mardi 6 mai 2008

Senges de Lichtenberg

Parfois, un livre vous attend à votre chevet. Il ressemble à un pavé et, comme on est en mai, c'est forcément tentant. Il y a le Bolaño, bien sûr. Mais il y a aussi le dernier livre de Pierre Senges, Fragments de Lichtenberg (éd. Verticales). Ce dernier est si tentant, et le temps pour le lire pas encore disponible dans l'organigramme personnel, qu'on se contente de picorer. Il y aurait tout un essai à écrire sur le picorage littéraire – on s'y livre essentiellement en librairie, mais aussi chez des amis, en bibliothèque, par dessus l'épaule du voisin dans les transports en commun, on picore aussi sur le Net, bien sûr. Bref, tout ça pour dire que, picorage aidant, on constate une chose: où qu'on ouvre Fragments de Lichtenberg, on jubile. Force est de constater que Pierre Senges dépasse de cent mille coudées nos plus chouettes prosateurs. Rares sont les écrivains qui aiment autant la syntaxe, la façon d'enclencher la phrase, les fausses pistes, la formule qui vous mord la queue, le liminaire et l'infini… Senges a un sens du langage qui pourrait être pathologique mais qui est tout bonnement génial: il habite le langage comme une main tutoie un gant, en connaissance de cause du cuir et des plis. Il sait ponctuer comme Henry James et Rousseau, il a un lexique qui ravirait Nodier, une souplesse digne de John Barth, un goût des inter-titres que pourrait jalouser Vollmann. Senges sait débuter un paragraphe comme Vialatte, le détrousser comme Senges, le conclure comme Swift. Que ces comparaisons ne laissent point suggérer quelque sampling habile. Le lichtenbergien Senges sait où il va, et peu sont ceux qui donnent autant à un livre. Chaque page est une leçon d'écriture, micro und macro. On pourrait, pour stigmatiser son style, parler de "complaisance" – ce serait une fâcheuse erreur. Senges hante la grammaire de façon migratoire, certes, tel un héron s'essayant à briser sa patte dans un miroir censément liquide, et ce dans une déclinaison de l'excès, souvent parodique. Mais il tient son sujet comme un aigle agrippe sa proie. Comme Arno Schmidt, il produit, au sens noble, une œuvre infinie: au lecteur de s'y damner.

2 commentaires:

  1. Laissons tranquillement croître l'herbe sur ce sujet.
    Lichtenberg [GH 10] (trad. Charles Le Blanc)

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  2. Mon enthousiasme en achetant ce livre n'a eu d'égal que ma déception : c'est brillant, en effet, mais tellement vain. C'est fantaisiste et intelligent, mais ça tourne complètement à vide... Reste Lichtenberg, dont on (re)découvre avec bonheur certains aphorismes, et aussi quelques idées géniales très stimulantes.

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