dimanche 5 septembre 2010

Le coup du Kahn


Il y a des artistes sans œuvre, et sans doute des œuvres sans artiste, mais il existe aussi des êtres sans vie, pour lesquels usurper une identité c’est faire acte de présence, ou plutôt offrir à l’autre cette fameuse présence qui tient lieu d’existence. Désignée par l’autre (au sens de « design »), une femme s’improvise Anna, le temps d’une rencontre, non pour remplir le vide de son quotidien, car rien ne saurait saturer le cadre, mais pour accrocher, en quelque sorte, un clou dans le mur, et à ce clou une image. Devenue Anna, autrement dit palindrome, réversible, le personnage du court roman intitulé Alice Kahn peut désormais éprouver certains mouvements, certaines situations. Donnez une couleur au sang et il battra plus fort. Anna se fait donc passer pour Anna, auprès d’un William qui, humour oblige, a quelque chose d’une bonne poire. C’est une raison comme une autre pour une aventure à deux, d’autant plus que le monde dans lequel évoluent Anna et William est celui de l’art contemporain. Alors qui est Alice Kahn ? C’est une invention d’Anna, une artiste palimpseste qui peut surgir partout où l’art moderne sent sa substance s’estomper. Alice Kahn est celle qui ajoute : une œuvre accrochée en douce dans un musée, et hop, la collection s’enrichit, on n’y voit que du feu, tout ça tient à si peu. Anna est finalement comme Alice, elle s’ajoute aux œuvres-êtres qui transitent sur le mur de la rue. Elle s’intègre, se fond, indolemment obnubilé par la nécessaire évidence de rester invisible. Quitte à n’être pas différencié, autant se laisser additionner par l’inanité comptable du monde. Le nerf du roman, c’est l’usurpation, mais une usurpation passive, sans stratégie particulière, prendre une place qui est forcément vacante puisque toutes les places, par faute d’inattention, sont vacantes, même de façon intermittente. Anna va, vient, elle essaie des poses, des pauses, des postures, des impostures, seul importe ce léger mouvement qui fait qu’un geste peut devenir acte, pour peu qu’on le mette en perspective. En cent vingt-six pages, Pauline Klein en dit plus long, et le dit cent fois mieux, sur l’art perdu d’exister et l’existence perdue de l’art que Michel Houellebecq quand, se prenant pour Balzac.org, il croit innover en vulgarisant la vulgarité à force d’italiques plus penchés que des piliers de bistro. Si l’on peut noter entre La Carte et le territoire et Alice Kahn, quelques motifs communs, force est de reconnaître que chez Pauline Klein, le trait n’a pas besoin de remuer du croupion pour atteindre sa cible. Sa phrase dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit, et comme son personnage la maison qu’elle déconstruit n’a pas besoin de miroirs, elle, pour redonner sens aux reflets.
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Pauline Klein, Alice Kahn, éd. Allia, 6,10€

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