dimanche 31 janvier 2010

Anatomiquement vôtre

Les éditions José Corti avaient publié l'immense Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, dans une traduction de Bernard Hoepffner: il était donc dans la logique des choses qu'elles publient aujourd'hui La Mélancolie de l'anatomie, de Shelley Jackson, également traduit par BH. Nos vies sont des humeurs qu'il convient de faire chanter, et Shelley Jackson, auteur à surveiller, décline ici les diverses facettes d'un corps réinventé, souvent menacé, toujours loquace. La psyché est un blason qui s'ignore, et dans ces pages tour à tour radieuses et crépusculaires, l'auteur se livre à un inventaire vibrant des entités qui nous aident à entrer ou sortir du monde: œuf, sperme, fœtus, cancer, nerfs etc. L'idée de résidu est portée à ébullition, et les vapeurs enivrantes. Sûrement un des plus beaux livres traduits en ce début janvier. Allez, mise en bouche:
"Il existe des cœurs plus gros que des planètes: des cœurs noirs qui absorbent la lumière, l'espoir et les particules de poussière, qui mangent les comètes et les sondes spatiales. Dirigeables immobiles, menaçants, ils flottent dans l'espace vide entre les galaxies. Nous ne pouvons pas les voir, mais nous savons qu'ils sont là, et engraissent."


mercredi 27 janvier 2010

Madman ♥ Edwarda


Au sommaire de cette nouvelle revue orchestrée avec subtilité par John Jefferson Selve et Sam Guelimi: Mehdi Belhaj Kacem – Gilles Berquet – Claro – Ferdinand Gouzon – Philippe Grandrieux – Yannick Haenel – Isabelle Rabineau – Dominique Ristori – Jean-Jacques Schuhl – Betony Vernon – Olivier Zahm.

Edwarda, numéro janvier-février 2010, 10 € en librairie.
Revue bimestrielle.
Contacts rédaction : Sam Guelimi, John Jefferson Selve.
Pour toutes informations : contact@edwarda.fr et abonnement@edwarda.fr

Comme le dit Haenel en page 14 : "La volupté, c'est ce qui vous rappelle que la mort n'est pas assez."

La curiosité ne tue que les chats. Lisez Edwarda.

mardi 26 janvier 2010

Reap Clara Elliott


Drôle d'effet de lire les textes de Clara Elliott, là, comme ça, tassés dans un livre, plutôt qu'entendus dans un lieu interlope, à pas d'heure… il y a longtemps. J'ai rencontré Clara via Elli Medeiros, à l'époque où cette dernière officiait dans les Stinky Toys. Il y avait ce truc appelé CRASS, qui ne m'intéressait pas trop. On a beau être ado, le côté tripes-hop (is dead), parfois, c'est lourdingue. Mais bon, Clara, quand on avait passé quelques heures avec elle, ça laissait des traces, dont on ne savait quoi faire, qui plus est. J'ai dû m'engueuler avec elle une ou deux fois, mais pour quelles raisons, allez savoir, ce devait pas être très littéraire – et si mes souvenirs sont bons, ça se passait dans un café de la rue des Canettes, Chez Georges, où je ne vais plus, peut-être un rapport. Clara Elliott une poétesse publiée? Forcément je souris, aujourd'hui. Je ne sais pas ce qui est passé par la tête de Sylvain Courtoux pour entreprendre cette anthologie. Mais peut-être suis-je furieux, rétrospectivement, d'avoir appris la mort de Clara avec au moins six mois de retard, en 1986, pile quand je publiais mon premier livre, que j'avais même pensé à lui envoyer, mais bon pas, d'adresse à l'époque. Donc, le livre est là et j'en lis des bouts. Et si les notes en bas de page m'agacent, je suis obligé de reconnaître que Clara savait écrire là où ça fait mal. Oh, les références me fatiguent toujours autant qu'à l'époque, toute cette mystique crypto-beat et para-punk, mais Courtoux a dû adapter tout ça à sa sauce, et du coup, bizarrement, ça passe encore, en force. C'est même beaucoup plus élaboré que je ne m'en rendais compte à l'époque. "La littérature a pour ambition de solidifier l'échec" ? écrit-elle page 63. Possible. Je pense que Clara cédait trop souvent au collage, mais l'époque voulait ça, non? Bref, on le voit, c'est un livre dont je ne peux pas parler comme je le fais d'ordinaire. Trop près, trop loin. C'est aussi sous-titré "leçons d'exorcisme" - et je dirai que ça tombe bien, c'est exactement ce dont j'ai besoin pour retraverser ces textes et cette époque.

Clara Elliott, Strangulation Blues – poèmes post-punk et Leçons d'exorcisme 1978-1985, suivi de Poèmes inachevés (1986-1987), adaptation et présentation par Sylvain Courtoux, Editions Al Dante. (17€)

vendredi 22 janvier 2010

Expérimentir / B.S. Johnson: une vie rompue

La biographie consacrée par Jonathan Coe à l'écrivain B.S. Johnson – BSJ, histoire d'un éléphant fougueux, traduit par Vanessa Guignery, éditions Quidam – est avant tout le récit douloureux d'un rapport au chaos, et à son possible salut. D'emblée, avec une franchise rare, Coe prend ses distances avec l'entreprise de l'auteur de Chalut: "[…] je suis à présent en désaccord avec la plupart des choses qu'il a écrites ou en lesquelles il a cru […]", en expliquant que ce revirement est sans doute lié à l'âge : "[…] j'ai perdu cette conviction, comme la plupart des autres certitudes de jeunesse." De quoi s'agit-il? Quelle est ce paradis perdu, paradis ou enfer, auquel Johnson vouait allégeance et qu'il n'a déserté qu'en mettant fin à ses jours?
Après Joyce, avec Beckett, il apparaît à certains écrivains anglais, entre autres, qu'il convient de réinventer le roman, afin de l'acclimater (paradoxe…) au chaos. Il s'agit en quelque sorte de passer le "relais". Réaction, haine, colère: le roman est un genre bourgeois qui n'a plus droit de cité, et le tissu de ses mensonges appelle de toute urgence les ciseaux de l'expérimentation. Coe estime quant à lui que le roman britannique a survécu, non en poussant à l'extrême les enseignements de Joyce et Beckett, mais en se réinventant grâce à un processus d'ouverture, principalement lié à la prise en compte de la "pluriethnicité de la Grande-Bretagne moderne" et à l'acceptation des autres énergies culturelles (cinéma, musique, TV etc).
La biographie qu'écrit Coe est donc avant tout le regard que porte romancier à l'aise avec la tradition douce sur un frondeur, un non-conciliateur. C'est aussi l'analyse d'un rapport ambigu avec la détestation du romanesque. Comment peut-on aimer l'autre, dès lors que ce dernier piétine ce qu'on cherche à développer par d'autres moyens que la hache?
Il fallait peut-être partir de cette position distanciée pour raconter une vie d'écriture placée sous le signe de l'inachèvement, voulu à tous les niveaux, subi aussi, mais intensément voulu. Dira-t-on qu'expérimenter c'est tenter "d'échouer mieux", puisqu'on a cessé de croire à une forme stable et cadenassée? Peut-être. Mais Coe est suffisamment intelligent pour ne pas réduire l'entreprise de Johnson à un échec. En revanche, il a le mérite d'éclairer les dangers inhérents (et assumés) à toute rupture avec la narration normée. Ce qui nous rend émouvant l'auteur des Malchanceux, c'est d'une certaine manière son attitude velléitaire à innover, cet entêtement parfois artificiel à sortir des sentiers battus – alors même que Johnson emprunte à sa propre biographie la plupart des éléments qu'il redistribue dans son œuvre.
Etrange attitude que celle qui consiste à dire que raconter c'est mentir, mais que ce serait mentir encore plus que de raconter autrement que par l'ambigüité, le désordre. Et Coe a sans doute raison de souligner, comme avant lui Christine Brooke-Rose, que l'aléatoire proposé par les Malchanceux est moins "original" que les découpages expérimentaux de Burroughs. Pourtant, livre après livre, BSJ essaie - sans cesse en guerre avec la narration traditionnelle, et en bisbille avec sa propre démarche – comme quand, à la fin d'Albert Angelo, l'auteur tape du poing en gueulant: "— OH, ET PUIS MERDE, RAS LE CUL DE TOUS CES MENSONGES"…
Tout le paradoxe de la démarche dite expérimentale (même si BSJ n'aimait pas le terme) est là: comment miner, détourner, retourner, exploser, pervertir les formes existantes, comment en forger de nouvelles sans pour autant ne laisser triompher que les puissances du négatif? Comment concéder au chaos, à la violence, à l'irréconciliable une place de choix tout en donnant, en dépit de la dés-illusion, une œuvre?
En fait, tout part peut-être d'une confusion. Car en littérature, deux voies se sont souvent côtoyées qui ne se sont pas toujours confondues: le souci d'expérimenter (tout a été dit avant d'être dit…) et la réticence à faire œuvre. Or il est évident que le souci d'expérimenter ne date ni de Beckett ni de Joyce, et que de tous temps les écrivains n'ont fait que ça, qu'il s'agisse de Rabelais, Sterne, Furetière, Flaubert, etc. En revanche, la méfiance vis-à-vis du concept d'œuvre (ou de Livre) est peut-être plus récente (Artaud…), et sans doute, mais c'est là une piste à défricher, profondément liée à la Première Guerre mondiale. Sans aller jusqu'à avancer d'absurdes équations comme : (Lautréamont + Mallarmé) - Sarajevo = Artaud, il apparaît qu'après 1920 nombre d'écrivains ont pensé (et vécu) qu'il n'était plus possible, ni peut-être souhaitable, de poursuivre une quête alchimique.
Or, chez B.S. Johnson, on assiste aux déchaînements de ce conflit, parfois larvé, souvent colérique, toujours épineux. La haine de la tradition est inextricable ici d'une angoisse du formalisme, et c'est dans le traitement autobiographique, entre autre, que BSJ a tenté de résoudre, ou d'orchestrer, ce conflit.
La démarche du biographe Coe nous en apprend donc beaucoup, et sur l'œuvre arrêtée de BSJ et sur les tentations de toute écriture confrontée aux bouleversements. Celui qui expérimente ne s'est pas coupé à jamais de l'émotion et du beau, mais il veut les approcher par des voies imprudentes, et pour lui et pour son travail. Il expérimente, non seulement parce qu'agir autrement lui est impossible (et le ferait vomir), mais parce qu'il veut, se sachant perdu, goûter aux risques du nouveau, de l'inédit. Expérience, expérimentation: fusion illusoire? Le fait est que le combat a un sens. Forme: forge – épreuve du feu.
Le 13 novembre 1973, l'écrivain B.S. Johnson se suicide dans sa baignoire. Il laisse une bouteille de cognac sur le bord de la baignoire accompagné d'un ultime message, d'un dernier mot, et ce dernier mot, telle une pirouette d'encre et de sang mêlés, tenait en ces cinq mots:

Ceci est mon dernier
mot


jeudi 21 janvier 2010

Sugar Plum Fairy


Il fut un temps où les mots "sugar plum fairy" n'étaient qu'une suite de syllabes murmurées par John Lennon lors d'une séance d'enregistrement, entrée en matière à "A Day in The Life". C'est aujourd'hui le nom d'un groupe dont vient de sortir le deuxième album au titre nuancé, "Shades of Grey". Le premier album, influencé entre autres par Radiohead, Arcade Fire, pouvait s'écouter en boucle de minuit à minuit sans jamais user un seul sillon. What you call a miracle… Le second album brigue assez généreusement la même place. Fête crépusculaire, mantra pétri d'émotions, ode à la persévérance des affects: "Shades of Grey" est a little more pop que le précédent album, mais la voix d'Aurélien Jouannet vous emmène dans les sphères d'ordinaire squattées par Antony and The Johnsons et autres troubadours issus de la cuisse du Surfer d'Argent. Nous sommes seuls dans l'univers et nous avons décidé de l'oublier.

Quelques dates de concert sont déjà prévues…:

Mar 19 janvier Sortie nationale de l'album
Jeu 21 janvier Le Cylindre Besançon (25)
Ven 22 janvier La Laiterie Strasbourg (67)
Ven 29 janvier Le Chato'Do Blois (41)
Sam 30 janvier Festival Mo'Fo Mains d'Oeuvres St Ouen (93)
Merc 10 février au Fou du Roi sur France Inter, 2 titres en live & direct
Ven 12 février Festival Les Hivernales La Parenthèse Nyon (CH)
Sam 20 février Les Abattoirs Bourgoin-Jallieu (38)
Sam 27 février L'Intime Festival Le Nouvel Atrium St Avertin (37)
Lun 29 mars Le Nouveau Casino Paris (75)
Sam 29 mai La Presqu'Île Annonay (07)

lundi 18 janvier 2010

Dans la cour d'écran

Quand Le Monde II s'intéresse au numérik, nous devenons tous des Monsieur Jourdain se découvrant propriétaire d'un computeur. Aussi est-ce avec un intérêt certain que nous apprenons, en lisant le dernier post amusé de François Bon, que ledit magazine s'est fendu d'un questionnaire, comportant quatorze questions. On a envie de répondre audit magazine que, oui, effectivement, le dernier Amstrad est déjà sorti et que le jeu Pacman a modifié notre appréhension de la pétanque…
La première question est l'équivalent digital d'une tarte à la crème sans crème dont on aurait oublié la pâte :
"Les nouvelles technologies (traitement de texte, internet, smartphone…) ont-elles modifiées (sic) vos habitudes de lecture et d’écriture ?"
Elle est suivie d'un corollaire incroyable:
"Si oui de quelle manière ?",
lui-même doté d'un appendice fabuleux:
"Cela a-t-il eu une influence et/ou incidence sur votre écriture ?"
Il était temps que ce tabou soit tripoté, franchement. J'aime beaucoup d'ailleurs la nuance supposée entre influence et incidence. Un peu comme si, après vous être pris un pain dans la gueule, on vous demandait si vous souffrez ou si vous avez mal. La subtilité est décidément un art… subtil. Autre question, assez confondante:
"L’écran ne constitue-t-il pas une distance physique entre vous et votre texte ?"
On a envie de répondre que non, pas du tout, mais que quand même c'est fou comme on se cogne la tête chaque fois qu'on essaie de passer de l'autre côté…
Comment se fait-il qu'après toutes ces années enchaînés aux claviers, on puisse encore se poser naïvement la question des perturbations ? Certes, il est toujours bon d'attendre un peu avant d'essayer de repérer les changements induits par un changement de médium. Mais tout ça ne date quand même pas d'hier. Ce qui est susceptible d'intérêt, ce serait, ne serait-ce pas plutôt ?, la façon dont celui qui écrit transforme tout support à son avantage, le rend malléable, invisible, à la fois aussi abstrait qu'un plan et aussi concret qu'une peau. Cette façon de traverser l'apparence de l'apparence, de rendre organique le mécanique (ce qu'on fait déjà d'entrée de jeu avec le corps, rappelons-le). Jean Genet écrivant sur des sacs en papier dans sa cellule, Artaud scarifiant son billot, Richard Powers dictant couché à son PC à reconnaissance vocale, etc. Ecrire sur de l'horizontal, du vertical, du transparent, de l'opaque… (peindre avec ses pieds…)… réveiller l'encre sympathique avec l'ampoule du regard critique… s'enfermer dans la mitraille de l'Olivetti, le bourdonnement de la machine à boule IBM, l'éclat de l'écran à cristaux liquides… Questions: le clavier alphabétique du Minitel a-t-il modifié votre rapport à la drague? La lenteur de vos premières connections internet a-t-il nui à votre envie d'acheter des godemichés en ligne? Le Bic qui fuit a-t-il pourri l'écriture de vos poèmes acnéiques?
Mais peut-être ne faut-il pas tordre le nez et se réjouir de voir l'empire du papier se pencher sur nos petits moulins à octet? Ou bien faut-il poser la question suivante: "L'écriture ne constitue-t-elle pas une distance physique entre vous et votre texte?"
Ou mieux encore: "La distance physique ne constitue-t-elle pas une écriture entre vous et votre texte?"
Voire: "Le texte ne constitue-t-il pas un 'vous' entre la distance physique et l'écriture?"
Mais on risquerait peut-être alors de donner la réponse…

mercredi 6 janvier 2010

Karma Colin

Big Fan, le nouveau roman de Fabrice Colin s'ouvre sur la citation suivante: "Écrire sur la musique c'est comme danser sur l'architecture", citation à la paternité douteuse (Elvis Costello? Miles Davis? Anonymus?), mais taillée pour l'éternité (divine? musicale?). Ce pourrait être la devise de la collection Afterpop, dirigée par Alexandre Civico: écrivez sur la musique, soit, mais comme si vous dansiez sur l'architecture. Et chez Colin, eh bien l'architecture danse, fatalement, allégrement — l'espace est rythmé comme un concept-album et les volumes (dé)résonnent.
De quoi s'agit-il? De ce dont il s'agit dès qu'on aborde la question du groupe: de l'individu. De ce dont il est question dès qu'on parle musique: de silence. De folie, de paranoïa, d'exégèse, d'amour et de rejet, de gloire et de mort, mais aussi de l'alimentation des iguanes et du magicien d'Oz, de la fin du monde et du rock indé.
Colin nous raconte l'irrésistible ascension du groupe Radiohead, dont la montée en puissance et en mystère est suivie par un pauvre type, un gros, un solitaire, bref, nous à l'heure purulente de notre adolescence, quand l'interprétation des signes menace de l'emporter sur le déni de l'acné. Il s'appelle William Madlock, et non, ce n'est pas le joueur de base-ball auquel vous pensez si vous allez sur Google, car ici tout ce qui est a été pipé, et deux fois pipé.
Madlock, le bien nommé, surnommé Bill, ou gros Bill, vit en Angleterre avec sa mère pathétique, son père alcoolo et sa graisse (+ Pablo, un iguane). Il doit y avoir plus follichon comme façon de dépérir. Bill a du mal à se trouver mais c'est peut-être parce que le monde est en train de se perdre, et c'est là une des révélations qui strangule un beau jour Big Bill, après avoir écouté Radiohead. Le problème avec la paranoïa, c'est qu'elle a déjà anticipé sur la moquerie qu'elle suscite, déjà intégré la répression qu'elle s'attire inévitablement. Bill est donc seul contre un monde manipulé par la Police du Karma (vérifiez: votre ordi est d'accord), un mystérieux Kid A erre déjà de par la planète (contrôlez: ça dure 4:45), et seul Thom Yorke, le leader du groupe Radiohead lutte contre cette énième invasion des têtes molles par des visiteurs venus de notre propre ailleurs (on suce du sang jeune, n'oubliez pas).
Colin alterne lettres du Gros depuis sa prison (il a fait une connerie, genre là où je commence tu finis…), bildungsroman (comment devenir ce qu'on hait, style I might Be Wrong): l'enfance et l'adolescence de Bill, qui cherche la clé du monde et aussi l'amour, histoire du groupe Radiohead, exégèse des chansons, albums, concerts, clips etc. La machine fonctionne redoutablement, et le lecteur suit toutes les pistes comme un retriever ayant tâté de la coke. D'autant plus que le récit de l'ascension de Radiohead est émaillée de notes et remarques, entre parenthèses, écrites par le Gros, notes & remarques pour le moins ironiques, moqueuses, ce qui permet à Colin de prendre en toute sincérité une certaine distance avec le style inévitablement formaté qui va avec toute hagiographie musicale. L'effet est à la fois hilarant et troublant, car on joue ici avec le sabotage, donc risque, donc ça bouge, donc tant mieux, paf, exemple:

"Ils découvrent de nouveaux sons, de nouvelles machines, expérimentent avec fougue. [Fougue. J'adore ce mot. On se croirait dans une série de comics des années 1950.] Au final, aucune véritable chanson ne sortira de ces sessions, lesquelles auront toutefois eu l'immense mérite de libérer le groupe et de le familiariser avec une technologie qui, jusqu'à présent, lui semblait antinomique avec l'idée même de musique. Radiohead devient une machine folle, lancée sur une route connue d'elle seule. [Millième cliché.] Les idées ne cessent de surgir, au risque de submerger le groupe. Ed confessera plus tard n'avoir jamais fumé autant d'herbe de sa vie. [Pourquoi? Encore une fois, tu ne sembles t'étonner de rien.]."


C'est la réponse de Colin à Costello (ou Miles, ou Anonymus): le problème, quand on écrit sur la musique, c'est qu'on enfile des gants qui ont déjà trait les mêmes vaches canoniques. Toute bio est interprétation, dessinée d'après les derniers calques. Or il y a un niveau supérieur à l'interprétation, et c'est, gaffe aux petits hommes verts, la paranoïa critique. Or Bill est passé dans l'autre dimension, il décrypte à fond les manettes, comme cela se fait depuis, disons, les Beatles, depuis que certains voient des messages cachés dans les interstices de la production (à ce propos, lire l'excellent bouquin de Pacôme Thiellement: Poppermost, sur les Fab Four), depuis que Paul is Dead, depuis que Revolution 9.

Et Colin d'enfoncer le clou en sciant la planche de la fanitude. Toute adulation est exclusive. Dans le cas de Bill, c'est à l'extrême. Il y a Radiohead et le reste, et le reste n'est rien. Ce qui permet l'auteur de Big Fan de se fendre de tous ces secs jugements péremptoires qui font la lie de la critique rock, style "Moby est au rock indé ce que Tony Blair est au Labour Party: un handicap majeur" ou "Coldplay? Les U2 du XXIème siècle", "Muse? Obsession quasi pathologique pour les envolées rachmaninoviennes assortie d'un soupçon d'épilespsie para-punk et d'une pleine louche de grandiloquence glam: autant agiter un bol de gélatine rance" — ad libitum. Façon pour l'auteur de dire: oui, moi aussi je sais faire, moi aussi je connais les travers, du genre et regardez à quelle sauce spicy je les mange.

Décortiquera-t-on les arcanes de la conspiration quantique à laquelle l'ami Bill croit dur comme karma? Là encore, Colin s'en donne à cœur joie [tu le sens pas, le cliché, là, mon pote bloggeur?], et l'exposé des théories numérologiques (ou apocalyptiques etc) est implacablement hilarant de crédibilité. Ainsi, quand page 205 le laïus suivant nous est assené:

"Le fait que dix ans séparent les deux albums. In Rainbows est sorti le 10/10. Jetez un œil à la pochette de OK Computer. On y trouve cette étrange affirmation 1=2. Puis un nombre: 18576397. La somme des chiffres le composant, 46, peut être réduite à 10. Lors de sa sortie, In Rainbows était téléchargeable à partir de 10 serveurs. Sa parution a été annoncée par 10 messages réoputés incompréhensibles, portant chaque fois la lettre X (10 en écriture romane)."

Et un peu plus loin, rebelote:

"La durée de l'album est de 42 minutes 34 secondes, soit 2554 secondes. Si l'on divise ce nombre par le nombre d'or, 1,618, on obtient 1578. ET c'est à la 1578ème seconde de l'album que cette voix se fait entendre."

Tout ça peut paraître tiré par les octets, mais il suffit de surfer sur la toile pour vérifier que ces divagations chiffrées sont monnaie courante. Ainsi, sur la page myspace http://www.myspace.com/okrainbows, on peut lire une analyse comparée entre le film Le Magicien d'Oz (présent dans Big Fan, of course) et les albums Ok Computer et In Rainbows, agrémentée d'intuitions hilarantes: "Ok Rainbows playlists tohether gives a time of 1:35:55 which leaves 5:05 missing from 101 minutes. 5+5 = 10 et 010 complements 101." Pas besoin d'inventer le délire, il pousse déjà au milieu de tout.

Mais dire que Big Fan est l'histoire d'une exégèse gone wild serait plus que réducteur. C'est aussi une ode à l'adolescence, ode noire, douloureuse, où tout passe à la moulinette de la frustration et de l'exaltation mal placée. On aura ainsi droit, au cours du livre, à une liste alphabétique de tous les groupes disponibles entre 1997 et 2007 (pages 62 à 73); à des considérations [tu n'as pas un terme plus doux, connard?] sur la littérature fantasy et l'univers des games [j'aime quand tu parles anglais, mec], etc.

Big Fan est tout cela et beaucoup davantage [fais pas ton Du Bellay, l'ami]. Car Colin c'est avant tout un sens inné de l'image, de la petite notation, toujours cohérente, toujours décalée. Ainsi quand Bill décrit le départ de sa mère, "triste et silencieuse comme une fuite radioactive". Ou quand il écrit: "Les mots étaient sortis de sa bouche comme des junkies à Zurich un soir de free-party". L'humour, on le voit, sait être gai comme un pinson pendu : "Il avait maintenant 32 ans, l'âge où mourir d'autre chose que d'un accident de mobylette devient délicieusement possible." Enfin, il faudrait citer in extenso la magnifique lettre 16 de Gros Bill, pages 170 à 181, point d'orgue de ce livre-album, mix étrange et mystique [j'adore quand tu t'emballes tout seul, Claro].

Vous aimez Radiohead? Vous préférez les Pet Shop Boys (naann, je déconne). Bref, lisez Big Fan en écoutant Creep à l'envers, avec sur l'écran de l'ordi un loop de Dorothy tombant au milieu des cochons, comme vous voudrez, de toute façon les Kid A, B et C a déjà programmé votre mode de lecture, lequel sera, over ou in the rainbow, jubilatoire, émouvant, imparable [tu en connais des adjectifs, dis donc].

Allez, un rappel, avant d'éteindre les lumières:

"Quand aura lieu la fin du monde? La question est sans objet, mon pote: La fin du monde, on la vit en ce moment même."
Clap clap clap [Bis, tu veux dire…]

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Fabrice Colin, Big Fan, éditions Inculte, coll. Afterpop, 18 €


mardi 5 janvier 2010

Légendes de Choir

Fabricant de fables depuis plus de vingt ans, Eric Chevillard a fini par pondre une île dont il prend plaisir à retarder sans cesse l’éclosion, une île qui s’appelle Choir, que Beckett aurait pu peupler si Michaux ne l’avait au préalable ravagée. Cette île, maudite, rude et aride, est en outre abandonnée de Dieu, pardon, d’Ilinuk, dont le prophète Yoakam vante l’improbable retour. Sur ce bancal lopin, la frustration est ce qui se rapproche le plus de la félicité, c’est pour dire. Le bourreau Toquebœuf remet de l’ordre dans les cervelles à coups de gourdin et chacun vomit sa bile dans un puits où sont déversées des éponges. Plus swiftien que jamais, Chevillard puise dans la glaise velue des Choireux (je ne garantis pas ce gentilé) pour mieux qu’exulte, pardon, qu’éructe le corps souffrant de notre langue, langue que nous espérons malléable vu ce qu’elle endure au passage de notre gorge-forge. Ici, malgré une désespérance érigée en philosophie, tout n’est que musique, et Chevillard, en athlète sonore sensible aux réverbérations les plus forcenées, en rogue chantre des empoignades, lâche la bride à la glotte :

« Sinon déchoir ! Descendre plus bas que Choir, creuser sous Choir, par le fossé par le fond par le gouffre ou l’abîme par l’abjection l’ignominie par en dessous quitter Choir, chuter encore, choir plus bas que Choir ! »

D’où vient la langue de Chevillard ? De Michaux, entend-on souvent répondre. De plus loin, assurément. De Rabelais, sans le moindre brimborion de doute, de Cyrano de Bergerac, sous influence lunaire, de Voltaire, zadiguement parlant, mais aussi, parfois, de Lautréamont, dont les poux et les ongles ne dépareilleraient pas dans la géocratie de Choir.

Chevillard écrit avec une espèce de rage tribale, en renvoyant le presque humain à ses balbutiements, en dressant le frère de l’adjectif contre le frère de l’épithète, et il lui arrive souvent de castrer violemment la syntaxe, d’une virgule affûtée, et si possible rouillée, afin d’éviter toute cicatrisation présomptueuse. C’est, évidemment, jubilatoire, et le hoquètement diastole/systole qu’il imprime à la phrase fait de la lecture de Choir une caracole hilarante. Il y a chez Chevillard une fascination pour la propension humaine à la crasse complaisance, un goût quasi sadique pour son épinglage. Chevillard tord ses habitants, leur pince la joue jusqu’au sang, puis écoute leurs grandiloquentes quérimonies, qu’il foule aussitôt en ricanant.

Car une des pierres d'achoppement est l'entêtement et son revers, le renoncement, avec, en sous-tasse, la vanité des vanités. Oui, l'homme est un lacet cassé pour l'homme, et Choir se veut le cantique des gamelles, l'épopée des crocs-en-jambes. La rage se réfugie souvent dans la salive et la salive dans l'invective; les agressions tournent au vinaigre; ici, on veut dompter, contrarier, diluer – on est servis au-delà de des désespoirs. La faune est vicieuse, la flore inepte, la roche retorse: Choir, c'est tous les jours. Alors, évidemment, la petite tribu bougonne guette un miracle, une intervention, et, tel E.T., regarde son doigt curer le nez vide d'un dieu absent. Même faire table rase semble voué à l'échec sur cet îlot instable.

Mais que fait le démiurge? Il arrivera, n'en doutez pas. Chevillard a plus d'un vaisseau païen dans sa manche. Mais, las, nous sommes engeance, cela est prouvé.

Oui, Chevillard est un peau-rouge frappadingue et rimbaldien qui nous cloue nus à ses poteaux chamaniques. Magie noire? Oui, mais qui a dit que l’encre était l’apanage du seul poulpe ?

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Eric Chevillard, Choir, éditions de Minuit, 19€

lundi 4 janvier 2010

Poésies du casse


On pourrait s’interroger sur le titre du nouveau livre de Daniel Foucard – Casse –, s’interroger et décliner ses significations, dire par exemple qu’il s’agit l’à d’un ordre, d’une invitation à la destruction ; ou d’une entreprise de recyclage de véhicules ; plus probablement d’un « coup », d’une combine, d’une malversation ; et aussi : de l’indication d’une lecture à deux niveaux, typographiquement orchestrée en haut et bas de casse, un texte majuscule chargé de la basse besogne, et un texte minuscule ayant à cœur de traiter les hautes instances. Malin, le nouveau texte de Foucard, qui sépare et accole, double et divise – et s’offre l’invisible coquetterie de n’utiliser aucun trait d’union.

Mais reprenons. Casse raconte un casse ; Casse est aussi, en soi, un casse ; Casse réinvente, par une pirouette roussélienne, la distinction caste/classe. Et nous informe que l’histoire secrète de l’humanité se confond avec la lutte des… casses.

A l’instar de l’œuvre d’art contemporaine, un casse est avant tout un dispositif, qui narre son processus et n’offre son résultat que sous la forme bourgeoise d’une plus-value. La chose est entendue, mais Foucard va nous aider à l’entendre de diverses manières, à divers degrés d’ébullition ironique.

Un désœuvré se fait un jour aborder sur un trottoir par un artiste qui a besoin de lui pour réaliser une opération complexe : un casse qui soit une œuvre d’art, à moins qu’il s’agisse du contraire. Tout cela nous est rapporté via des courriers qu’envoie ce « guetteur » à un certain Li, un contact chinois qui vit à Wuhan. Dès lors, le texte se scinde en deux niveaux, une première couche faussement narrative où nous sont détaillés les préparatifs du casse, et un PS – un post scriptum, mais sans trait d’union… – dans lequel le locuteur développe, avec un mélange de rigueur et de nonchalance, quelques théories qu’on qualifiera d’économiques : différence entre tradiste et trader, la question de l’élite, le recul du féminisme, le réveil de la Chine…

Il est aussi question d’une jeune Vietnamienne, du nom de Schème, d’une certaine Simula, d’un dénommé Basic, d’un butin de 980 000 (l’unité n’est pas précisée : preuve qu’on est, plus qu’on le croit, dans le réel, mais si mais si…). Foucard a écrit une sorte de Casse, mode d’emploi, ni plus ni moins piégé que la société dans laquelle nous vivons. Orchestré et cadencé comme un remix melvillien d’un énième Ocean 14, faussement didactique, diaboliquement naïf, Casse prend le lecteur en otage en lui laissant croire que c’est l’inverse qui a lieu, et recèle quelques renversements bien vicieux – mais amplement mérités.

Farce marxiste, polar plié en deux : Casse rappelle l’urgence qu’il y a à inventer des guetteurs.

Daniel Foucard, Casse, éditions LaureLi, 16 €