours des ans sont, à leur façon, des impacts, dont il sent bien qu’il doit chanter l’antique énergie.

La voix part donc de Chypre, et sa parabole va entraîner le lecteur jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la blessure, la vraie, celle qui ne s’est pas refermée, malgré les innombrables épaisseurs de récits accumulés, toutes ces confessions malhabiles recueillies au cours d’ateliers d’écriture, d’ateliers de rencontres. Mille et une nuits, contées en échange de rien, sans doute, puisque le narrateur n’attend pas grand-chose de la femme qui l’écoute, hormis l’éventuelle chaleur de sa présence provisoire.

« C’est la nuit de la grande vivisection », est-il écrit à un moment. Et dans ce train paralysé au milieu de nulle part, le scalpel de Pessan semble de plus en plus affûté, comme s’il s’agissait d’extraire, du fin fond des replis d’une plaie secrète, la balle intérieure qu’appelle cette douille léguée par un presque inconnu, quelque part à Chypre, permettant ainsi que se rejoignent, dans l’abstraction d’un trajet nié, tous les récits du monde et la douleur singulière d’un homme.

Cette faculté à écouter les autres, le narrateur va en traquer la noire origine, afin que le faisceau des récits brassés puisse enfin passer par le chas meurtri de cette origine, quand celui qui écoute s’est senti à la fois otage de la parole et légataire d’une souffrance.

Le train ? S’il redémarre ? L’incident ? S’il est clos ? La personne ? La personne impliquée dans l’incident? Mais quel lecteur peut s’estimer indemne après une lecture ?

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Eric Pessan, Incident de Personne, Albin Michel, 15 €

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